Par Ilyes Zouari, Président du CERMF (Centre d’étude et de réflexion sur le Monde francophone).
Malgré une population inférieure et une production pétrolière sept fois moins importante, le PIB nominal de l’espace UEMOA devrait dépasser pour la première fois celui du Nigéria en 2024, selon le FMI. Un fait historique et une évolution majeure qui résultent principalement d’un dynamisme économique largement supérieur, se traduisant par une montée en puissance de l’UEMOA au sein de la CEDEAO, dont elle constitue désormais l’élément dominant.
Selon les dernières prévisions du FMI pour l’année 2024, publiées au mois d’octobre, le PIB de l’espace UEMOA devrait dépasser celui du Nigéria, en atteignant 217,1 milliards de dollars (en hausse de 19,2 milliards, ou 9,7%), contre 199,7 milliards pour le second (en baisse de 164,1 Mds, ou 45,1 %). Pour rappel, l’UEMOA rassemble huit pays d’Afrique de l’Ouest, à savoir sept pays francophones et la lusophone, mais très francophonophile, Guinée-Bissau. Celle-ci ne comptant que 2,2 millions d’habitants, la partie francophone représente donc actuellement 98,5 % de la population et 99 % du PIB de l’espace UEMOA. Par ailleurs, cet ensemble ne recouvre pas la totalité de l’Afrique de l’Ouest francophone, la Guinée et la Mauritanie n’en faisant pas partie (cette dernière n’étant pas non plus membre de la CEDEAO).
Un dynamisme économique nettement supérieur
Cette évolution constitue une grande performance pour l’espace UEMOA, dont la population totale est encore inférieure à celle du Nigéria (151,7 millions d’habitants mi-2024, contre officiellement 232,7 millions, selon les dernières données de l’ONU), et dont la production pétrolière pour l’année 2024 sera au moins sept fois moins importante que celle du premier producteur africain de pétrole (qui devrait atteindre une moyenne d’un peu plus de 1,3 millions de barils par jour). Concernant la question démographique, qui revêt une grande importance dans la formation du PIB, il convient toutefois de rappeler qu’il ne fait presque aucun doute que la population réelle du Nigéria est significativement inférieure aux 232 millions d’habitants annoncés par les chiffres officiels, et qu’elle est très probablement inférieure à 190 millions, comme le démontrent de nombreuses études se basant sur différents indicateurs, comme le nombre de votants aux élections, de téléphones portables en circulation, de véhicules vendus par année, ou encore sur des images satellitaires des grandes agglomérations. L’ancien président du Nigéria, Jonathan Goodluck, avait d’ailleurs lui-même déclaré au mois d’avril 2023, soit huit ans après avoir quitté ses fonctions, que la population réelle du pays n’était probablement que d’environ 150 millions d’habitants. Un écart considérable, faisant du Nigéria le seul et unique pays au monde qui publie des données démographiques officielles aussi éloignées de la réalité, et qui se répète depuis son indépendance il y a plus de six décennies (une singularité ayant pour origine la farouche concurrence politique entre le nord et le sud du pays, chacune des parties cherchant à gonfler son poids démographique).
Si le dépassement du Nigéria par l’espace UEMOA est en partie la conséquence des incessantes dépréciations et dévaluations de la monnaie nationale (ayant perdu, au 22 novembre dernier, 47,3 % de sa valeur par rapport au dollar américain depuis le début de l’année, après avoir déjà cédé 82,3 % sur la décennie de 2014-2023, et dont la valeur a été divisée par 2 579 depuis sa création en 1973 !), cette évolution est avant tout due à un grand dynamisme économique au sein de l’espace UEMOA depuis de nombreuses années, et contrastant avec la stagnation de l’économie nigériane, elle-même à l’origine de l’effondrement continu du naira (qui fut, par ailleurs, longtemps surévalué, gonflant artificiellement le PIB national). En effet, et grâce notamment aux efforts notables réalisés pour l’amélioration du climat des affaires, et aux nombreuses avancées en matière de bonne gouvernance et de diversification, l’espace UEMOA a enregistré un taux de croissance annuel de 5,5 % sur la décennie 2014-2023, contre seulement 2,0 % pour le Nigéria (soit un taux également inférieur à celui de sa croissance démographique, estimé à 2,4 % sur la période). Celui-ci devrait d’ailleurs connaître une progression de seulement 2,9 % en 2024 et 3,2 % en 2025, selon le FMI, contre non moins de 6,3 % et 6,6 % pour l’espace UEMOA.
