Par Cheikhna Bounajim Cissé
« Une vision qui ne s’accompagne pas d’action n’est qu’un rêve; une action qui ne découle pas d’une vision, c’est du temps perdu; une vision suivie d’action peut changer le monde. »
Nelson MANDELA
En dédiant l’incipit de ce chapitre au « gardien de but de l’Afrique »[1], MADIBA, j’ai voulu rendre hommage à cette icône de l’humanité, qui s’est sacrificiée au point de ne jamais se départir de sa vision de « construire une nation arc-en-ciel ».
Son exemple montre qu’une vision commune, portée par un leader reconnu, exerce une influence motivante, en aidant la population à suivre la bonne voie, comme une étoile par une nuit noire. La littérature sur la vision est assez prospère. Pour y accéder, nous allons nous inspirer essentiellement des travaux de recherche de Nicolas EDERLE qui propose une approche unifiée. Dans le sillage de l’épigraphe, la vision serait ainsi définie « comme étant la perception d’un futur attractif de l’organisation et/ou d’un ensemble d’éléments composant son environnement. Cette perception se fonde sur la connaissance du présent. Mais elle ne s’en extrapole pas pour autant, et fait appel tant à un certain recul qu’à une créativité mêlée de clairvoyance. Enfin, elle est orientée vers l’action »[2]. Elle donne une orientation aux objectifs et privilégie les cibles adressées. Pour Sir Arthur EDDINGTON, Prix Nobel de physique, « nous ne croyons nos yeux qu’autant que nous avons la conviction préalable que ce qu’ils semblent nous apprendre est croyable ». L’école entrepreneuriale (Schumpeter, Drucker, Kets de Vries et Miller, Bennis, …) préconise son ancrage dans le champ du leadership. Pour Ahlstrand et al., « la vision est une représentation mentale de la stratégie créée ou du moins exprimée dans l’esprit du leader »[3]. Dans ce cas, l’organisation s’adapte à la vision de son dirigeant. Mais à l’échelle d’une nation démocratique, où l’alternance politique est de règle, la vision a besoin d’être partagée par le plus grand nombre de citoyens pour susciter l’adhésion. Snyder et Graves nous offrent le mode d’emploi : « La vision est la capacité de voir le présent tel qu’il est et à formuler un futur en tenant compte de ce présent.
Ce large survol de la sémantique nous a paru nécessaire pour contextualiser le concept de la vision. Nos pères de l’indépendance avaient toujours un rêve qu’ils ont matérialisé avec des signes forts comme les symboles de l’Etat, une devise, un drapeau national, la construction d’une Afrique unie. Au Mali, il a fallu attendre la troisième république, amenée par l’avènement du multipartisme, pour bâtir une vision structurée, pensée et réfléchie de l’avenir du pays à l’échelle d’une génération (2000-2025). Mais, malheureusement, le document final a rejoint la longue liste des rapports à dire d’experts dans les tiroirs des gouvernants.
En 2012, l’Harmattan malien a balayé le peu de communication et d’enthousiasme créés autour de cette vision. Cette bourrasque qui a suscité un tsunami émotionnel dans le monde entier, a surtout démontré que le véhicule Mali avait au moins trois gros problèmes : un problème de frein, un problème de moteur et un autre de direction.
Le frein ? Depuis son élection en 2002 jusqu’à sa chute en 2012 à la faveur d’un putsch militaire, le Président élu avait fait du « consensus politique »[1] sa marque de fabrique. Ce modèle de gestion fût, en son temps, salué par plus d’un, au Mali, en Afrique et dans le monde libre. Mais, très tôt, il montra ses limites à l’intérieur de ses propres frontières: une opposition presque inexistante, des institutions fragiles et des structures de contre-pouvoirs limitées. Le véhicule Mali n’avait donc que l’accélérateur qui fonctionnait ; les temps de pause et d’arrêt étaient presque inexistants.
