Par Raphael NKOLWOUDOU AFANE, Docteur en droit (Université Paris Cité, anciennement Paris V, René Descartes, Avocat de formation (EFB Paris), Juriste spécialisé en droit du numérique.
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L’Afrique est à un tournant décisif de son histoire économique. Alors que le continent s’engage résolument vers la libre circulation des biens et des personnes, via des initiatives comme la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF), l’intégration des systèmes de paiement apparaît comme un pilier indispensable. Les Systèmes de Paiement Instantané (SPI) offrent une opportunité unique de fluidifier les transactions transfrontalières, de stimuler le commerce intra-africain et d’inclure des millions de personnes encore exclues des circuits financiers formels.
Cependant, pour que cette révolution soit pérenne et sécurisée, l’harmonisation des cadres juridiques et réglementaires, en particulier en matière de « vérification d’identité et d’intégrité des clients (KYC) », doit devenir une priorité collective.
1. Le KYC (Know Your Customer) : un enjeu de confiance et de sécurité dans les SPI
Les SPI reposent sur la rapidité et la fiabilité. Or, sans un cadre robuste de vérification des identités, ces systèmes risquent de devenir des vecteurs de fraude, de blanchiment d’argent ou de cybercriminalité. En Afrique, où près de 500 millions d’adultes restent non bancarisés, le défi est double :
– Identifier les clients dans des contextes où les systèmes nationaux d’enregistrement (état civil, cartes d’identité) sont hétérogènes ou fragmentés.
– Garantir l’intégrité des données malgré la diversité des infrastructures technologiques et des niveaux de maturité réglementaire.
Une approche harmonisée du KYC permettrait de mutualiser les ressources, de standardiser les exigences (comme le niveau de vérification pour les transactions transfrontalières) et de renforcer la confiance entre les pays. Des solutions innovantes, comme l’identification biométrique ou les portefeuilles numériques interopérables (à l’image du Système panafricain de paiement et de règlement – PAPSS), pourraient servir de socle.
2. Harmoniser les standards KYC : vers une interopérabilité continentale
Aujourd’hui, chaque pays ou union régionale (UEMOA, SADC, etc.) applique ses propres règles KYC, créant des barrières invisibles. Par exemple :
– Un client vérifié au Nigeria via son numéro d’identification national (NIN) peut ne pas être reconnu au Kenya, où le système Huduma Namba domine.
– Les exigences de documentation varient, compliquant l’accès aux SPI pour les PME et les travailleurs transfrontaliers.
Une norme KYC panafricaine, élaborée sous l’égide d’instances comme la Banque africaine de développement (BAD) ou l’Association des banques centrales africaines, serait un levier puissant. Cette norme pourrait :
– Définir un seuil minimal de vérification d’identité pour les transactions de faible montant (aligné sur les directives de lutte contre le blanchiment).
– Reconnaître mutuellement les systèmes d’identification nationaux fiables.
– Encourager l’adoption de technologies décentralisées (blockchain, IA) pour sécuriser les données sans entraver la rapidité des SPI.
3. Régulation collaborative : concilier souveraineté et intégration
Les régulateurs africains sont confrontés à un dilemme : protéger leur marché tout en s’ouvrant à l’intégration continentale. Pour y répondre, une approche graduelle et collaborative est nécessaire :
– Créer des cellules de supervision conjointes chargées de surveiller les SPI transfrontaliers et de partager les alertes en temps réel.
– Harmoniser les sanctions en cas de non-respect des règles KYC, afin d’éviter les arbitrages réglementaires.
– Impliquer le secteur privé (fintechs, opérateurs mobiles) dans la co-construction des standards, en s’appuyant sur leur agilité technologique.
Des initiatives comme la Convention de l’UA sur la cybersécurité et la protection des données (2014) doivent être actualisées pour inclure les spécificités des SPI et du KYC numérique.
4. Innovation technologique et inclusion : un équilibre à trouver
L’Afrique est un laboratoire mondial de l’innovation financière (mobile money, cryptomonnaies). Les SPI doivent capitaliser sur cet écosystème dynamique, sans sacrifier la rigueur du KYC. Des pistes concrètes :
– Intégrer les SPI aux plateformes de mobile money (comme M-Pesa ou Orange Money), en utilisant les données existantes des clients pour accélérer les vérifications.
– Expérimenter des identités digitales supranationales, adossées à des infrastructures cloud sécurisées et respectueuses de la vie privée.
– Former les populations et les institutions aux enjeux du KYC, via des campagnes panafricaines d’éducation financière.
