Depuis 2018, les banques de l’UEMOA sont tenues de respecter une norme prudentielle de fonds propres inspirée des travaux et documents du Comité de Bâle sur le Contrôle Bancaire, dits Bâle II et III. Bien que très technique, cette évolution normative et réglementaire est particulièrement importante : en effet, la nouvelle norme prudentielle de fonds propres exige désormais un pilotage dynamique des fonds propres des banques et autres établissements financiers en fonction de leurs risques pondérés, et non pas seulement en fonction de la taille des bilans.
Intuitivement, l’approche réglementaire est juste autant que légitime ; mais en pratique, de très nombreuses questions délicates émergent. En premier lieu, que sait-on exactement de la norme de Bâle II et III ? Beaucoup en parlent, dans la presse et dans certaines publications plus ou moins spécialisées, mais force est de constater qu’à l’exception de quelques spécialistes ou experts, le degré de compréhension des détails, subtilités et concepts sous-jacents à cette norme prudentielle de fonds propres reste, au mieux, incertain. Ensuite, est-il possible et souhaitable de transposer tels quels, dans notre sous-région, une série de textes qui ont commencé à être fomentés par des économies ultradéveloppées (les Etats-Unis, l’Europe et le Japon) dans les années 80 et pour des raisons qui leur sont spécifiques ? Disposons-nous, en UEMOA, des outils suffisants pour parfaitement capturer l’esprit de Bâle, au-delà de sa technique ?
Bâle II-III : qu’est-ce que c’est au juste?
Du point de vue de leurs risques, les bilans bancaires ne se ressemblent pas. C’est le point de départ conceptuel du Comité de Bâle sur le Contrôle Bancaire, lequel relève de la Banque pour les Règlements Internationaux. Dans les 70 et 80, les banques japonaises étaient extrêmement liquides, au terme de trois décennies du miracle économique nippon : fortes de cette surliquidité, elles sont allées à l’assaut des marchés américain et européen, en accumulant à leur actif des créances considérables que les régulateurs locaux ont vite considérées comme disproportionnées par rapport à leurs fonds propres et à même de générer des distorsions concurrentielles autant que des risques systémiques. La question s’est alors posée de l’intensité de cette disproportion : combien de capital faut-il pour autoriser une telle croissance ? Le point de départ était donné à quatre décennies d’intenses tractations politico-réglementaires sur fond de modélisation mathématique, qui ont changé à jamais le métier de banquier.
Cinq catégories de risques servent à modéliser, en la simplifiant, l’activité d’une banque. Trois sont de nature statique et deux sont dynamiques. Les trois catégories de risques statiques sont, par ordre d’importance : les risques de crédit, les risques de marché et les risques opérationnels. Ils sont traités de manière spécifique dans le Pilier 1 de la norme bâloise, qui est un pilier de calcul. Les deux catégories de risques dynamiques sont les risques de taux et tous les autres risques, traités dans le cadre du Pilier 2, lequel permet des ajustements discrétionnaires par les régulateurs locaux. Le tout doit faire l’objet d’une publication détaillée périodique, dans le cadre du Pilier 3, qui participe de la discipline de marché.
A Bâle, au départ, la liquidité importait peu : seuls les actifs et les fonds propres comptaient. En d’autres termes, tous les passifs qui n’avaient pas de caractéristiques de fonds propres n’avaient, au départ (i.e. dans le modèle de Bâle I), aucune espèce d’importance. Il est vrai qu’à cette époque, la liquidité était abondante. Les comptables savent ce qu’est le capital ; mais économiquement et, plus encore, réglementairement, des fonds propres, qu’est-ce que c’est ? Comme il est difficile de donner une définition analytique des fonds propres, le mieux est encore d’en donner une définition typologique, comme un portrait-robot. Les fonds propres : i) absorbent les pertes ; ii) n’ont pas de maturité ou bien cette maturité est très longue ; iii) tendent à croître à mesure que l’activité augmente ; et iv) sont subordonnés aux autres passifs. Très bien. Maintenant, comment pondérer les actifs eu égard aux trois types de risques statiques identifiés plus haut ? Bâle a répondu à cette question de manière graduelle. Dans sa première version (très simpliste), et pour ce qui concerne le risque de crédit (le plus important dans une banque), les poids dépendaient essentiellement de la nature des contreparties (Etat, banque centrale, banque commerciale, entreprise ou particulier) et de leur géographie (OCDE, sensée être moins risquée, ou hors OCDE, sensée être plus risquée). On s’est vite rendu compte que cette matrice {type de contrepartie x zone géographique} capturait mal les risques : en effet, selon cette catégorisation, une banque au Mexique était réputée être moins risquée que l’Etat de Singapour ce qui, en 1994 (au moment de la crise Tequila) s’est avéré complètement faux.