Le moteur ? Le Mali a vécu, pendant deux décennies, de contraignants programmes d’ajustement structurel (PAS) qui ont mis le pays à genou avec à la clé un lourd passif économique et social. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour voir la mise en place des programmes inclusifs, mais toujours sous le contrôle des Institutions de Bretton Woods, dont le but principal est de réduire la pauvreté engendrée en grande partie par les conséquences désastreuses des précédents PAS. Or, il est prouvé que lorsque vous changez d’habits, au fond vous ne changez pas ; vous changez simplement la façon dont les gens vous regardent. Résultat des courses : en 2013, malgré les PAS « nouvelle formule », le Mali fait toujours partie des pays les moins avancés de la planète. Il pointe au 6ème rang du classement mondial de la pauvreté ! En vérité, le moteur de notre véhicule est grippé. Notre logiciel de développement – ou du moins celui qu’on nous a imposé ou qu’on a choisi ; qu’importe d’ailleurs l’un des deux – n’est pas en phase ni avec les aspirations profondes du peuple malien, ni avec l’évolution du monde. Sinon, comment comprendre qu’on impose une posture d’ « Etat gendarme » à nos pays alors que ceux qui font la prescription, leur population et leurs gouvernants, signent chez eux le grand retour de l’Etat dans les affaires ? A coup de milliards de dollars, d’euros,…on fait l’apologie de l’ « Etat providence » en Europe : intervention massive de l’Etat pour sauver les banques, les industries, création de structures publiques, protection du marché local, présence dans le conseil d’administration d’entreprises privées,etc. Bref, tout y passe. Tout, sauf ce qu’on nous impose ou propose. Et, on n’est pas loin du passage de témoin entre une Chine dite « communiste » qui se privatise et une Europe dite « libérale » qui s’extrémise. C’est dire donc que le logiciel de développement du Mali est en panne. Insister à le maintenir ou même à le retoucher, c’est condamner notre peuple à la misère. Tenez, la Banque Mondiale – principal prescripteur avec le FMI des PAS – a estimé que si le Mali continue avec le même rythme d’investissement, il va falloir plus de 50 ans pour que le pays comble son déficit en infrastructures publiques. Je vous le traduis autrement. Dans un pays, comme le Mali, où l’espérance de vie dépasse à peine les 50 ans, ce serait deux générations de maliens qui ne mangeraient pas à leur faim, qui auraient un accès limité à la santé, à l’éducation.
au logement, à l’emploi et dont les villages, faute de routes praticables, resteront coupés du reste du monde le temps d’un hivernage ou d’un harmattan. Cette assertion de la Banque Mondiale n’a pas été faite dans un confessional, dans leurs bureaux feutrés aux rideaux baissés; ça a été dit, écrit, et publié sur internet[1]. Convenons, qu’il est difficile d’être plus transparent sur le sujet. Et ce n’est qu’un exemple, non choisi, parmi tant d’autres. La récente crise militaro-civile a démontré qu’en réalité les gouvernants maliens étaient assis à l’arrière d’un véhicule qui ne démarrait pas[2], ou s’il démarre avait de la peine à avancer.
Et la direction ? Il est arrivé un moment, pas plus tard que sous la Transition et même bien avant, bon nombre de citoyens maliens et d’observateurs de la scène politique malienne s’interrogeaient : Y-a-t-il quelqu’un à la commande du gouvernail Mali ? Ce questionnement revenait comme une psalmodie tant les « commandants de bateau » étaient nombreux, les atermoiements habituels et les dérapages fréquents.
Pour rester toujours dans la métaphore de l’automobile, je vous livre le regard critique de cet enseignant et chercheur malien, Aboubacrine Assadek Ag Hamahady: « Le Mali ressemble à un vaste champ. On espère sur une bonne récolte sans couper au préalable les mauvaises herbes, sans lutter contre les oiseaux prédateurs et les criquets. En plus, ce champ foisonne de serpents au point de ne plus savoir où mettre les pieds. Après chaque révolution dans le pays, nous faisons le plein du réservoir de la même vieille voiture, ayant procédé à de toutes petites retouches sur la carrosserie, en gardant toujours l’espoir que cette carcasse ira loin et qu’elle pourra rattraper les autres, voire décrocher le rallye Paris-Dakar. Certes la carcasse brille un peu, mais nous oublions que le moteur est pourri. Voilà pourquoi tous les 20 ans, plutôt sur chaque 20 km, la bagnole tombe en panne très grave. Les hommes politiques que nous voyons toujours sur scène sont tous des mécaniciens. Ces derniers gagnent toujours gros en faisant semblant de la réparer. Ainsi donc, ils ne souhaitent jamais une nouvelle voiture sur la piste, car dans ce cas il y aura moins de réparations et beaucoup de mécaniciens seront en chômage. »[3] Ce point de vue est autant pertinent car, non seulement il résume bien la situation, mais il schématise également assez sobrement le drame malien. Ces « mécaniciens » prospèrent grâce à un quasi-verrouillage du système qu’ils ont orchestré, mais aussi à cause de l’analphabétisme et du dénuement de la majorité silencieuse, dont la conscience est somme toute facile à acheter à la veille des échéances électorales par quelques billets de banque, des tee-shirts, des tissus et des paquets de thé.
