Par Moussa SYLLA
Moussa Sylla est un professionnel de la conformité. Il a été tour à tour chargé de conformité, Responsable Service LAB/FT et Veille réglementaire, Directeur de la Conformité, dans trois banques différentes. Il est aussi l’auteur de plusieurs publications sur la conformité. Dans cette tribune, il explore les implications de la nouvelle loi relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux au Sénégal et en zone UEMOA.
Le 2 février 2024, le Sénégal a transposé dans sa législation interne la directive 01/2023/CM/UEMOA relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massive (LBC/FT/FP[1]) dans les Etats-membres de la zone UEMOA, en votant la loi 2024-08. Cette nouvelle loi corrige les déficiences de la précédente envers les recommandations du GAFI[2] et constitue un pas important afin que le Sénégal sorte de la « liste grise » du GAFI, où il est englué depuis février 2021. Dans cet article, nous verrons d’une manière non exhaustive quelques changements majeurs apportés par la nouvelle loi LBC/FT/FP.
Historique de la législation LBC/FT/FP dans la zone UEMOA et au Sénégal
En 2004, le Sénégal avait voté la loi 2004-09 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, qui est une transposition de la directive n° 07/2002/CM/UEMOA. Cette loi avait été complétée par celle de 2009-16 relative à la lutte contre le financement du terrorisme, issue de la directive n° 04/2007/CM/UEMOA.
En 2018, le Sénégal a transposé dans son arsenal législatif la directive n° 02/2015/CM/UEMOA en votant la loi 2018-03 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
La précédente législation relative à la LBC/FT comportait des déficiences importantes par rapport aux normes du GAFI. Cela faisait que les législations des pays de la zone UEMOA n’étaient pas conformes aux meilleures pratiques internationales en vigueur, notamment les 40 recommandations du GAFI. Ces déficiences ont souvent été relevées par l’organisme précité et son démembrement régional, le GIABA[3], dont font partie les États membres de la zone UEMOA.
- Les personnes politiquement exposées (PPE)
Dans la recommandation 12 du GAFI qui porte sur les personnes politiquement exposées, il est spécifié que les proches et associés des PPE doivent être aussi identifiés comme des PPE. Cela concerne les trois différentes catégories de PPE qui sont :
- les PPE nationales ;
- les PPE étrangères ;
- les PPE au sein des organisations internationales.
La précédente loi du Sénégal ne considérait pas les proches et associés des PPE nationales et celles des organisations internationales comme étant des PPE, une insuffisance notoire par rapport à la recommandation du GAFI, d’ailleurs relevée par cet organisme. En outre, les mesures de vigilance renforcées ne concernaient que les PPE étrangères et les PPE nationales à risque élevé, sans que la loi précise qui sont ces dernières et sur quels critères qualifier une PPE nationale comme étant à risque élevé.
La nouvelle législation sur la LBC/FT/FP a corrigé cette anomalie. Par ailleurs, elle fait aussi obligation aux sociétés d’assurance d’identifier si les bénéficiaires d’une assurance vie sont aussi PPE, ce qui ne figurait pas non plus dans la précédente législation.
Un autre point important concernant les PPE, pour les personnes assujetties, c’est l’obligation « de mettre en place un dispositif de gestion des risques reposant sur des procédures formalisées afin de déterminer si un client ou un bénéficiaire effectif est une PPE », conformément aux dispositions de l’article 29 de la loi 2024-08. Cela montre l’importance, pour les banques, de disposer d’outils appropriés permettant de déterminer si un client ou un bénéficiaire effectif est une PPE, et de les tropicaliser — beaucoup de ces outils n’identifient en effet que les PPE occidentales.
- Les prestataires de services d’actifs virtuels (PSAV)
Le périmètre des personnes assujetties à la loi est élargi aux « prestataires de services d’actifs virtuels », conformément à la recommandation 15 du GAFI sur les nouvelles technologies. Dans un contexte mondial, communautaire et national, où l’on parle beaucoup et de plus en plus des cryptomonnaies et des risques élevés qu’elles présentent en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, les encadrer permettra de mitiger leurs risques. Pour cela, le GAFI appelle à l’encadrement des fournisseurs de services d’actifs virtuels :
« Aujourd’hui, de nombreux fournisseurs de services d’actifs virtuels sont perçus comme des “entreprises à risque” et se voient refuser l’accès aux comptes bancaires et autres services financiers ordinaires. Bien que la mise en œuvre des exigences du GAFI dans le secteur ait rencontré des difficultés techniques, elle finira par accroître la confiance dans la technologie blockchain.
