Par Loic Ndolo.
L’Afrique est aujourd’hui considérée comme l’un des continents les plus prometteurs pour l’innovation financière digitale. Pourtant, au sein même de ce continent, des disparités flagrantes existent entre les différentes régions. Alors que les fintechs d’Afrique anglophone et d’Afrique du Nord attirent massivement les investissements internationaux, les zones CEMAC (Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale) et UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine) accusent un retard considérable. Ce paradoxe est d’autant plus frappant que ces deux zones bénéficient théoriquement d’un avantage compétitif : leur arrimage à l’euro via le franc CFA, censé garantir une stabilité monétaire propice aux investissements.
Cet article examine les raisons pour lesquelles ces zones monétaires intégrées, loin de favoriser l’éclosion d’un écosystème fintech dynamique, semblent au contraire constituer un frein à son développement. Nous analyserons comment la politique monétaire restrictive menée par les banques centrales régionales (BCEAO et BEAC) entrave l’innovation financière et limite les opportunités d’intégration aux systèmes financiers internationaux.
I. Le paradoxe des zones CEMAC et UEMOA : intégration monétaire mais cloisonnement financier
A. Une monnaie stable mais un environnement rigide
Les zones CEMAC et UEMOA partagent une caractéristique commune : l’utilisation du franc CFA, une monnaie arrimée à l’euro par un taux de change fixe (1 € = 655,957 FCFA). Cette stabilité monétaire, souvent présentée comme un atout majeur pour attirer les investissements, ne s’est pourtant pas traduite par un développement significatif du secteur fintech dans ces régions.
Selon une étude de la Banque mondiale (2023)¹, les pays de la zone franc affichent un taux de pénétration des services financiers formels de seulement 34 % en moyenne, contre 48 % dans les pays anglophones d’Afrique subsaharienne. Cette disparité existe malgré une inflation historiquement plus faible dans les zones CFA (3,1 % en moyenne sur la période 2015-2023 contre 7,8 % dans les pays non-CFA d’Afrique subsaharienne).
En effet, malgré cette intégration monétaire apparente, on observe un cloisonnement financier paradoxal. Les deux unions monétaires fonctionnent comme des entités hermétiques, non seulement vis-à-vis de l’extérieur mais également entre elles, malgré l’utilisation d’une monnaie nominalement identique.
B. Des barrières économiques plutôt que des opportunités
Contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’une zone monétaire intégrée, les régions CEMAC et UEMOA ont développé des barrières économiques qui entravent la libre circulation des capitaux et des services financiers. Ce phénomène s’observe à plusieurs niveaux :
- Restrictions strictes sur les mouvements de capitaux transfrontaliers
- Surveillance excessive des transactions en devises
- Procédures administratives lourdes pour les opérations financières internationales
- Absence de reconnaissance mutuelle des agréments financiers entre pays
Selon un rapport de la CNUCED (2023)², le coût moyen d’une transaction transfrontalière entre deux pays de la zone UEMOA reste 4,2 fois plus élevé qu’une transaction équivalente au sein de l’Union européenne, et 2,3 fois plus élevé qu’entre pays membres de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC).
Ces barrières créent un environnement défavorable à l’innovation financière et à l’émergence de fintechs compétitives à l’échelle continentale ou mondiale.
II. Le contrôle monétaire excessif comme frein à l’innovation financière
A. La répression monétaire exercée par les banques centrales
Les banques centrales des zones CEMAC (BEAC) et UEMOA (BCEAO) exercent un contrôle particulièrement strict sur la politique de change. Cette répression monétaire se traduit par :
- Une traçabilité quasi totale des transactions en devises
- Des autorisations préalables pour de nombreuses opérations financières
- Des limitations sur les montants transférables
- Une surveillance accrue des flux financiers internationaux
Les règlements des changes en vigueur dans les deux zones exigent une documentation exhaustive et une déclaration préalable pour pratiquement toute transaction impliquant des devises étrangères. Selon une enquête menée par le FMI (2024)³, 86 % des opérateurs économiques dans ces régions considèrent que les restrictions aux opérations de change constituent l’obstacle principal à leur développement international, contre seulement 34 % dans les économies voisines non membres de la zone franc.
