Par Lucie DZONGANG *
Le monde des affaires a connu une évolution radicale au cours des dernières décennies, marquée par une mondialisation intense et une prise de conscience accrue des enjeux éthiques, sociaux et environnementaux. Des cadres de référence internationaux ont émergé pour guider les entreprises vers des pratiques plus responsables. Parmi eux, on peut notamment citer les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (UNGPs), adoptés en 2011, ont établi une norme mondiale articulée autour de trois piliers fondamentaux : l’obligation des États de protéger les droits humains, la responsabilité des entreprises de les respecter, et l’accès aux voies de recours en cas de violations. Ces principes ont posé les bases d’une approche du devoir de diligence qui, dans un premier temps, s’est largement appuyé sur des initiatives volontaires.
Le volontariat a progressivement laissé place à des normes à valeur contraignante. La France a ouvert la voie en 2017 avec la loi sur le devoir de vigilance, inspirée par la tragédie du Rana Plaza au Bangladesh en 2013, où l’effondrement d’une usine textile sous-traitante d’enseignes occidentales a causé plus de 1 100 morts et secoué la planète. La loi française impose aux grandes entreprises d’établir un plan de vigilance pour prévenir les atteintes aux droits humains, à la santé, à la sécurité et à l’environnement dans leurs chaînes de valeur.
L’Union européenne a aussi renforcé sa position en matière de régulation durable en adoptant un arsenal juridique à portée extraterritoriale. Cette dynamique a culminé avec l’adoption, en 2024, de la Directive sur la diligence raisonnable en matière de durabilité des entreprises (Corporate Sustainability Due Diligence Directive – CS3D). . Pour la première fois à cette échelle, une norme européenne impose aux grandes entreprises un devoir de vigilance juridiquement opposable, qui les oblige à identifier, prévenir, atténuer et, le cas échéant, remédier aux atteintes graves aux droits humains et à l’environnement sur l’ensemble de leur chaîne de valeur, qu’elles soient liées à leurs propres activités, à celles de leurs filiales, ou à leurs partenaires commerciaux en amont et en aval.
La Directive CS3D incarne une volonté politique affirmée de l’Union Européenne de jouer un rôle clé dans la régulation des activités économiques à l’échelle mondiale, au service de la durabilité et de la justice sociale.
L’impact de la portée extraterritoriale des normes européennes :
Dans le sillon de la CS3D, d’autres textes européens viennent redéfinir les règles du jeu entraînant ainsi des conséquences directes pour les opérateurs économiques africains. A titre d’exemple :
– La directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), adoptée partiellement en 2024, oblige des milliers d’entreprises européennes, et indirectement leurs partenaires, à publier des informations détaillées sur leurs pratiques en matière de durabilité. En conséquence, les partenaires économiques, des entreprises assujetties, situés hors UE devront fournir des données fiables, traçables, vérifiables, pour permettre à leurs donneurs d’ordre européens de satisfaire à leurs obligations de transparence.
– D’un point de vue plus sectoriel, on peut également citer la législation européenne sur les matières premières critiques (Critical Raw Materials Act), adoptée en 2024, qui impose des mesures de contrôle renforcé sur l’approvisionnement des minerais stratégiques.
Cet ensemble de textes qui ont pour vocation d’encadrer juridiquement la notion de durabilité ont une portée qui va bien au-delà des frontières de l’Union Européenne et est qualifiée « d’extraterritoriale ». On entend par extraterritorialité le fait pour ces textes de créer des obligations pour les entreprises assujetties (européennes ou non), et par ricochet à tous les opérateurs rentrant dans leur chaîne d’approvisionnement, mais aussi le fait de conférer aux juridictions européennes le pouvoir de connaître des litiges concernant des faits commis en dehors du territoire européen, dès lors qu’une entreprise assujettie est impliquée, ou que les faits ont des effets sur le marché européen.
Dans les faits, ce mécanisme produit des effets indirects concrets sur les partenaires étrangers des entreprises assujetties qui se verront transmettre, par voie contractuelle, la charge de démontrer de leur conformité aux standards européens.
Les défis d’adaptation des normes européennes au contexte économique africain
Les ambitions des textes européens se heurtent à une série de réalités structurelles africaines qui rendent leur application particulièrement complexe, voire injuste, dans un contexte non préparé. La faible industrialisation du tissu économique africain doublée d’une économie informelle dominante rendent difficile la capacité pour les entreprises locales à remonter entièrement les chaînes d’approvisionnement, ou à fournir des données traçables et vérifiables au sens de la CSRD par exemple.
D’un point de vue plus opérationnel, les acteurs économiques africains, et notamment les PME, n’ont pas toujours accès aux outils technologiques et informatiques adéquats, ni à des ressources humaines qualifiées pour construire des plans de vigilance et effectuer les contrôles nécessaires. La mise en conformité représente un coût non négligeable qui va être dévolu aux opérateurs locaux. Les investisseurs étrangers ne seront prêts ni à prendre le risque d’opérer dans des zones considérées comme à risque, ni à supporter cette charge directement. Il y a donc un risque d’accentuer les inégalités entre les grandes entreprises africaines déjà insérées dans les circuits internationaux, et les PME locales (qui constituent pourtant l’essentiel du tissu économique) qui pourraient être exclues de ces circuits.
Sur le plan règlementaire, la juxtaposition des exigences internationales et des normes locales est un frein à la lisibilité du droit, à l’attractivité des investissements et à la protection effective des justiciables.
