Par Kako Nubukpo
Nous publions ici de larges extraits du livre de Kako Nubukpo, ministre togolais de la Prospective et de l’évaluation des Politiques publiques. L’ouvrage, paru en 2007 aux éditions Karthala sous un titre évocateur, «Politique monétaire et servitude volontaire», est plus que d’actualité.
Suite aux nombreuses réactions à notre article du 21 mai intitulé «La BCEAO refuse le débat sur le Franc CFA», nous avons jugé utile de présenter au lecteur ce texte fondamental de la pensée de M. Nubukpo comme pièce à rajouter au dossier polémique sur le FCFA.
La gestion du franc CFA par la BCEAO
Le franc CFA est l’une des instances de la perpétuation du lien (post)colonial entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique. La BCEAO, qui gère le franc CFA en Afrique de l’Ouest, conduit une politique monétaire peu efficace, au regard de l’absence de liaisons existant entre l’objectif de lutte contre l’inflation fixée par l’UEMOA et les instruments dont elle dispose, ses taux d’intérêt directeurs. Elle détient également des réserves de changes excessives auprès du Trésor français ; bien qu’elle soit la banque centrale de pays en développement qui comptent parmi les plus pauvres du monde, elle n’a pas pour objectif la croissance économique ; enfin, elle ne semble pas mener de réflexion sur l’opportunité du maintien d’un ancrage rigide du franc CFA à l’Euro dans un contexte de faible compétitivité à l’export des éco- nomies de l’UEMOA et d’un Euro « fort ». La structure et le fonctionnement de l’UEMOA sont fortement extra- vertis et cette extraversion explique les faiblesses de la politique monétaire de la BCEAO.
(…)
Le cas de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) 7, regroupement de huit États ayant notamment en commun l’usage du franc CFA, est éclairant : en effet, jamais une union économique et monétaire n’a suivi aussi rigoureusement les politiques dites de désinflation compétitive d’inspiration monétariste. La BCEAO qui gère la politique monétaire de l’UEMOA a pour objectif la stabilité des prix, dans le souci de préserver la valeur interne et externe de la monnaie. Depuis 1989, la politique monétaire se fonde sur un recours accru aux mécanismes de marché, consacrant l’option d’une régulation indirecte de la liquidité bancaire, en rupture avec le système d’encadrement administratif du crédit qui prévalait jusque-là. Un rôle primordial est ainsi accordé au taux d’intérêt qui devient l’instrument privilégié de la politique monétaire. On verra ici que la forte extraversion qui caractérise la structure et le fonctionnement de la zone UEMOA est à l’origine de la faible efficacité et de certains des paradoxes de la politique monétaire de la BCEAO. Des pistes d’une redéfinition souhaitable du contenu de son ancrage institutionnel et de ses objectifs sont suggérées.
Un taux de couverture de 110% auprès du Trésor français
Le rapport 2005 de la zone Franc 26 indique le montant record des réserves détenues par les banques centrales de la zone Franc auprès du Trésor français : 6 300 milliards de FCFA. Pour la seule BCEAO, les réserves représentent plus de 3 000 milliards de FCFA, soit un taux de couverture de l’émission monétaire supérieur à 110 % 27 ! Il convient de noter que les conventions du « compte d’opérations » qui lient la BCEAO et le Trésor français n’exigent qu’un taux de couverture de l’émission monétaire de 20 %. La BCEAO se prive donc volontairement, avec au minimum l’accord tacite du Trésor français, de moyens financiers conséquents potentiellement utiles à la croissance au sein de l’UEMOA et privilégie la détention de réserves de changes excessives, dont l’intérêt le plus visible est l’amélioration de sa trésorerie du fait de la rému- nération de ses dépôts.
Certains économistes 28 ont utilisé la théorie de la bureaucratie pour tenter d’expliquer la rationalité d’un tel comportement : les autorités monétaires de l’UEMOA seraient plus intéressées par le maintien de leurs privilèges personnels 29 que par la maximisation du bien-être collectif, dans un contexte d’absence de contrôle réel de la gestion de la BCEAO, illustrée par un déficit manifeste d’audit externe, heureusement réparé en 2005-2006, à la demande pressante des chefs d’État du Sénégal et du Niger.
