Le droit, entendu comme science humaine et sociale, a souvent été considéré, par certains gouvernements africains , comme un art mineur, l’économie étant, pour eux, l’art majeur. Il ne s’agit pas ici d’opposer le droit à l’économie, ces deux sciences étant complémentaires.. Toutefois, il n’est que de voir le rôle que le droit a joué dans le développement socio-économique des pays occidentaux pour se convaincre de la nécessité pour les pays africains de mieux l’intégrer dans les politiques et stratégies de développement. A cet égard, la promotion de l’expertise juridique africaine doit constituer un objectif de développement tout aussi important.
Le rôle du droit dans le processus de développement économique et social
Nous voudrions, tout d’abord, procéder à quelques rappels qui permettrons de mesurer l’importance du rôle du droit dans les processus de développement et, partant, l’urgence qu’il y a pour les pays africains de développer des capacités juridiques endogènes, à cet égard.
En 2000 , à l’occasion de la première conférence internationale sur le thème Droit, Justice & Développement (Law, Justice & Development) organisée par le Groupe de la Banque Mondiale à Washington DC, (1) le Président James Wolfensohn, avocat de formation, avait demandé au Professeur Amartya Sen, Prix Nobel d’économie (1998), de prononcer le discours inaugural. Ce dernier, contre toutes les idées reçues, a souligné avec force que le droit précède l’économie. En d’autres termes, le droit est l’infrastructure sur laquelle doit reposer la superstructure économique, c’est à dire toutes les politiques ou stratégies de développement.
Conscient du rôle du droit dans le cadre de ses opérations, le Groupe de la Banque Africaine de Développement (BAD) a soutenu , tant au plan technique que financier, plusieurs initiatives dont, notamment, (i) l’adoption par le Conseil d’administration d’une Stratégie du Droit au Service du Développement, (ii) ) la création de l’Institut Africain du Droit et (iii) la publication de la Revue du Droit au service du Développement. (2)
En 2005, à la suite d’une vague de procès intentés par des fonds vautours contre plusieurs pays africains, au titre de leurs dettes souveraines, les ministres africains des finances ont appelé à la mise en place d’un dispositif juridique destiné (i) à prévenir ces procès , (ii) à assister leurs pays dans le cadre des procédures judiciaires et/ou arbitrales engagées contre eux et (iii) à renforcer les capacités juridiques des leurs institutions gouvernementales et du secteur privé. Ainsi , en 2008, avec le soutien de la BAD, a été créée par un traité international, la Facilité Africaine de Soutien Juridique (“la Facilité”). La Facilité allait, d’ailleurs, rajouter à ses missions le soutien aux pays africains dans le cadre de la négociation des contrats commerciaux complexes , tels que les contrats d’investissement dans les secteurs miniers, pétroliers, des infrastructures etc. (3)
En 2013, à l’initiative de son Vice-Président pour l’Afrique , la Banque Mondiale a également décidé la mise en place, au profit des pays africains, d’un dispositif d’aide à la négociation des contrats liés à l’exploitation des ressources naturelles (mines, hydrocarbures, bois, foncier etc.).
La place des cabinets africains dans l’offre de services juridiques en Afrique.
Depuis bientôt une dizaine d’années, les analystes et autres observateurs de l’économie internationale s’accordent sur ce que le continent africain constitue un important pôle de croissance économique, en raison (i) de l’abondance de ses matières premières, très convoitées, (ii) de l’avènement d’une nouvelle classe moyenne, puissant moteur d’accroissement de la demande de biens de consommation, (iii) d’immenses besoins en infrastructures économiques et sociales, et (iii) d’une utilisation de plus en plus maîtrisée des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Aujourd’hui, force est de constater que l’offre de services juridiques à forte valeur ajoutée, notamment, dans les domaines de la négociation des contrats d’investissement ou de l’arbitrage d’investissement, provient essentiellement des cabinets d’avocats d’affaires et autres cabinets occidentaux d’expertise juridique et fiscale. Ces derniers, ayant compris les gros enjeux économiques et financiers derrière ces projets de développement (en général, financés par les banques et fonds d’investissement occidentaux), ont, depuis quelques années, mis en place des stratégies d’approche qui leur permettent d’avoir la préférence des Etats africains et de leurs bailleurs de fonds. Ces stratégies consistent, notamment, (i) dans le réseautage politique ou (ii) la conclusion, avec des cabinets africains, d’accords de partenariat qui peuvent prendre la forme de best friends, de cabinets affiliés ou de cabinets intégrés purement et simplement avec, dans ce dernier cas, l’obligation pour le cabinet africain d’afficher le nom commercial et le logo du cabinet occidental sur ses documents, documents professionnels et son site web, le cas échéant.