Cette politique, motivée par la volonté de maintenir la stabilité monétaire et de prévenir les fuites de capitaux, aboutit paradoxalement à étouffer l’innovation dans le secteur financier.
B. Des barrières à l’entrée prohibitives
L’UEMOA et la CEMAC ont fixé des seuils d’entrée particulièrement élevés pour les services de paiement, créant ainsi une barrière artificiellement haute pour les startups innovantes. Ces exigences se manifestent par :
- Des capitaux minimums disproportionnés par rapport à la taille des marchés
- Des garanties financières excessives pour obtenir les agréments
- Des procédures d’autorisation longues et coûteuses
- Une documentation technique et administrative souvent redondante
À titre d’exemple, l’instruction n°008-05-2015 de la BCEAO exige un capital minimum de 300 millions FCFA (environ 457 000 €) pour les établissements de monnaie électronique, quand le Kenya requiert l’équivalent de 60 000 € pour une licence similaire⁴. En CEMAC, le règlement COBAC R-2005/02 impose 150 millions FCFA (environ 229 000 €) de capital minimum pour les établissements de paiement, soit près de quatre fois plus que les exigences ghanéennes pour des services équivalents.
C. L’opacité des normes interbancaires
Un autre obstacle majeur réside dans l’opacité des normes interbancaires régionales. Les protocoles d’échange, les formats de données et les procédures d’intégration aux systèmes de compensation ne sont souvent pas clairement documentés ou accessibles aux fintechs. Cette situation crée une asymétrie d’information qui :
- Complique l’intégration technique aux infrastructures financières existantes
- Ralentit le développement de solutions innovantes compatibles avec l’écosystème
- Augmente les coûts de mise en conformité et d’interopérabilité
- Décourage les investisseurs face à l’incertitude technique et opérationnelle
Une étude du cabinet McKinsey (2023)⁵ estime que le temps moyen d’intégration technique d’une fintech aux systèmes interbancaires est de 24 mois en UEMOA, contre 9 mois au Nigeria et 7 mois au Kenya.
D. L’absence de passerelles financières
Un des obstacles majeurs au développement des fintechs dans ces régions est l’absence quasi totale de passerelles financières, tant avec l’extérieur qu’à l’intérieur même des zones monétaires. Même les filiales d’une même banque implantées dans différents pays des zones CEMAC ou UEMOA rencontrent des difficultés pour intégrer leurs systèmes et proposer des services transfrontaliers fluides. Cette fragmentation rend extrêmement difficile la mise en place de services financiers innovants à l’échelle régionale.
III. Les conséquences sur l’écosystème fintech
A. Un déficit d’innovation financière
Le cadre réglementaire restrictif des zones CEMAC et UEMOA a pour conséquence directe un déficit notable d’innovation financière. La dernière véritable innovation financière adoptée à grande échelle dans ces régions reste le mobile money, un service qui existe depuis plus d’une décennie sur le continent.
L’Observatoire de l’inclusion financière en Afrique (2024)⁶ a établi un indice d’innovation financière qui classe les pays selon le nombre et la sophistication des services financiers numériques disponibles. Sur une échelle de 0 à 100, les pays de l’UEMOA obtiennent un score moyen de 34,2 et ceux de la CEMAC 29,7, loin derrière le Kenya (78,5), le Nigeria (72,1) ou le Ghana (65,4).
Pendant ce temps, d’autres pays africains comme le Ghana, le Kenya et le Nigeria ont considérablement progressé dans la sophistication de leurs services financiers numériques :
- E-banking avancé : des plateformes bancaires entièrement digitales avec une expérience utilisateur comparable aux standards internationaux
- E-lending : solutions de crédit digital utilisant des algorithmes d’évaluation alternatifs pour les personnes sans historique bancaire traditionnel
- Solutions de paiement transfrontalières : services permettant des transactions fluides entre différents pays et zones monétaires africaines
- Applications de transfert et paiement instantanés : connectées directement aux plateformes de compensation internationales
- Paiements via cartes virtuelles : intégration aux réseaux internationaux comme Visa et Mastercard
Le rapport GSMA * »State of the Industry: Mobile Money 2024″*⁷ révèle que les pays de la zone franc comptent en moyenne 2,1 services financiers numériques innovants par million d’habitants, contre 7,4 au Kenya et 6,2 au Nigeria.