La mise en œuvre effective de ces normes à l’échelle mondiale par tous les pays permettra aux technologies et aux entreprises d’actifs virtuels de continuer de se développer et de pouvoir innover de manière responsable, et elle créera des conditions de concurrence équitables. Elle empêchera les criminels ou les terroristes de rechercher et d’exploiter des juridictions où le contrôle est faible ou inexistant. »[4]
Bloquer les actifs virtuels s’avère un leurre, les réguler serait une meilleure stratégie afin de prévenir les risques qu’ils pourraient engendrer. Aussi la nouvelle directive fait-elle des PSAV des assujettis à la loi LBC/FT/FP au même titre que les institutions financières. Les PSAV ont l’obligation d’obtenir un agrément ou de s’enregistrer auprès de l’autorité compétente, qui n’a pas encore été désignée, avant d’exercer leurs activités. Par ailleurs, ils sont tenus de respecter les dispositions de la loi LBC/FT/FP en vigueur dans leur pays.
- Élargissement des entreprises et professions non financières désignées (EPNFD)
La définition des EPNFD est élargie à de nouveaux acteurs comme :
– les opérateurs de ventes volontaires de meubles aux enchères publiques ;
– les clubs sportifs professionnels, les fédérations sportives, les agents sportifs et les promoteurs d’événements sportifs ;
– les promoteurs d’événements culturels ;
– les transporteurs de fonds ;
– les sociétés de gardiennage ;
– les agences de voyage ;
– les hôtels (…)
Le périmètre des assujetties à la nouvelle loi LBC/FT/FP est plus large et inclut des acteurs qui, parce qu’ils gèrent des fonds ou sont impliqués dans des activités intenses en capitaux, peuvent entraîner un risque fort de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme et de la prolifération. Mitiger leurs risques permettrait de solidifier le dispositif LBC/FT/FP du Sénégal d’une manière générale.
- Moment de la vérification de l’identité des clients et son achèvement
L’achèvement de la vérification de l’identité du client ne survient plus forcément au moment de l’entrée en relation. Cela veut dire que des exceptions sont possibles, après l’entrée en relation. Toutefois, une dérogation ne peut exister que si les conditions suivantes sont présentes[5], conformément aux dispositions de l’article 18 de la loi 2024-08 sur le moment de la vérification :
- que [la vérification de l’identité] se produise dès que possible et au plus tard avant la réalisation de la première opération ;
- que cela soit essentiel pour ne pas interrompre le déroulement normal des affaires ;
- que les risques de blanchiment de capitaux, de financement du terrorisme et de la prolifération soient efficacement gérés.
Ces trois points sont importants. Les institutions financières ne doivent pas entrer en relation avec une personne sanctionnée ou lui offrir des services. A minima, si la vérification n’est pas achevée, le client doit faire l’objet de filtrage, pour que l’institution financière concernée s’assure qu’elle n’est pas sanctionnée.
À défaut, il y aura un risque que la banque entre en relation avec une personne sanctionnée au titre du financement du terrorisme ou de la prolifération des armes de destruction massive, ou encore, que l’individu sanctionné utilise ses livres pour effectuer des opérations, ce qui est strictement interdit par la loi LBC/FT/FP.
Dans le cas où une banque ne peut respecter les obligations relatives aux mesures de vigilance envers les clients, elle ne doit pas entamer ou continuer la relation d’affaires avec le prospect ou le client ou exécuter l’opération. Ainsi l’article 25 de la loi LBC/FT/FP dispose :
« Lorsque l’institution financière est dans l’incapacité de respecter les obligations relatives aux mesures de vigilance, elle met en œuvre les mesures ci-après :
a) ne pas ouvrir le compte lorsqu’il s’agit d’une entrée en relation d’affaires ;
b) refuser d’effectuer l’opération lorsqu’il s’agit d’une opération ponctuelle ;
c) mettre fin à la relation d’affaires lorsqu’il s’agit d’un client disposant d’un compte. »
En outre, dans ces cas, elle est tenue de transmettre à la CENTIF, une déclaration d’opérations suspectes. Les mesures a) et c) n’étaient pas prévues dans la précédente législation LBC/FT.
- Transparence sur les bénéficiaires effectifs des personnes morales et des constructions juridiques
Les normes 24 et 25 du GAFI portent respectivement sur la transparence des bénéficiaires effectifs des personnes morales et des constructions juridiques. Un bénéficiaire effectif est défini comme « la ou les personnes physiques qui, en dernier ressort, possèdent ou contrôlent le client, le mandataire du client ou le bénéficiaire des contrats d’assurance vie, et/ou la ou les personnes physiques pour lesquelles une opération est exécutée ou une relation d’affaires nouée ».
Pourquoi identifier les bénéficiaires effectifs des personnes morales et des constructions juridiques ? Ces dernières sont des fictions juridiques ; elles sont contrôlées, dirigées en fin de compte par des personnes physiques qui pourraient être s’adonner à du blanchiment de capitaux, du financement du terrorisme, ou à de la corruption. Par conséquent, il est important d’identifier la personne physique qui contrôle, en dernier ressort, la personne morale.
