Par Yasmine Aboubacar Sedikhe SY*
Un continent en mouvement, des élites en décalage ?
L’Afrique traverse une phase de transformation d’une intensité rarement observée dans son histoire contemporaine. Les données de la Banque africaine de développement (BAD, African Economic Outlook 2024) indiquent que six des dix économies mondiales à la croissance la plus rapide en 2024 sont africaines. En parallèle, les projections démographiques des Nations Unies (World Population Prospects 2022, United Nations Department of Economic and Social Affairs) annoncent un continent qui comptera près de 2,5 milliards d’habitants en 2050, dont environ 60 % seront âgés de moins de 25 ans. Cette dynamique crée une fenêtre d’opportunité sans précédent.
Mais elle pose également une question fondamentale : l’Afrique dispose-t-elle des élites capables d’accompagner ce basculement historique ?
Car derrière les indicateurs favorables, une tension structurelle s’installe :
- une croissance économique plus rapide que la gouvernance qui l’encadre,
- une jeunesse ambitieuse plus agile que les institutions censées la servir,
- une innovation qui progresse plus vite que les modèles de leadership qui devraient la soutenir,
- une complexité croissante qui dépasse la capacité décisionnelle de nombreux acteurs publics et privés.
La question n’est donc plus celle du potentiel du continent. Elle est celle de sa capacité à former et renouveler un leadership lucide, stratégique et responsable.
I. Un continent en mutation accélérée : vers une complexité systémique
Les transformations africaines s’opèrent aujourd’hui sur plusieurs fronts simultanément, dessinant un paysage structurel profondément renouvelé. Le continent connaît une urbanisation rapide, accompagnée d’une révolution numérique dont le marché est estimé à 180 milliards USD d’ici 2030 selon le rapport conjoint IFC–Google (e-Conomy Africa 2020).
À cela s’ajoutent des transitions énergétiques et climatiques particulièrement sensibles, des recompositions géopolitiques régionales, ainsi que l’émergence d’opinions publiques plus exigeantes et mieux informées. Parallèlement, la technologie occupe une place croissante dans les modes de gouvernance, modifiant en profondeur les attentes, les pratiques et les équilibres institutionnels.
L’année 2023 a illustré cette dynamique : les investissements directs étrangers ont atteint 80 milliards USD selon l’UNCTAD (World Investment Report 2024), tandis que les infrastructures se multiplient et que les écosystèmes entrepreneuriaux connaissent une accélération inédite.
Pourtant, malgré cette vitalité, les systèmes de gouvernance, de management et de prise de décision n’évoluent pas au même rythme. Les stratégies institutionnelles demeurent souvent réactives plutôt que prospectives ; les organisations avancent en ordre dispersé ; les crises sont fréquemment mal anticipées et mal gérées ; et de nombreuses réformes structurelles restent inachevées ou difficilement soutenables.
Les travaux de McKinsey montrent d’ailleurs que près de 70 % des transformations organisationnelles échouent en Afrique en raison principalement de facteurs humains, notamment le manque d’alignement stratégique, la faiblesse du pilotage et l’insuffisance de compétences managériales adaptées (McKinsey Global Institute, 2023). Ainsi, ce n’est ni le financement ni le talent qui font défaut au continent, mais bien la capacité à mobiliser un leadership à la hauteur de la complexité du moment.
II. Le véritable déficit africain : un déficit de leadership clairvoyant
Redonner un sens au terme “leadership”
Dans un monde où le mot leadership est employé à outrance, jusqu’à en perdre sa substance, il devient indispensable d’en redonner une définition précise. Par leadership, nous entendons ici la capacité d’un individu ou d’une institution à formuler une vision claire, à mobiliser des acteurs divers autour d’un objectif commun, à prendre des décisions cohérentes dans l’incertitude et à incarner une responsabilité éthique dans la conduite des actions.
Cette définition s’inscrit dans la lignée des travaux fondateurs de James MacGregor Burns (1978) et de Bernard Bass (1985), qui conçoivent le leadership non comme un statut, mais comme un processus d’influence, de vision et de transformation, intégrant une dimension profondément éthique et relationnelle.
