Les symboles ont la vie dure. En dépit de sa conception patrimoniale du pouvoir et des nombreux témoignages relayés par les grands médias sur sa supposée dérive dictatoriale, Robert Mugabé, président en exercice de l’Union Africaine depuis vendredi 30 janvier, symbolise toujours le combat nationaliste africain. D’où sa popularité dans les milieux modestes comme dans les cercles intellectuels du continent noir lesquels, tout en regrettant que Mugabé ne soit pas Mandela, lui reconnaissent un certain courage, un certain patriotisme, fut-il suicidaire, qui tranche avec la posture consensuelle des leaders africains.
Les incessantes rodomontandes des pays européens et américains contre Mugabé interpellent les africains. Ces puissances du monde libre qui avaient pourtant fermé les yeux sur la politique segrégationniste de l’ex Rodhésie et s’étaient accommodés avec le principe des élections raciales et des statuts de sous hommes dévolus aux indigènes, pointent du doigt un régime qui ne saurait prétendre au statut de démocratie exemplaire mais n’en reste pas moins régi par une constitution et des élections régulières et transparentes si tant qu’un scrutin supervisé par les observateurs de l’UA et boycotté par ceux de l’UE peut être pris au sérieux.
Arrivé au pouvoir le fusil à l’épaule en 1980 au terme d’une guerre de libération contre le régime ségragationniste d’Ian Smith, qui voulait maintenir la minorité blanche au pouvoir, Mugabé avait promis à la majorité noire l’accès aux terres agricoles confisquées par la colonisation. Il faut dire que les accords de Lancaster House signés à l’arraché, le 21 décembre 1979 à Londres, avaient vu Margaret Tatcher s’engager sur un certain nombre de points dont l’indemnisation des fermiers blancs qui viendraient à perdre leurs terres dans le cadre de la politique de redistribution au terme d’un moratoire de dix ans. Mugabé, l’ancien prisonnier (dix ans derrière les barreaux) avait négocié point par point cette indépendance chèrement acquise.
Sur cette question de la réforme foncière, le professeur Abderrahmane Ngaidé, nous donnait son point de vue en 2013 au terme d’un voyage d’études documenté au Zimbabwé. « Depuis deux ans que je visite le Zimbabwe et que je m’intéresse à la question du foncier dans cette partie de l’Afrique, je puis vous dire que la réforme s’imposait. Elle a permis aux «indigènes» (les citoyens du Zimbabwée) d’accéder aux terres longtemps accaparées par les fermiers blancs. Il ne faut pas oublier que le Zimbabwe était une colonie de peuplement avec tout ce que cela sous-entend comme «agression», organisation séparée, accaparement de tout, racisme et stigmatisations. Il fallait rompre avec cette réalité qui traînait quelques tares héritées de la colonisation et de l’apartheid. Il n’est pas inutile de rappeler aussi que 4500 fermiers blancs concentraient entre leurs mains environ 30% des terres cultivables. Il fallait donc procéder à une rupture radicale pour permettre aux Zimbabwéens noirs d’accéder à leurs «terres» parce que tout simplement en visitant les fermes vous vous rendez compte de la réalité que vivait ce peuple sur ses propres terres natales. Je ne vais pas tomber dans le versant nationaliste de cette réforme, mais je puis vous dire qu’elle s’imposait. Il fallait oser le faire et l’entériner avec la poigne qu’elle exige et les conséquences qui en découlent ».
Il faut dire que, contrairement aux images véhiculées par les médias, « beaucoup de fermiers blancs ont accepté la réforme en rétrocédant quelques arpents des terres qu’ils occupaient, d’autres ont résisté ou sont partis soit en Zambie, soit en Afrique du sud. Audelà des droits humains bafoués -que je condamne bien sûr- par le régime de Mugabe, les massacres des deux côtés, les Zimbabwéens jugent la réforme réussie, même si par ailleurs nous pouvons constater d’énormes irrégularités dans la redistribution des terres prises aux Blancs. Beaucoup de fermiers noirs rencontrés déplorent aussi le peu d’argent qu’ils peuvent avoir pour renforcer leur assise. Les paysans qui exploitent des surfaces moins importantes se plaignent de la rareté des crédits. Mais tout cela peut être mis sur le compte des conséquences des sanctions économiques et de la dévaluation de la monnaie nationale, au point que c’est le Dollar américain qui circule aujourd’hui. Mais je pense bien que la situation est stable. Et en visitant quelques fermes et quelques parcelles, on se rend compte, malgré les sanctions économiques de la communauté internationale, l’agriculture est en train de revivre, les productions suivent et quelques nouveaux jeunes capitalistes apparaissent. Beaucoup de choses restent, certainement, à faire mais on voit poindre une satisfaction ».
Bien évidemment, ces réformes ont eu un coup terrible sur l’économie zimbabwéenne. Les sanctions économiques ont pesé sur le pays et sa monnaie qui a battu tous les records de dépréciation. Au risque de faire dire à certains que Mugabé à posé une bonne question (l’accaparement des terres par une minorité) mais y a apporté une mauvaise réponse à l’image de tous les nationalistes africains dans leurs tentatives d’émancipation et leurs efforts pour développer leurs pays. Réélu pour cinq ans en 2013, Robert Mugabé pourrait définitivement rater sa sortie du pouvoir s’il décidait d’introniser sa femme, Grace Mugabé, à sa place. En attendant, il permet à l’Union Africaine, financée en grande partie par les bailleurs, de s’affranchir un peu de la tutelle européenne au moment même où elle tend la sébile pour demander le financement de la lutte contre Boko Haram et contre Ebola.