Le cadre juridique africain en matière de diligence raisonnable
Contrairement aux idées reçues, de nombreux États africains ontdéjà introduit des dispositions relevant de la diligence raisonnable, même si elles restent souvent sectorielles ou embryonnaires. De manière non exhaustive, on peut citer les avancées suivantes :
Dans l’espace OHADA (Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires), par exemple, les entreprises de plus de 250 salariés doivent publier un reporting extra-financier portant sur les enjeux sociaux, sociétaires et environnementaux de leurs activités. La Côte d’Ivoire a également adopté un cadre ESG (Environnement, Social et Gouvernance) aligné sur les standards internationaux pour les projets financés par l’Etat.
En Afrique du Sud, les codes de gouvernance d’entreprise (Report on Corporate Governance King III et IV)recommandent aux entreprises de produire des rapports intégrés, combinant performance financière et extra-financière, et d’adopter des pratiques de gouvernance responsables, y compris en matière de droits humains.
Dans le secteur extractif, les exigences de diligence raisonnable sont plus développées. Les codes miniers nationaux imposent des études d’impact environnemental et social avant tout octroi de permis d’exploitation&. Ils incluent aussi des obligations de contenu local, visant à protéger les communautés affectées et à favoriser la redistribution équitable des bénéfices.
Bien qu’il n’existe pas à ce jour de loi sur le devoir de vigilance similaire à la loi française ou à la CS3D, ces exemples démontrent d’une volonté des pays africains de se saisir des questions de conformité. Ils pourraient servir de socle pour une approche structurée et harmonisée à l’échelle régionale voire continentale. Cela suppose notamment la création d’organes indépendants de contrôle dotés de pouvoirs adéquats, la garantie d’un accès effectif à la justice pour tous et la mise en place d’une politique de formation et d’accompagnement des entreprises locales.
Une initiative continentale, portée par l’Union africaine ou des organisations régionales, permettrait d’élaborer une norme commune, non pas en duplication des dispositifs européens, mais en réponse aux spécificités structurelles du tissu économique africain. L’enjeu est double : reprendre la main sur les cadres normatifs applicables et garantir que les obligations de conformité servent d’abord les objectifs de développement durable du continent.
En définissant ses propres priorités normatives, l’Afrique pourrait faire du devoir de vigilance un outil de structuration progressive de ses économies, en renforçant par exemplel’intégration des PME aux standards internationaux, par des obligations proportionnées et accompagnées de mécanismes de soutien ; Cela pourrait également permettre de formaliser des filières critiques, comme l’artisanat minier ou les industries agricoles exportatrices, ou de renforcer la sécurisation juridique des communautés locales (reconnaissance des mécanismes coutumiers de médiation, etc.). Tout cela mis ensemble permettra de créer un socle africain d’éthique des affaires, qui reflète les enjeux du continent, à savoir notamment, l’industrialisation, la justice sociale, la redistribution des richesses, la souveraineté sur les ressources, et surtout montée en gamme des entreprises locales sur les marchés internationaux.
L’Afrique à la Croisée des Chemins
L’Afrique ne peut plus se contenter de suivre et d’essayer de garder le cap face aux normes internationales. En effet, le devoir de vigilance peut, et doit, constituer un levier stratégique de transformation.
L’industrie extractive illustre parfaitement les enjeux d’une telle reconquête. L’Afrique détient une proportion décisive des minerais indispensables à la transition énergétique et numériqueet critiques pour l’Occident. La République démocratique du Congo concentre à elle seule plus de 70 % de la production mondiale de cobalt, un métal essentiel aux batteries des véhicules électriques. De même, le Zimbabwe possède les quatrièmes plus grandes réserves mondiales de lithium, le Mozambique est un acteur majeur du graphite, tandis que le Gabon, la Guinée, l’Afrique du Sud ou encore la Namibie regorgent de ressources en manganèse, nickel, terres rares ou uranium. Au-delà de l’exploitation actuelle, les projets d’exploration se multiplient dans d’autres pays comme au Mali, en Éthiopie ou au Nigeria, où des découvertes de lithium, de bauxite ou de terres rares ouvrent de nouvelles perspectives économiques. Il semble donc important de passer aux actes qui permettraient aux acteurs locaux du secteur extractif de ne pas être complètement exclus de ce marché d’avenir.
Le devoir de vigilance, s’il est intégré dans une logique souveraine et concertée, peut devenir un réel catalyseur de changement voire de prospérité en Afrique. Les États africains ont aujourd’hui une opportunité de devenir coproducteurs des standards internationaux en y intégrant leur vision du développement. En prenant les devants, ils enverraient également un message fort aux bailleurs de fonds internationaux et remédieraient le risque réputationnel attaché au continent.
Pour les entreprises africaines, il convient néanmoins d’adopter une démarche proactive de conformité aux standards internationaux. Même en l’absence d’un cadre règlementaire africain uniforme, la mise en conformité peut devenir un avantage concurrentiel pour sécuriser les marchés et accéder à certains financements. Bien que l’Union Européenne soit encore entrain de préciser les conditions d’application de ses textes, les opérateurs africains peuvent déjà se faire accompagner dans cette transition en prenant des actions concrètes dès à présent, à savoir par exemple, la cartographie des risques, la formation ou encore l’élaboration d’un embryon de reporting extra-financier.
* À propos de Lucie DZONGANG
Lucie DZONGANG est une avocate inscrite au barreau du Cameroun, de Paris et de New-York. Formée dans un cabinet américain de premier plan basé à Paris, elle accompagne depuis près de dix ans des multinationales dans la gestion de leurs enjeux en matière de conformité, d’enquêtes internes et de gouvernance. Son expertise couvre notamment les règlementations anti-corruption (FCPA, Sapin II, UK Bribery Act), les sanctions économiques et les enjeux de devoir de vigilance et de protection des données personnelles. Lucie intervient régulièrement dans des environnements transnationaux à forts enjeux, à la croisée du droit, de l’éthique et du risque opérationnel.