Pour cela, les normes du GAFI recommandent la mise en place d’un registre des bénéficiaires effectifs. Ce registre a été prévu, au Sénégal, depuis la loi de finances rectificative de juillet 2021 et est devenu effectif depuis 2023, avec le registre qui est tenu au niveau de la Direction générale des Impôts et domaines (DGID).
Le registre est également disponible aux autorités compétentes et pénales. Pour le grand public et les personnes assujetties, il leur est disponible « en temps opportun », sans que ce soit précisé la définition de « temps opportun ».
Le seuil pour identifier les bénéficiaires est de 25 % de la structure actionnariale ou des droits de vote. Toutefois, pour les personnes exerçant dans l’industrie extractive au Sénégal, le seuil d’identification de leurs bénéficiaires effectifs est de 2 %. Dans le cas où ces seuils n’auraient pas été atteints, le bénéficiaire effectif est la personne qui exerce un pouvoir de contrôle sur les organes de gestion, d’administration ou de direction de la société ou sur l’assemblée générale de ses associés.
- Régionalisation de la LBC/FT/FP avec la mise en place du RECEN-UEMOA et l’élaboration d’une évaluation régionale des risques
La zone UEMOA-UMOA se distingue par une monnaie commune et une libre circulation des personnes et des biens. Pour que le dispositif LBC/FT/FP y soit efficace, une harmonisation, qui va au-delà de l’uniformisation des législations, est nécessaire. Pour cela, la nouvelle législation relative à la LBC/FT/FP prévoit la mise en place du réseau des CENTIF[6] de l’UEMOA — RECEN-UEMOA — « afin de renforcer la coopération, le partage de bonnes pratiques et la coordination dans le cadre de leurs activités de LBC/FT/FP », selon les dispositions de l’article 132 de la loi LBC/FT/FP.
Par ailleurs, il sera également élaboré une évaluation régionale des risques LBC/FT/FP, afin « d’identifier, évaluer, comprendre et atténuer, à l’échelle régionale, les risques de blanchiment de capitaux, de financement du terrorisme et de la prolifération, y compris les risques découlant des activités transfrontalières ainsi que ceux résultant des activités liées aux actifs virtuels et aux activités ou opérations des PSAV ».
Cette évaluation régionale des risques sera coordonnée par l’autorité compétente désignée par le Conseil des ministres de l’UMOA, le RECEN-UEMOA et les autorités compétentes aux niveaux régional et national.
Aussi, conformément à la recommandation 1 du GAFI, chaque pays devra également effectuer son évaluation nationale des risques tous les deux ans, et si nécessaire, à une fréquence plus rapprochée, lorsque les circonstances le justifient (article 94 de la loi LBC/FT/FP).
- Les organismes à but non lucratif (OBNL)
Les organismes à but non lucratif présentent des risques élevés en matière de financement du terrorisme. Par conséquent, ils ont besoin d’être encadrés pour mitiger leurs risques élevés, avec la mise en place, par chaque État, d’une structure nationale chargée de la réglementation et du contrôle en matière LBC/FT/FP des OBNL exerçant sur leur territoire.
La loi prévoit aussi la mise en place d’un registre des OBNL. Par ailleurs, tout don d’un montant égal ou supérieur à 1 000 000 de FCFA reçu par un OBNL doit faire l’objet de déclaration à leur structure de contrôle. Cette dernière déclarera à la CENTIF tout don fait à un OBNL d’un montant égal ou supérieur à 3 000 000 de FCFA[7].
Nous avons vu que la nouvelle loi LBC/FT/FP apporte énormément de changements, notamment pour les institutions financières. Bien appliquée, elle permettra de mitiger les risques y afférents. Il est important pour l’ensemble des entités assujetties de jouer leur rôle et de respecter les dispositions qui les concernent. Le dispositif LBC/FT/FP, mis en place au Sénégal et dans la zone UEMOA, sera aussi efficace que le maillon le plus faible de la chaine pour lutter contre ces trois menaces. Le défi maintenant est son application, pour assurer l’efficacité de la loi LBC/FT/FP et la garantie que le Sénégal et la zone UEMOA seront à l’abri de ces trois menaces.
Moussa SYLLA
Auteur du livre « La conformité bancaire au Sénégal et dans la zone UMOA»
[1] LBC/FT/FP : Lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massive.
[2] GAFI : Groupe d’action financière.
[3] GIABA : Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest.
[4] Les actifs virtuels, GAFI (30 juin 2022) : https://www.fatf-gafi.org/fr/Sujets/actifs-virtuels.html
[5] Voir l’article 18 de la loi sur le moment de la vérification de l’identité du client ou du bénéficiaire effectif de la relation d’affaires avant l’établissement de la relation d’affaires.
[6] Cellules nationales de traitement des informations financières.
[7] Voir l’article 7 de la décision n° 021 du 21/12/2023/CM/UMOA fixant les montants des seuils pour la mise en œuvre de la loi uniforme relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massive.