Monsieur le Commissaire, le premier objectif affiché par le Traité de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) est de « renforcer la compétitivité des activités économiques et financières des Etats membres dans le cadre d’un marché ouvert et concurrentiel… ». Dans ce cadre, la Commission est chargée de l’application des règles de concurrence. Pourriez-vous donner des détails sur le mandat de la Commission en matière de concurrence et sur les règles de concurrence au sein de l’UEMOA ?
Le mandat* de la Commission est de contribuer activement au bon fonctionnement de la concurrence sur les marchés en vue d’améliorer le bien-être des consommateurs et de soutenir la croissance, l’emploi et la compétitivité de l’économie. Un fonctionnement sain et équitable du marché reste la meilleure protection des investissements, de la liberté d’entreprendre et de la prospérité économique en général. In fine, un environnement concurrentiel permet d’avoir des prix bas pour tous, une meilleure qualité des biens et services, une diversification des offres et une stimulation de l’innovation et de la production. Il est donc utile et même nécessaire de se doter de règles organisant la concurrence . * C’est ce que l’UEMOA a fait dans son Traité fondateur, à son article 88 qui interdit de plein droit des pratiques anticoncurrentielles sur les marchés nationaux et celui communautaire. Ce sont des pratiques qui ont pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser le libre jeu de la concurrence au sein de l’UEMOA.
* La Cour de Justice de l’UEMOA, dans son avis n° 3 du 27 juin 2000, a considéré que la compétence de l’UEMOA a un caractère exclusif par en ce qui concerne les pratiques anticoncurrentielles visées aux articles 88, 89 et 90 du Traité en matière de concurrence.
Les pratiques anticoncurrentielles sont souvent le fait des entreprises mais elles peuvent aussi être le fait des Etats.
Les pratiques anticoncurrentielles du fait des entreprises sont :
- d’une part les ententes anticoncurrentielles qui sont des accords, associations et pratiques entre entreprises sur les prix, les quantités, la répartition du marché ou des sources d’approvisionnements ;
- d’autre part les abus de position dominante qui sont les pratiques mises en œuvre par une entreprise leader sur le marché à l’égard de ses partenaires ou concurrents, qui se manifestent notamment par l’imposition directe ou indirecte des prix, la limitation des débouchés ou de la production, la discrimination à l’égard de certains partenaires commerciaux (par ex. en accordant des rabais à certains et pas aux autres), en somme des pratiques visant à se soustraire aux contraintes de la concurrence ; ces abus peuvent être le fait de plusieurs entreprises ;
Quant aux pratiques anticoncurrentielles du fait des Etats, elles sont constituées :
- principalement, des aides publiques (d’Etat) qui sont des mesures financières discriminatoires des Etats qui favorisent certaines entreprises ou certaines productions, comme les subventions ;
- mais aussi les pratiques anticoncurrentielles sous forme de mesures non financières pouvant faire échec à l’application des règles de concurrence.
NB : Il va de soi que toutes les ententes entre entreprises ne sont pas prohibées per se, c’est-à-dire en tant que telles. Ainsi ne sont pas prohibées les ententes qui comportent des avantages pour le consommateur et le marché, comme faire baisser les prix, ou améliorer la qualité ou la sécurité des produits. De même, la position dominante n’est pas en elle-même une infraction puisqu’elle résulte de l’efficacité d’une entreprise sur un marché donné ; de ce fait, seuls les actes d’abus sont condamnables. Dans le même sens, sont compatibles avec le Traité « les aides destinées à remédier à une perturbation grave de l’économie d’un Etat membre ».
La Commission dispose donc, dites-vous, d’une compétence exclusive pour le traitement des pratiques anticoncurrentielles aussi bien sur le marché communautaire que sur les marchés nationaux. De quels moyens et outils dispose le Département dont vous avez la charge pour assurer une surveillance ou une régulation efficace sur l’ensemble de ces marchés et garantir l’exécution des décisions rendues ?
Il est exact que la compétence ci-dessus évoquée de l’UEMOA et de la Commission en matière de concurrence est exclusive et cela crée un grand défi pour le DMRC qui dispose de peu de ressources humaines dédiées au traitement des questions de concurrence. On espère l’appui du Président de la Commission pour améliorer sensiblement la situation.
Pour l’instant et conformément aux dispositions de la directive de 2002 qui régit la coopération en matière de concurrence entre la Commission et les Etats membres, le DMRC s’appuie beaucoup sur les structures nationales de concurrence bien que celles-ci n’aient pas de compétence propre. Ces structures sont chargées de relever les indices de dysfonctionnements sur les différents marchés et de réaliser des enquêtes de concurrence au niveau national. Les rapports d’enquête de concurrence sont transmis au DMRC qui les exploite. Cela aide grandement la Direction de la Concurrence à suivre le fonctionnement des marchés.
Dans le même sens, les Etats sont associés au traitement des dossiers au sein du Comité Consultatif de la Concurrence, à raison de deux membres par Etat. Ce Comité est consulté sur tout dossier avant sa transmission au Collège des Commissaires, qui est l’organe décisionnaire.