Des banques déconnectées de la BCEAO
La très grande majorité des banques ne sont pas obligées de suivre les signaux de détente monétaires émis par la BCEAO lorsque cette dernière baisse ses taux directeurs. Elles mobilisent en cas de besoin les maisons mères à Paris pour effectuer les opérations en devises et ne rapatrient ces dernières qu’au compte-gouttes, appliquant le principe dit de novation 35. On retrouve le caractère extraverti du système monétaire et financier de la zone, ici sous la forme du comportement autonome d’acteurs bancaires avant tout contraints par des normes définies hors de leur zone d’intervention. Un tel fonctionnement du système bancaire de l’UEMOA rappelle ainsi l’économie de traite au sein de laquelle, les économies africaines produisant avant tout pour les métropoles, les banques se devaient d’assurer avant tout le bon déroulement des transactions financières qui étaient la contrepartie de ces transactions réelles.
La servitude volontaire de la BCEAO
L’inefficacité externe de la politique monétaire de la BCEAO renvoie à l’inadéquation entre l’architecture institutionnelle de la zone UEMOA (rattachement du franc CFA à l’Euro avec un taux de change fixe) et les objectifs de toute politique économique en union économique et monétaire (vocation contracyclique, réponse aux chocs asymétriques, nécessité de convergence des économies). En effet, comme on l’a vu plus haut, dans un contexte de mobilité des capitaux et de taux de change fixe, tout rattachement d’une « petite » économie à une zone ancre lui fait perdre l’autonomie de sa politique monétaire. Ainsi les dirigeants de la BCEAO sont conduits à imiter les mouvements des taux directeurs de la BCE même lorsque le cycle économique au sein de l’UEMOA ne le justifie pas. Au mieux, une telle politique est ineffi- cace, au pire, elle est nuisible. On a pu le constater au premier semestre de l’année 2000, lorsque la BCEAO, obligée d’augmenter ses taux directeurs pour suivre la hausse effectuée par la BCE pour des raisons internes à la zone Euro, a dû publier un communiqué demandant aux banques primaires de l’UEMOA de ne pas répercuter une telle hausse sur leurs taux débiteurs !
L’apparente schizophrénie des autorités monétaires de l’UEMOA s’éclaire singulièrement lorsqu’on adopte le cadre explicatif de la prééminence d’une logique d’extraversion : la libéralisation du système financier et l’adoption de standards internationaux de gestion monétaire s’effectuent autant pour se plier aux injonctions des institutions de Bretton Woods (1989 puis 1994)
que pour s’enorgueillir d’être une zone monétaire « crédible », alors même que les conditions de l’environnement ne sont pas réunies. Pour palier les conséquences désastreuses d’une libéralisation financière mal préparée, tous les subterfuges sont autorisés. On en veut pour illustration la persistance du « programme monétaire » : en effet, avant la libéralisation du système financier, l’encadrement du crédit bancaire dans l’UEMOA exigeait que la BCEAO attribue à chaque pays un volume prévisionnel de crédit à octroyer par le système bancaire dudit pays à son économie au cours d’une année donnée. Cet exercice était effectué tous les mois de novembre lors d’une réunion appelée « programme monétaire », qui consacrait à juste titre une gestion par les quantités (volume de crédit alloué aux différents systèmes bancaires nationaux) dans un contexte où les prix (taux d’intérêt) n’avaient que peu de portée. Or, du fait du constat de l’échec patent de la libéralisation financière 36, les réunions de « programme monétaire » se poursuivent et conti- nuent d’attribuer des volumes de liquidités à accorder par les systèmes ban- caires nationaux à leurs économies. On se retrouve donc dans un système où la gestion par les prix (taux d’intérêt) est théoriquement chargée de réguler le volume des liquidités bancaires, mais où en réalité, l’ancien système d’enca- drement du crédit perdure.
Le paradoxe est saisissant, qui voit des autorités monétaires afficher leur libéralisme, et fixer à la fois les prix et les quantités 37. Cet héritage monétaire issu de la période coloniale est conservé en l’état par les dirigeants africains des pays de la zone Franc. Ces derniers privilégient la supériorité de la légi- timité internationale sur la légitimité interne en termes de normes, d’idées, de règles jugées « bonnes », « justes » ou « légitimes ». Cette hiérarchie est lourde de conséquences et a conduit certains économistes à demander aux pouvoirs publics africains de sortir de la « répression monétaire » 38 ou du « piège monétaire » 39.
En conclusion
(…) Ainsi, à l’incapacité d’assumer la gouvernance d’une zone monétaire reçue en héritage et gérée en fonction de critères extérieurs aux ressorts des économies africaines s’ajoutent désormais un quitus et un brevet de bonne gouvernance décernés à une institution monétaire incapable d’affronter les défis d’une mondialisation exigeante. La bienveillance des «conseillers» français lors du processus de réforme conduisant à l’indépendance de la BCEAO 41 prouve à l’envi qu’en matière monétaire, la Françafrique est toujours une réalité