De plus, il est à noter que tous les pays membres de l’UEMOA ont connu une croissance largement supérieure à celle du Nigéria au cours de la décennie 2014-2023, marquée par la crise du Covid-19, allant de 4,3 % pour la Guinée-Bissau à 6,4 % pour la Côte d’Ivoire, en passant par les 5,3 % du Sénégal. De plus, la forte croissance de l’espace UEMOA s’accompagne d’une bien meilleure maîtrise de l’inflation, qui n’a atteint qu’un niveau annuel de 1,9 % sur la décennie de 2014-2023, contre non moins de 14,6 % au Nigéria, où le pouvoir d’achat et le niveau de vie de la population ont été grandement affectés par la hausse continue des prix à la consommation.
Le manque de dynamisme du Nigéria et les graves difficultés économiques du pays sont le résultat de nombreuses années de mauvaise gouvernance, marquées par un niveau élevé de corruption et de détournements de fonds, par un environnement peu favorable à l’investissement et aux affaires, et par un manque de diversification (les hydrocarbures représentant encore environ 90 % des exportations nationales). Les performances économiques décevantes du pays se traduisent notamment par de mauvais indicateurs sociaux, plaçant parfois le Nigéria aux toutes dernières places des classements internationaux, comme pour l’espérance de vie (53,6 années en 2022 selon la Banque mondiale, soit le troisième plus faible niveau au monde), et pour le taux de mortalité infantile (68,5 décès pour 1000 naissances vivantes en 2022, soit le troisième niveau le plus élevé au monde). De même, le Nigéria affichait un taux d’accès à l’électricité de seulement 60,5 % en 2022.
Par ailleurs, les niveaux élevés de croissance observés au sein de l’espace UEMOA au cours de la décennie 2014-2023, et attendus pour 2024 et 2025, confirment le statut de plus vaste zone de forte croissance du continent détenu par cet espace ouest-africain. Une performance d’autant plus remarquable que cette zone n’est pas la moins développée du continent, dont la région la plus pauvre et la moins industrialisée, qui devrait donc globalement afficher les taux de croissance les plus élevés, est l’Afrique de l’Est. En effet, cette dernière affiche globalement les niveaux de PIB par habitant les plus faibles, et ce, en plus d’être également la partie la plus instable du continent, puisque l’on y trouve notamment les pays ayant connu les conflits les plus meurtriers de la dernière décennie, proportionnellement à leur population (le Soudan, le Soudan du Sud et l’Éthiopie). Des conflits auxquels s’ajoutent un certain nombre de problèmes sécuritaires (terrorisme islamique en Somalie, dans le nord du Mozambique, en Ouganda…), et de tensions interethniques, comme en Éthiopie où elles avaient déjà provoqué la mort de nombreuses personnes avant même le début de la guerre civile, fin 2020 (ce qui en fait l’un des pays africains souffrant des plus fortes tensions sociales, au sens large, avec en particulier l’Afrique du Sud et ses plus de 27 000 homicides en 2023).
L’espace UEMOA fait d’ailleurs partie de l’Afrique francophone, qui constitue elle-même le moteur de la croissance africaine, tout en étant globalement et historiquement la partie du continent la moins touchée par l’inflation, la moins endettée, mais aussi la moins frappée par la corruption, les inégalités (avec seulement deux pays francophones parmi les dix pays africains les plus inégalitaires, selon l’indice Gini, et se classant à partir de la neuvième place), la violence sociale, la criminalité et les conflits. Ainsi, l’Afrique subsaharienne francophone, vaste ensemble de 22 pays, a réalisé en 2023 le niveau de croissance économique le plus élevé d’Afrique subsaharienne pour la dixième année consécutive et la onzième fois en douze ans (avec une progression annuelle de 3,9 % sur la période décennale 2014-2023, contre seulement 2,0 % pour le reste de l’Afrique subsaharienne), tout en enregistrant une bien plus faible inflation (4,1 % sur la dernière décennie, contre 17,2 %), et un endettement davantage maîtrisé (51,3 % du PIB en 2023, contre 67,1 %, et avec seulement deux pays francophones parmi les dix pays les plus endettés, selon les données du FMI pour l’endettement publiées en avril 2024).