Les pistes de réflexion et de solutions pour améliorer l’offre de services juridiques par les cabinets africains.
Face à cette situation, une certaine résistance des cabinets africains s’est organisée sous des formes diverses. Par exemple, certains barreaux tels ceux de la zone UEMOA, ont mis en place des garde-fous dont l’efficacité est, cependant, régulièrement éprouvée. D’autres ont choisi la voie du réseau intégré composé uniquement de cabinets africains, c’est le cas de African Legal Network (ALN).(3) D’autres encore ont opté pour une solution médiane entre l’intégration et l’indépendance. Difficile équilibre à tenir.
Il faut cependant admettre que la coopération ou collaboration entre cabinets occidentaux et africains demeure une nécessité, en raison des possibilités dont elle recèle, notamment, en matière de transfert de techniques et de savoir-faire, voire de bonnes pratiques internationales. Toutefois, cette coopération ou collaboration doit prendre en considération les intérêts bien compris de chacune des deux parties et réaliser ainsi une solution gagnant-gagnant.
Les gouvernements des pays africains ont le plus grand intérêt à favoriser l’émergence de cabinets locaux, suffisamment bien structurés et dont la pratique s’inscrit dans le cadre des standards professionnels internationaux. En effet, l’avantage des cabinets locaux réside dans ce qu’ils (i) connaissent le droit du pays ou de la région (exemple de l’OHADA) ainsi que les cultures et réalités socio-économiques, (ii) sont soucieux de l’atteinte des objectifs de développement du pays ou de la région et (iii) sont souvent plus compétitifs en termes de rapport qualité-prix. Toutefois, pour réaliser cet objectif , deux exigences doivent , au préalable, être satisfaites, à savoir :
(i) Pour les gouvernements africains, pris individuellement, il s’agira, d’abord, de recenser les cabinets possédant de solides compétences dans diverses matières ( PPP, hydrocarbures, mines, construction, dette souveraine, gouvernance, financement de projet , arbitrage international , etc.) Ces cabinets pourront ainsi être associés à tout appel d’offres lancé par les gouvernements et auront le privilège de s’adjoindre, s’ils le jugent nécessaire , les services d’un cabinet étranger , dans le cadre d’un partenariat équilibré.
(ii) Pour les cabinets africains, il s’agira, surtout, de sortir de la tradition du cabinet individuel pour évoluer vers des cabinets d’associés regroupant des expertises diverses et, ensuite, accéder aux formations professionnelles de haut niveau leur permettant de mieux répondre aux besoins des pays africains, notamment en matière de négociation, de rédaction de contrats internationaux et d’assistance dans le domaine de l’arbitrage d’investissement.
Les success stories de cabinets africains ne manquent pas : en voici quelques exemples
En 2015, une équipe du cabinet FALL & Co, composée de Me Aboubacar FALL et du Professeur Ibrahima LY, a assisté, avec succès , les sept (7) Etats côtiers de la Commission Sous Régionale des Pèches (CSRP) dans le cadre de leur procédure consultative auprès du Tribunal International du Droit de la Mer, à Hambourg ( Allemagne). (4)
En 20017, le cabinet local Centurion a été choisi par le gouvernement de la Guinée Equatoriale et l’a assisté, avec sucés, sur toutes les étapes des négociations ayant conduit ce pays à être admis en qualité de membre des pays producteurs de pétrole (OPEC).
Entre 2017 et 2018, une équipe de juristes africains, sélectionnée par le gouvernement de la République de Guinée, a procédé avec succès, à la réforme du Code de la Marine Marchande et à l’élaboration de ses textes d’application.
Enfin, des initiatives de cabinets d’avocats africains ont , récemment, été prises qui ont conduit à la création de (i) l’Association des Cabinets d’Avocats d’Affaires Africains et de (ii) l’Association Africaine d’Arbitrage. (5)
En conclusion
L’importance du rôle du droit dans le processus de développement économique et social n’est plus à démontrer.. Il est urgent, dés lors, que les gouvernements africains adoptent une attitude positive à l’égard des cabinets locaux en se débarrassant du complexe qui les conduit à ne consulter et ne se faire représenter dans les instances judiciaires et ou arbitrales que par des cabinets occidentaux dits internationaux.
Il est grand temps de faire confiance à une expertise locale qui ne demande qu’à se voir offrir l’occasion de faire ses preuves, c’est à dire de servir. Les gouvernements africains sont-ils prêts à relever ce défi ?