Alors, la part belle a été donnée aux notations… Qui mieux que les agences de notation peut-il mesurer le risque de crédit ? Bâle a été une « divine surprise » pour les agences de rating. Dans ses deuxième et troisième versions (au cours des années 90 puis 2000), le cadre bâlois a confié aux agences de notation le soin de service de référence à la pondération des expositions de crédit. Cela dit, le Comité de Bâle a aussi laissé aux banques, en tout cas les plus grandes et les plus sophistiquées d’entre elles, le loisir de produire leurs propres notations, à condition que leurs modèles internes soient au préalable validés par leurs régulateurs respectifs. Au total, la « formule de Bâle », dite de Cooke puis de McDonough, se lit de la manière suivante au regard du Pilier 1 :
Ratio prudentiel de fonds propres réglementaires
=
Fonds propres réglementaires (FPR)
_______________________________
Actifs pondérés par les risques (APR)
Où :
FPR = fonds propres de base (T1) + fonds propres complémentaires (T2) = [fonds de base « durs » (CET1) + fonds propres de base additionnels] + fonds propres complémentaires (T2) ; et
APR = actifs pondérés par les risques de crédit + actifs pondérés par les risques de marché + actifs pondérés par les risques opérationnels
Approche standard ou approche avancée? En termes de capture du risque de crédit, l’approche standard de Bâle II-III reste conceptuellement très proche de cette de Bâle I : des poids sont donnés a priori par le document bâlois, en fonction des ratings externes produits par les agences de rating. En revanche, une évolution conceptuelle et technique majeure s’est produite lorsqu’il s’agit de l’approche dite « avancée » ou fondée sur les notations internes : là, c’est un modèle de Merton (1974) construit sur la « valeur à risque » (value-at-risk ou VaR) qui est utilisé. Selon cette approche avancée, les banques doivent calculer une VaR de crédit, une VaR de marché et une VaR opérationnelle. En termes de crédit, la VaR est un modèle asymptotique et univarié. Des termes barbares qui signifient que : i) le modèle à même de calculer les actifs pondérés par les risques de crédit dépendent d’une seule variable (d’où son caractère univarié), à savoir la probabilité de défaut, rendue par la note interne ; ii) eu égard à la loi des grands nombres, le rendement du portefeuille de crédit se comporte asymptotiquement, i.e. en tendance, selon une loi normale, capable d’être traitée de manière algébrique, à condition que ce portefeuille soit infiniment diversifié. Mais aucune banque n’est infiniment diversifiée en crédit, d’où l’importance du Pilier 2 qui capture les ajustements réglementaires, l’un de ces ajustements étant justement le fait de prendre en compte les problèmes de concentration des portefeuilles de crédit.
Quelles sont ces nouvelles règles prudentielles de fonds propres en UEMOA ?
Trois planchers sont applicables en UEMOA. Depuis 2018, la Commission Bancaire de l’UEMOA s’attache à mesurer la conformité des banques et autres établissements financiers de la sous-région (à l’exclusion des SFD) au regard de trois planchers qui sont :
Norme 1 : CET1 / APR ≥ 5,625%
Norme 2 : T1 / APR ≥ 6,625%
Norme 3 : (T1 + T2) ≥ 8,625%
Ces planchers sont plus conservateurs que ceux que suggère les normes bâloises stricto sensu, afin de rendre compte du caractère a priori plus risqué de l’activité bancaire dans la sous-région en comparaison des pays dits développés. En outre, le cadre prudentiel applicable aux fonds propres réglementaires en Afrique de l’Ouest y a été simplifié afin de prendre en compte le caractère moins complexe de l’activité bancaire dans notre sous-région en comparaison des pays dits développés. En outre, Bâle III apporte un degré supplémentaire de raffinement en intégrant dans le dispositif prudentiel des ratios de liquidité, prévus par les textes en vigueur dans l’UEMOA, mais dont l’application sera étalée dans le temps, à mesure que les banques digèreront le nouveau cadre réglementaire. Il existe aussi un ratio de levier [T1 / (bilan + hors-bilan)] dont le minimum est fixé à 3%, mais dont l’importance est moindre compte tenu de son insensibilité aux risques.