Cette disparité croissante témoigne d’un retard inquiétant qui s’accentue chaque année pour les zones CEMAC et UEMOA, où les entrepreneurs locaux sont confrontés à des obstacles qui découragent la prise de risque et limitent leur capacité à développer des solutions adaptées aux besoins locaux.
B. Des investissements dramatiquement limités
Selon l’Africa Tech Startup Funding Report 2024⁸, sur les quelque 2 milliards de dollars investis dans les fintechs africaines, une part infime est captée par les entreprises des zones CEMAC et UEMOA. Cette sous-représentation est frappante lorsqu’on examine la répartition des investissements à l’échelle continentale :
Pays / Région | Financement fintech (en millions USD) | % du total africain |
---|---|---|
Nigeria | 745 | 37,3 % |
Kenya | 563 | 28,1 % |
Égypte | 242 | 12,1 % |
Afrique du Sud | 197 | 9,9 % |
Ghana | 112 | 5,6 % |
Total UEMOA | 43 | 2,2 % |
Total CEMAC | 12 | 0,6 % |
Les chiffres sont particulièrement révélateurs : alors que des pays comme le Nigeria et le Kenya attirent des tickets d’investissement souvent supérieurs à 50 millions de dollars pour leurs fintechs les plus prometteuses, les plus grandes levées de fonds dans l’espace francophone peinent à dépasser les 5 millions de dollars.
Des fintechs nigérianes comme Flutterwave (170 millions USD en 2021, valorisation de 3 milliards USD), Paystack (acquise par Stripe pour 200 millions USD en 2020) ou OPay (400 millions USD en 2021)⁹ ont réalisé des levées de fonds historiques, tandis que leurs homologues francophones doivent se contenter de tickets bien plus modestes, généralement inférieurs à 3 millions USD.
Le cabinet Partech Partners, dans son rapport sur le financement des startups africaines¹⁰, souligne que sur les 20 plus grandes levées de fonds réalisées par des fintechs africaines en 2023, aucune n’était basée dans les zones CEMAC ou UEMOA. Depuis 2019, les fintechs d’Afrique francophone ont collectivement levé 189 millions USD, soit moins que la seule fintech nigériane Flutterwave sur la même période.
Cette disparité drastique s’explique par plusieurs facteurs :
- Difficulté pour les investisseurs étrangers à rapatrier leurs bénéfices
- Complexité administrative pour réaliser des prises de participation
- Incertitude réglementaire concernant les modèles d’affaires innovants
- Taille limitée du marché accessible du fait des barrières transfrontalières
- Manque de visibilité internationale des startups francophones
Les investisseurs internationaux préfèrent donc naturellement se tourner vers des marchés plus accessibles et offrant davantage de potentiel de croissance. Cette situation crée un cercle vicieux : sans financements suffisants, les fintechs francophones ne peuvent pas atteindre une taille critique qui leur permettrait d’être compétitives à l’échelle continentale ou mondiale, ce qui renforce encore leur difficulté à attirer des investissements.