Enfin, il convient de rappeler que l’espace UEMOA est également la zone la plus intégrée du continent, devant la CEMAC qui recouvre une partie de l’Afrique centrale francophone. Ces deux exemples d’intégration poussée, loin devant les autres ensembles régionaux, démontrent d’ailleurs que le panafricanisme est avant tout une réalité francophone.
La montée en puissance de l’UEMOA au sein de la CEDEAO
La croissance robuste de l’espace UEMOA se traduit également par la montée en puissance de celui-ci au sein de la CEDEAO, dont il constitue désormais la partie dominante. En effet, le poids de son PIB devrait ainsi passer de 16,6 % du PIB global de la CEDEAO en 2014, à 40,6 % en 2024 (soit de 128,6 Mds de dollars à 217,1 Mds), alors que celui du Nigéria passerait dans le même temps de 73,5 % à 37,3 % (soit de 568,5 Mds en 2014, lorsque les cours des hydrocarbures étaient assez élevés, à seulement 199,7 Mds). Un écart désormais favorable à l’UEMOA, et qui devrait également s’accentuer en 2025 avec une part attendue à 42,9 % pour cet espace, selon le FMI, contre 35,1 % pour le Nigéria.
Ainsi, le poids économique de l’UEMOA, qui rassemble la majeure partie de la francophonie ouest-africaine, dépasse désormais son poids démographique au sein de la CEDEAO, qui se situe officiellement à 33,6 % en 2024, en se basant sur les données gouvernementales et peu crédibles du Nigéria. En effet, le poids démographique réel de l’espace UEMOA se situe plutôt à près de 40 % (37,1 % dans l’hypothèse d’un Nigéria comptant 190 millions d’habitants, ou 40,1 % si l’on retient une population de 160 millions d’habitants).
Par conséquent, l’espace UEMOA affiche désormais un niveau de PIB par habitant globalement supérieur à la moyenne régionale. Il est d’ailleurs à noter que tous les pays membres, à l’exception du Niger, dépassent désormais le Nigéria en la matière, malgré des richesses naturelles non renouvelables considérablement inférieures, même proportionnellement. Avec un PIB par habitant attendu à 2 720 dollars pour l’année 2024, la Côte d’Ivoire arrive largement en tête de l’espace UEMOA, et même de l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest continentale (soit la CEDEAO hors Cap-Vert), loin devant le Nigéria qui devrait afficher un niveau de seulement 877 dollars. De même, ce dernier fait désormais partie des quatre pays les plus pauvres de la CEDEAO, dont trois sont anglophones (Liberia, Sierra Leone et Nigéria).
La montée en puissance de l’espace UEMOA ne devrait donc pas être sans conséquences sur le projet de création d’une monnaie unique ouest-africaine. Par ailleurs, et au nom de leurs intérêts économiques et géopolitiques, régionaux et internationaux, les pays membres de la zone devraient porter une attention accrue et toute particulière au respect du statut de leur langue officielle au sein des différentes instances et manifestations régionales et internationales (langue d’affichage et de travail, dénomination des projets régionaux, sites internet et comptes de réseaux sociaux….). Ainsi, et au lieu de s’inspirer de la naïveté des francophones d’Europe en la matière, ils devraient plutôt prendre exemple sur les Québécois, ou encore sur les Anglo-Saxons et les africains anglophones, qui veuillent toujours à la présence et à la visibilité de leur langue officielle…même s’ils sont minoritaires ou en situation défavorable.