Ce décryptage allégorique est un raccourci de la longue liste de surprises, pas toujours agréables, auxquelles le Mali a pu être exposé du fait de l’absence de vision, ou plus précisément d’une vision mal conçue, mal partagée et qui n’aurait pas été suivie d’actions durables. L’une des paroles de sagesse du Dalaï Lama nous enseigne ceci : « quand on perd, on ne doit pas perdre la leçon ». C’est pour cette raison, que nous proposons de rectifier le tir pendant qu’il est encore temps.
Nous ne voulons pas que le Mali soit pris en otage dans les tenailles d’un passé difficile et d’un présent peu lisible ; et que les générations futures soient obligées de payer une forte rançon pour libérer leur pays.
[1] – La comparaison des besoins de dépense avec le total des dépenses actuelles et des gains d’efficacité potentiels fait apparaître un écart de financement d’environ 283 millions de dollars EU par an, soit 5,1 % du PIB, principalement dans le domaine de l’eau et assainissement, et, dans une moindre mesure, des transports. Il faudra probablement plus de dix ans au Mali pour atteindre les objectifs infrastructurels. Dans l’hypothèse d’un maintien de la dépense et de l’efficacité actuelle, il lui faudrait plus de 50 ans. Néanmoins, en combinant une augmentation du financement, une amélioration de l’efficacité et des innovations destinées à réduire les coûts, il serait possible de ramener ce délai à 15 ans. (Source : Banque Mondiale, Africa Infrastructure Country Diagnostic (AICD), en français Diagnostic des infrastructures nationales en Afrique, Rapport Pays, Infrastructure du Mali: Une perspective continentale, Cecilia M. Briceño-Garmendia, Carolina Dominguez et Nataliya Pushak. Washington, Juin 2011, http://www.infrastructure.africa.org).
[2] – L’expression est inspirée de celle de l’homme politique français, François GOULARD qui disait: « Être ancien ministre, c’est s’asseoir à l’arrière d’une voiture et s’apercevoir qu’elle ne démarre pas ». Cette phrase lui a valu d’être primé lauréat du Grand prix 2012 du Press Club, Humour et Politique. (Source : Wikipédia)
[3] – Source : Parti en exil à Dakar : Des internautes commentent pour nous le départ d’ATT.
[1] – « Après mon élection en 2002, j’ai proposé à la classe politique malienne une gestion consensuelle du pouvoir dont la philosophie essentielle tient en cette formule : gouverner ensemble, dans le respect de nos différences ». Ce sont là les propos du président Amadou Toumani TOURE (ATT), candidat indépendant, porté au pouvoir par une partie de la société civile et de partis politiques, à l’occasion de son entrée à l’Académie des sciences d’Outre-Mer à Paris, le 26 octobre 2007. (Source : Denis KONE, Dossier, Le consensus politique de 2002 A 2007, La camisole de force d’ATT, 18 juin 2010, http://www.bamanet.net/index.php/actualite/les-echos/9532-dossierle-consensus-politique-de-2002-a-2007la-camisole-de-force-datt.html).
[1] – Formule empruntée au sculpteur sénégalais, Ousmane SOW qui voudrait dire rempart, pilier. L’artiste expose du 15 juin au 15 septembre 2013 à la citadelle et au musée des Beaux-Arts de Besançon (France), presque toutes ses œuvres dont la sculpture géante de Nelson MANDELA, appartenant à la série en cours de création « Merci – Les grands hommes », présentée pour la première fois au public. En vêtements de gardien de but de l’Afrique, Mandela fait un « geste de la main droite pour écarter les chefs d’Etat africains pourris », explique Ousmane SOW, connu pour ses statues monumentales créées avec une pâte granuleuse particulière, faite de matériaux divers. (Source : Sculpture: dernière exposition d’Ousmane Sow en France, 15 juin 2013, http://tempsreel.nouvelobs.com/culture/20130615.AFP6310/sculpture-derniere-exposition-d-ousmane-sow-en-france-avant-son-retour-au-senegal.html).
[2] – Source : Nicolas EDERLE, Vision et pilotage de l’entreprise, CREPA, cahier de recherche n° 64, 2001.
[3] – Source : Ahlstrand (B.), Lampel (J.) et Mintzberg (H.), Safari en pays Stratégie, Village mondial, 1998.