Contrairement à une idée largement répandue, le principal frein au développement africain ne réside pas dans une absence de ressources. Les financements sont bel et bien présents : les transferts de la diaspora atteignent près de 100 milliards USD par an selon la Banque mondiale (Migration and Development Brief, 2024), les institutions régionales et internationales injectent environ 50 milliards USD de financements annuels, et les fonds souverains africains représentent à eux seuls près de 100 milliards USD de capacités d’investissement mobilisables. Le capital humain n’est pas davantage en cause : le continent compte plus de 10 millions de diplômés formés chaque année dans ses universités, selon l’Association of African Universities (AAU).
Si le potentiel est immense, le déficit réel se situe ailleurs : dans la qualité du leadership, la maturité institutionnelle et la cohérence des processus décisionnels. Plusieurs indicateurs permettent de mesurer ce désajustement.
Une étude de Deloitte montre que près de 60 % des dirigeants africains peinent à se projeter au-delà d’un horizon stratégique de trois ans, limitant ainsi la capacité des organisations à construire des trajectoires durables.
L’Union africaine évalue à 148 milliards USD par an le coût de la mauvaise gouvernance, soit l’un des plus lourds handicaps macroéconomiques du continent. PwC rappelle que 90 % des crises internes dans les organisations africaines trouvent leur origine dans des facteurs humains, souvent liés à des défaillances de gouvernance ou de communication. Quant à la Banque mondiale, elle estime que les déficits managériaux réduisent en moyenne la productivité des entreprises africaines de 20 %.
L’Afrique se trouve ainsi confrontée à un quadruple déficit : un déficit de vision stratégique, un déficit de cohérence organisationnelle, un déficit de responsabilité dans la gouvernance et un déficit de capacité à décider dans l’incertitude.
Ce déficit est moins visible que les statistiques économiques ou démographiques, mais il n’en demeure pas moins le plus déterminant et probablement le plus coûteux pour l’avenir du continent.
III. Les cinq compétences cardinales du leadership africain de demain
L’émergence d’un leadership africain renouvelé ne pourra se concrétiser qu’à travers une montée en compétences ciblée, capable d’embrasser les transformations économiques, institutionnelles et sociétales du continent. Cinq compétences apparaissent aujourd’hui comme véritablement structurantes pour accompagner les mutations en cours.
La première est la vision stratégique, qui consiste à articuler une perspective de long terme dans un environnement marqué par la volatilité globale. Le leader doit être en mesure de décrypter les tendances lourdes — transitions énergétiques, transformation numérique, essor de l’intelligence artificielle, recompositions géopolitiques — afin d’anticiper les ruptures, formuler un cap clair et aligner les organisations autour d’objectifs cohérents. Sans vision, les structures dérivent ; avec une vision, elles avancent.
La seconde compétence relève de la communication d’influence, qui devient centrale dans des environnements institutionnels où la confiance constitue un actif stratégique. Le leadership contemporain ne repose plus seulement sur l’autorité formelle, mais sur la capacité à rassurer dans l’incertitude, convaincre dans l’ambiguïté, fédérer dans la diversité et inspirer dans la difficulté.
La troisième compétence est celle de l’intelligence émotionnelle, devenue un déterminant majeur de la stabilité et de la performance organisationnelles. Les organisations africaines, jeunes, plurielles et sensibles aux symboliques sociales, nécessitent des dirigeants capables d’écouter, de désamorcer les tensions, de recadrer avec justesse et de fédérer durablement.
La quatrième compétence est l’éthique décisionnelle, architecture invisible de la confiance et de la légitimité. L’éthique n’est pas une posture morale : elle structure la durabilité des institutions, conditionne la qualité de la gouvernance et détermine l’attractivité économique.
Enfin, la cinquième compétence concerne l’innovation en contexte d’incertitude : tester rapidement, apprendre vite, pivoter lorsque nécessaire et inventer des modèles adaptés plutôt que reproduire mécaniquement ceux venus d’ailleurs.
IV. Former les élites africaines : un impératif économique, politique et civilisationnel
L’enjeu du leadership dépasse largement la sphère individuelle : il structure la performance collective, la stabilité institutionnelle et la trajectoire économique du continent. Dans les entreprises, la qualité du leadership influence directement la productivité, l’innovation et la compétitivité ; la Banque mondiale estime que les déficits managériaux peuvent réduire la productivité des organisations africaines de 25 %.