IV. Perspectives et recommandations pour un déblocage de la situation
A. Vers une harmonisation réglementaire régionale
Pour favoriser l’émergence d’un écosystème fintech dynamique dans les zones CEMAC et UEMOA, une harmonisation des réglementations financières à l’échelle régionale s’avère indispensable. Cela impliquerait :
- La création d’un passeport fintech permettant d’opérer dans l’ensemble des pays de chaque union monétaire
- L’établissement de standards communs pour les services financiers innovants
- La simplification des procédures d’agrément pour les startups fintech
B. Assouplissement du contrôle des changes
Une révision de la politique de contrôle des changes, sans pour autant compromettre la stabilité monétaire, pourrait créer un environnement plus favorable à l’innovation financière. Des mesures comme :
- La création de « sandboxes réglementaires » avec des règles allégées pour les fintechs en phase d’expérimentation
- L’établissement de corridors spécifiques pour les transactions liées à l’innovation financière
- L’augmentation progressive des plafonds pour les transactions internationales des fintechs agréées
C. Intégration aux réseaux de paiement internationaux
Faciliter l’accès des fintechs locales aux réseaux de paiement internationaux constituerait une avancée majeure. Cela pourrait passer par :
- Des accords spécifiques entre les banques centrales et les grands réseaux de paiement
- La mise en place de plateformes régionales d’interconnexion financière
- Le développement de solutions de compensation adaptées aux besoins des fintechs
D. Révision des seuils d’entrée et transparence des normes
Pour stimuler l’innovation, une révision complète des barrières à l’entrée est nécessaire :
- Adaptation des exigences de capital en fonction de la nature et de l’échelle des services proposés
- Mise en place d’un régime allégé pour les startups innovantes en phase de démarrage
- Publication claire et accessible des normes interbancaires et des protocoles techniques
- Création d’interfaces de programmation (API) standardisées pour l’accès aux infrastructures financières
Ces mesures permettraient aux entrepreneurs locaux de développer des solutions innovantes comparables à celles qui émergent dans d’autres parties du continent, comme les services d’e-banking avancés, le crédit digital ou les paiements transfrontaliers instantanés.
Conclusion
Le paradoxe des zones CEMAC et UEMOA est frappant : alors qu’elles bénéficient d’une intégration monétaire théoriquement favorable aux échanges financiers, elles souffrent d’un cloisonnement qui entrave le développement de leur écosystème fintech. La rigidité réglementaire et le contrôle excessif des flux financiers ont créé un environnement peu propice à l’innovation et aux investissements.
Comme le souligne un rapport de la Banque Africaine de Développement (2023)¹¹, cette situation pourrait coûter aux économies de ces régions jusqu’à 1,8 % de croissance annuelle potentielle sur la période 2023–2030, soit environ 14 milliards USD de PIB cumulé non réalisé.
Pour inverser cette tendance et permettre aux fintechs francophones d’Afrique centrale et occidentale de rattraper leur retard, une refonte profonde de l’approche réglementaire s’impose. En trouvant un équilibre entre stabilité monétaire et flexibilité financière, ces régions pourraient libérer un potentiel d’innovation considérable et attirer davantage d’investissements dans leur secteur fintech, contribuant ainsi à une meilleure inclusion financière de leurs populations.
L’enjeu est de taille : il s’agit non seulement de combler le fossé d’innovation qui se creuse avec le reste du continent, mais aussi de permettre à ces régions de tirer pleinement parti de la révolution fintech mondiale pour accélérer leur développement économique et social.
Références
- Banque Mondiale. (2023). « Financial Inclusion in the CFA Franc Zone: Challenges and Opportunities ». Development Research Group, Washington DC. ↩
- CNUCED. (2023). « Digital Economy Report 2023: Value Creation and Capture in the Digital Economy – The Case of Africa ». Nations Unies, Genève. ↩
- Fonds Monétaire International. (2024). « Regional Economic Outlook: Sub-Saharan Africa – Financial Sector Development and Regional Integration ». Washington DC. ↩
- Alliance for Financial Inclusion. (2023). « Regulatory Approaches to Mobile Money and Fintech: A Comparative Study ». AFI Global Policy Forum Report. ↩
- McKinsey & Company. (2023). « Fintech in Africa: The Road Ahead ». McKinsey Global Institute. ↩
- Observatoire de l’inclusion financière en Afrique. (2024). « Indice de l’innovation financière en Afrique 2024 ». Rapport annuel, Abidjan. ↩
- GSMA. (2024). « State of the Industry: Mobile Money 2024 ». Londres. ↩
- Disrupt Africa. (2024). « Africa Tech Startup Funding Report 2024 ». Le Cap. ↩
- TechCrunch. (2021). « African fintech funding tracker: The biggest fintech raises of 2021 ». Article en ligne. ↩
- Partech Partners. (2024). « 2023 Africa Tech Venture Capital Report ». Paris. ↩
- Banque Africaine de Développement. (2023). « Digital Financial Services and Economic Growth in Africa ». Africa Economic Brief, Volume 14, Issue 2. ↩