Dakar, le 30 juin. Dans le quartier effervescent de Colobane, Mecque des marchands ambulants et symbole de l’économie informelle, une foule compacte se forme rapidement. Tel un océan, la vague humaine gonfle, éclairée par un soleil voilé par des nuages épars, messagers des pluies qui se font attendre. L’orateur du jour est encerclé par des badauds, des marchandises chinoises dans des pousse-pousse et des étals à la main. Les cris de colère et les youyous des supporters s’entremêlent, créant une ambiance électrique.
Venu s’enquérir du programme de déguerpissement des espaces publics, Ousmane Sonko a été confronté à un exemple typique de l’impopularité des réformes. Là où le Béninois Patrice Talon avait utilisé un bulldozer six ans auparavant, le Premier ministre sénégalais finira par reculer, tentant de se justifier avec un sourire crispé.
Il n’était pas au courant de ce programme, a-t-il argué, provoquant l’ire du maire de Fass-Guelle Tapée Colobane, Abdou Aziz Paye, qui révélera plus tard que ce programme de désencombrement avait été initié sur la base d’une circulaire signée par… le ministre de l’Intérieur. Pour sa part, Ousmane Sonko, confronté à l’une des premières broncas de sa carrière politique, s’en est tiré en instruisant Aida Mbodj, la directrice de la Délégation Générale à l’Entreprenariat Rapide des Femmes et des Jeunes (DER/FJ), de recevoir les marchands ambulants et d’examiner les moyens de les soutenir avec des financements potentiels. Le reste de cette rencontre choc a été largement débattu sur les plateaux télévisés et les réseaux sociaux.
Cet épisode illustre les 100 jours d’un tandem débordant de bonnes intentions mais confronté à la réalité d’une économie sociale de débrouillardise, qui s’exerce à même le trottoir et la chaussée. En affrontant cette problématique de front, le gouvernement s’est attiré les foudres d’une des bases qui l’a porté au pouvoir. Fallait-il poursuivre au nom de l’intérêt général et assumer une impopularité passagère, inhérente à toutes les réformes de ce type, ou céder au rapport de forces et admettre qu’il faut négocier pour libérer chaussées et trottoirs ? Le Premier ministre semble avoir opté pour cette seconde éventualité, en privilégiant la paix sociale au détriment, dirait l’autre, de l’intérêt général. Certains qualifieront cette posture de populiste car elle plaît à la foule mais ne résout pas les problèmes fondamentaux de la cité.
En 100 jours, de nombreuses initiatives prometteuses ont été entreprises, mais chaque fois, les oppositions ont été vives. Comme lors des négociations avec les boulangers et les meuniers pour faire passer le prix du pain de 175 à 150 francs CFA, une mesure imposée non sans polémique. La baisse des prix des denrées de base faisait partie des promesses de campagne du parti Pastef au pouvoir, mais les promesses de campagne et la réalité du pouvoir sont souvent diamétralement opposées.
L’autre grande attente des Sénégalais concernait la renégociation des contrats pétroliers, une question complexe qui est finalement restée en suspens. Plutôt que de se lancer dans des combats illusoires à la Don Quichotte, le gouvernement a sans doute dû revoir la jurisprudence en la matière. Le cas d’Alpha Condé, qui a fait perdre à son pays une décennie de renégociations souvent terminées devant les tribunaux internationaux, nous montre que la sagesse d’un leader réside dans sa capacité à créer un mouvement d’ensemble, rassurant le secteur privé local et international afin que la dynamique de création d’emplois (la vraie révolution dans un pays où 70 % de la population a moins de 35 ans) s’enclenche.
Le début de l’exploitation du pétrole intervenu il y a deux semaines constitue une bonne nouvelle pour le gouvernement et les comptes publics, tout comme l’émission réussie d’un Eurobond de 750 millions de dollars. Avec le gaz prévu pour le dernier trimestre, le Sénégal aura les moyens de mener des politiques publiques à long terme. Pourvu que l’accès universel à l’électricité, fixé en 2025 par le régime précédent, ainsi que l’accès à l’eau potable, la construction de routes et d’infrastructures de mobilité, la mise à niveau de l’éducation et du plateau sanitaire, indispensables à la souveraineté économique et alimentaire, demeurent les pierres angulaires du fameux « Projet », un programme de développement qui devrait être disponible avant la fin de l’année.
En attendant, ces 100 jours ont révélé un partage des rôles plutôt inédit : le président Bassirou Diomaye Faye s’occupant des fonctions de souveraineté et de la diplomatie, ce qui lui permet de conserver son impopularité intacte. Dans le même temps, son Premier ministre fait face aux députés de l’opposition et aux corporations déterminées à préserver leurs acquis, positions et situations supposées de rente.
À Colobane, ils étaient nombreux en mars dernier à scander « Diomaye, c’est Sonko, Sonko, c’est Diomaye », un couplet percutant dans la conquête du pouvoir. Depuis, le duo gouverne avec des rôles bien définis, ce qui devrait continuer au moins jusqu’à la prochaine législature.