Dans les entreprises familiales, l’enjeu est tout aussi vital. Près de 70 % échouent lors du passage à la deuxième génération faute de dispositifs de succession structurés, selon Deloitte. Quant à la jeunesse, la BAD rappelle que l’Afrique devra créer 22 millions d’emplois par an d’ici 2030 : un défi impossible à relever sans des élites capables de transformer le potentiel démographique en dividende économique.
Former les leaders africains revient ainsi à consolider des institutions plus solides, des organisations plus résilientes, une économie plus compétitive, une société plus stable et un continent plus confiant dans son avenir. C’est un impératif non seulement économique et politique, mais également civilisationnel.
Pour un leadership africain capable d’embrasser la complexité du siècle
Cette tribune ne prétend pas ouvrir le débat sur le leadership africain ; elle s’inscrit dans une réflexion déjà alimentée par les contributions économiques, sociologiques et politiques publiées ces dernières années. Mais elle rappelle une évidence : la transformation du continent ne dépend pas seulement de ses ressources économiques ou démographiques, mais de la manière dont ses dirigeants actuels et futurs sauront articuler vision, gouvernance et responsabilité dans un environnement profondément incertain.
L’Afrique dispose aujourd’hui d’un potentiel considérable. Elle peut devenir l’un des pôles majeurs de croissance, d’innovation et de création de valeur du XXIᵉ siècle. Mais pour réaliser cette ambition, elle doit investir massivement dans la formation, la structuration et le renouvellement de ses élites.
La question essentielle n’est pas seulement de savoir comment l’Afrique va se développer, mais qui la conduira et avec quelles compétences. Le leadership constitue désormais un déterminant civilisationnel, un levier majeur de prospérité et de stabilité.
L’Afrique gagnera par son leadership avant de gagner par ses ressources.
La révolution silencieuse des élites africaines doit commencer maintenant, avec lucidité, responsabilité et ambition.
Références citées :
Burns, J. M. (1978). Leadership. New York: Harper & Row.
Bass, B. M. (1985). Leadership and Performance Beyond Expectations. Free
Press
Banque Africaine de Développement (BAD) : African Economic Outlook 2024.
UNCTAD (2024). World Investment Report.
IFC & Google (2020). e-Conomy Africa 2020.
McKinsey Global Institute (2023).
Nations Unies – UN DESA (2022). World Population Prospects.
Union Africaine (UA). Agenda 2063 reporting series.
Banque mondiale (2024). Enterprise Surveys & Productivity Reports.
PwC Africa (2023). Crisis and Leadership Report.
Deloitte Africa (2023). CEO Outlook.
Banque mondiale. Migration and Development Brief (2024).
IFC–Google (2020). e-Conomy Africa.
Deloitte (2023). Africa Family Business Survey.
PwC (2022). Global Family Business Survey.
Banque Africaine de Développement (BAD). Jobs for Youth in Africa Strategy.
Bio de Yasmine Aboubacar Sedikhe SY
Yasmine Aboubacar Sedikhe SY est une dirigeante sénégalo-djiboutienne, Directrice générale adjointe et enseignante-chercheure au sein du Groupe Supdeco Dakar, l’un des groupes de référence dans l’enseignement supérieur privé au Sénégal et en Afrique. Entrepreneure dans le secteur de l’éducation depuis près de deux décennies, elle joue un rôle déterminant dans la transformation stratégique du Groupe Supdeco, en y portant une vision exigeante fondée sur l’innovation pédagogique, l’excellence académique et la souveraineté intellectuelle.
Spécialiste du leadership, de la gouvernance et de la transformation organisationnelle, elle conseille des dirigeants, des cadres supérieurs ainsi que des institutions publiques et privées, tout en contribuant activement à la conception et au développement de programmes d’Executive Education destinés à renforcer les compétences des leaders africains. Ses travaux de recherche portent sur l’entrepreneuriat, les entreprises familiales, les dynamiques de succession et les systèmes de gouvernance au sein des organisations africaines. Elle publie régulièrement des analyses sur l’avenir du leadership, de l’éducation et du management en Afrique, ainsi que sur les enjeux de transmission, de développement institutionnel et de transformation sociétale dans le contexte africain contemporain.