Conclusion : le KYC, pierre angulaire de l’Afrique intégrée
Sans harmonisation des règles KYC, les SPI resteront un patchwork de solutions locales, incapables de soutenir l’ambition d’un marché continental unifié. Les États, les banques centrales et les acteurs privés doivent urgemment :
1. Dialogue : créer des forums permanents pour aligner les réglementations.
2. Investir : dans des infrastructures d’identification numériques interopérables.
3. Innover : en faisant du KYC un atout, et non une contrainte, pour l’inclusion financière.
L’Afrique a les moyens de devenir un modèle de gouvernance financière agile, où la libre circulation des paiements accompagne celle des biens et des personnes. Le temps est venu de transformer les frontières réglementaires en passerelles.
Cas pratique : Le PAPSS sur le corridor Kenya-Nigeria, un modèle d’intégration KYC et de succès opérationnel
Le Système panafricain de paiement et de règlement (PAPSS), lancé en 2022 sous l’impulsion de l’Afreximbank, illustre concrètement comment l’harmonisation des règles KYC et des infrastructures financières peut transformer les échanges transfrontaliers. Le corridor Kenya-Nigeria, l’un des plus dynamiques d’Afrique, en est la preuve : avec un volume d’échanges bilatéraux estimé à plus de 600 millions de dollars annuels (Source : Banque mondiale, 2023), il concentre à la fois les défis et les opportunités des paiements instantanés.
Avant le PAPSS : un parcours du combattant
Avant l’arrivée du PAPSS, une transaction entre un exportateur kényan et un importateur nigérian impliquait :
1. La conversion du shilling kényan en dollars (via des banques intermédiaires européennes ou américaines), générant des frais de 3 à 5% par transaction.
2. Des délais de 2 à 5 jours ouvrables, avec des risques de fluctuations de change.
3. Des procédures KYC redondantes : vérification séparée par les banques des deux pays, malgré la reconnaissance mutuelle limitée des documents d’identité nationaux.
Résultat : les PME et les commerçants informels, représentant 70% des échanges sur ce corridor, préféraient souvent recourir à des réseaux parallèles (transferts d’argent informels ou paiements en espèces), exposant les acteurs à des risques de fraude.
Le PAPSS en action : KYC harmonisé et gains concrets
Depuis son déploiement sur le corridor Kenya-Nigeria, le PAPSS a résolu plusieurs goulets d’étranglement grâce à une approche collaborative du KYC :
– Reconnaissance mutuelle des identifiants nationaux : Le système accepte le Huduma Namba (Kenya) et le National Identification Number (NIN) (Nigeria) comme preuves d’identité pour les transactions jusqu’à 10 000 USD, réduisant les vérifications redondantes.
– Base de données centralisée sécurisée : Les informations KYC des clients enregistrés par les banques partenaires (comme Equity Bank Kenya et Zenith Bank Nigeria) sont partagées via une plateforme blockchain, permettant des vérifications en temps réel tout en respectant les réglementations locales sur la protection des données.
– Conversion directe des devises : Le PAPSS élimine le passage par le dollar, réduisant les coûts à moins de 1% par transaction et les délais à 90 secondes en moyenne.
Résultats tangibles (2023-2024) :
– +40% de transactions formelles enregistrées sur le corridor en un an.
– 35 000 PME nigérianes et kényanes intégrées au système, selon l’Afreximbank.
– Une réduction de 60% des litiges liés à des identités frauduleuses, grâce à l’interopérabilité KYC.
Défis persistants et enseignements
Malgré ces avancées, le PAPSS doit encore relever des défis sur ce corridor :
– Divergences résiduelles : Certains États nigérians exigent encore des documents physiques pour les transactions élevées (>10 000 USD), freinant la pleine digitalisation.
– Sensibilisation limitée : Seuls 15% des commerçants informels utiliseraient activement le système, par méconnaissance ou méfiance envers les procédures KYC.
Pour y répondre, le PAPSS et ses partenaires ont lancé en 2024 :
– Un programme de formation ciblant les associations de commerçants transfrontaliers, avec des démonstrations en swahili, haoussa et yoruba.
– Une collaboration avec les gouvernements pour digitaliser les registres de commerce informel, en liant les identifiants PAPSS aux licences professionnelles locales.
Leçon pour l’Afrique : le KYC comme levier, non comme barrière
Le succès du PAPSS sur le corridor Kenya-Nigeria prouve qu’une approche pragmatique et graduelle de l’harmonisation KYC est possible. En mutualisant les infrastructures tout en respectant les spécificités nationales, le système a montré que :
– La confiance entre pays passe par la transparence des processus de vérification.
– Les identifiants nationaux, combinés à des technologies décentralisées, peuvent servir de socle à une identité financière panafricaine.
Selon M. Mike Ogbalu III, PDG du PAPSS (2024) : « Le PAPSS n’est pas qu’un outil technique : c’est un pont entre les législations. Sur le corridor Kenya-Nigeria, nous avons appris que l’harmonisation KYC nécessite un dialogue permanent entre régulateurs, mais rapporte dix fois plus en croissance partagée.»