Que nous apprend le premier millésime de publication des ratios de fonds propres réglementaires dans la sous-région ? En octobre 2019, dans son rapport annuel de supervision, la Commission Bancaire de l’UEMOA a publié pour la première fois, sur la base des comptes 2018, les ratios de fonds propres réglementaires sous le nouveau format bâlois. Les 115 « établissements de crédit » (comprenons les « banques ») se sont comportés de la manière suivante au regard des trois normes planchers de fonds propres :
Le ratio de solvabilité globale (norme 3) pour l’ensemble du secteur bancaire sous-régional s’établissait à 10,8% à fin 2018, par rapport au minimum normatif de 8,625%. Est-ce à dire que nos banques sont suffisamment capitalisées ? Oui. Cette capitalisation est-elle robuste en comparaison des besoins de financement futurs et de la croissance de nos économies ? Non. Qu’en est-il des 10 « compagnies financières » (entendons les « institutions financières non-bancaires » ou IFNB) ? Leur situation réglementaire en termes de fonds propres se résume comme suit :
Le ratio de solvabilité globale (norme 3) pour l’ensemble du secteur financier non-bancaire sous-régional s’établissait à 12,2% à fin 2018, par rapport au minimum normatif de 8,625%.
Quelles évolutions attendre quant à l’adaptation du cadre bâlois en Afrique de l’Ouest ?
Le dispositif bâlois tel qu’il est appliqué dans notre sous-région donne paradoxalement la part belle aux agences de notation dites « internationales ». Ce cadre réglementaire ignore totalement les agences de notation sous-régionales, ce qui est illogique compte tenu du fait que :
i) Sur la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières, l’obligation de notation des entités cotées et des entités faisant appel public à l’épargne dirige cette notation vers les agences régionales et non pas internationales. D’ailleurs le CREPMF régule les agences régionales notamment eu égard à leur obligation de siège en UEMOA ;
ii) WARA publie davantage de notations en zone UEMOA que les trois agences dites « internationales » réunies, ce qui nous rend bien plus pertinent que S&P, Moody’s et Fitch, et aussi beaucoup plus proche de notre marché de référence ; et
iii) Nous fournissons des notations en devise régionale, i.e. en franc CFA, tandis que les agences dites « internationales » publient leurs notations en devises internationales, ce qui, dans une perspective bâloise, est très pénalisant pour les banques, puisque l’exercice devient particulièrement consommateur de fonds propres réglementaires. En outre, la très vaste majorité des expositions bancaires sont libellées en francs CFA, ce qui anesthésie le risque de non-transfert (ou de convertibilité en devises), lequel risque est une dimension importante des notations fournies par les agences « internationales » et non-pertinent pour le calcul du ratio de fonds propres bâlois.
C’est la raison pour laquelle nous estimons que WARA, en tant qu’agence de notation régionale, devrait être rendue éligible à son inclusion dans le dispositif de calcul du capital réglementaire des banques, lesquelles devraient être autorisées à utiliser nos notes pour effectuer ces calculs.
Enfin, nous attendons avec impatience l’application des normes bâloises de liquidité. Le cadre bâlois prévoit en effet un ratio de liquidité de court terme (les actifs liquides devant couvrir les passifs à court terme) et un ratio de liquidité de long terme (les ressources longues devant couvrir les actifs de maturités élevées). Fort des enseignements de ces ratios, les institutions financières de la sous-région seront sans doute incitées à : i) émettre des obligations pour allonger la maturité moyenne de leur mix de refinancement ; ii) gérer de manière dynamique leurs équilibres bilanciels, notamment par le truchement de la titrisation ; et iii) explorer des modalités alternatives de financement comme les sukuk (ou obligations islamiques), le crowdfunding et les cessions de créances. Dans tous les cas, WARA peut y apporter sa contribution constructive par le biais de notre savoir-faire en matière de notation financière.