En termes de moyens juridiques, la législation communautaire de la concurrence a accordé à la Commission d’importants pouvoirs d’investigation en imposant l’obligation pour les entreprises et les Etats de communiquer les informations demandées par elle. La Commission bénéficie également d’importants pouvoirs de sanction. Le quantum des sanctions aux violations des règles de fond est compris entre 500 000 FCFA et 100 000 000 FCFA ou 10% du chiffre d’affaires ou 10 % des actifs de l’entreprise ou des entreprises concernées. La Commission peut aussi prononcer des astreintes en cas d’inexécution de ses décisions. S’agissant des Etats membres, les sanctions consistent en des injonctions de faire ou de ne pas faire, pouvant aller jusqu’à la suspension des appuis de l’Union à l’Etat fautif.
Il convient de souligner que les sanctions financières ne visent pas la disparition des entreprises ayant enfreint les règles de concurrence, ce qui serait une perte pour l’économie communautaire. C’est pourquoi les premières sanctions financières infligées et recouvrées par la Commission sont de montant modéré et revêtent un caractère pédagogique visant à développer la culture de la concurrence au sein de l’UEMOA. Certainement que les sanctions prononcées seront plus dissuasives avec le temps.
L’UEMOA célèbre, en cette année 2024, le trentième anniversaire de sa création. En votre qualité de Commissaire en charge de la concurrence, quel bilan sommaire pouvez-vous établir en ce qui concerne les réalisations de la Commission de l’UEMOA dans le domaine de la concurrence ?
Certes, l’UEMOA a 30 ans cette année. Toutefois, il faut souligner que les textes d’application des dispositions du Traité (qui constituent le droit dérivé) en matière de concurrence ont été adoptés seulement le 23 mai 2002, soit plus de 8 ans après le Traité. Ces textes d’application sont constitués de trois (03) règlements et deux (02) directives. Ils sont relatifs aux règles matérielles et aux procédures à suivre, à la transparence des rapports entre les Etats et leurs entreprises publiques ainsi qu’à la répartition des compétences entre la Commission et les structures nationales de concurrence.
Après la création d’une direction en charge de la concurrence, il s’est agi, pendant les premières années, de réaliser des activités de diffusion et de dissémination de cette nouvelle législation auprès des acteurs économiques (publics et privés) de l’Union.
Ces dernières années, avec le nouveau Collège de Commissaires, installé en mai 2021, on assiste à une véritable montée en puissance de la Commission avec l’adoption de plusieurs décisions contentieuses et non contentieuses en matière de concurrence, qui portent le nombre total des affaires traitées à une soixantaine, couvrant de nombreux secteurs ou activités économiques, comme les hydrocarbures, les assurances, les banques, les dispositifs médicaux, la brasserie, le tabac, la confiserie, l’affichage publicitaire, le ciment, la métallurgie, la conservation mortuaire, la manutention portuaire et l’assistance en escale aéroportuaire.
Cela traduit une bonne dynamique du processus d’instruction du contentieux de la concurrence avec, notamment, une réduction significative de la durée moyenne de traitement des affaires, qui est passée de six (06) ans à deux ans et demi en moyenne, délai que nous travaillons à réduire davantage.
Enfin, après deux décennies d’expérimentation des règles de concurrence, la Commission a ouvert le chantier de la réforme du cadre juridique et institutionnel de la concurrence en vue d’assurer, d’une part, une meilleure implication des Etats membres dans la régulation de la concurrence à travers un partage des compétences entre la Commission et les Etats et, d’autre part, un contrôle plus direct des opérations de concentrations à travers l’élaboration d’un projet de règlement instaurant une obligation de notification desdites opérations, basée sur des seuils définis.
Vous avez récemment effectué une mission de travail en Europe auprès de structures de référence en matière de régulation de la concurrence, avec lesquelles des partenariats sont tissés. Quelles sont les perspectives d’amélioration du dispositif actuel de régulation de la concurrence dans l’Union qu’apporte cette mission ?
Outre le projet de réforme du cadre juridique et institutionnel de la concurrence, évoqué plus haut, le DMRC envisage de proposer de nouveaux outils de détection et de sanction des pratiques anticoncurrentielles, en l’occurrence les programmes de clémence et la procédure de transaction qui ont fait justement la preuve de leur utilité au sein des Autorités de concurrence belge et suisse que nous avons visitées et qui nous ont bien accueillis.
Les programmes de clémence sont des outils mis en place par les autorités de la concurrence pour inciter les entreprises à dénoncer les ententes anticoncurrentielles dans laquelle elles sont impliquées. Ils consistent dans l’octroi d’une immunité de sanction ou dans la réduction de la sanction applicable au profit des entreprises qui dénoncent volontairement l’infraction et en apportent la preuve. Le but de ces programmes est de briser le caractère confidentiel ou secret des ententes et surtout d’obtenir des entreprises fautives des informations et des preuves de l’infraction.
Quant à la procédure de transaction, elle permet aux entreprises, qui ne contestent pas les faits qui leur sont reprochés, d’obtenir le prononcé d’une sanction pécuniaire à l’intérieur d’une fourchette proposée par l’autorité de concurrence, ayant donné lieu à un accord des parties.
La mise en œuvre de façon combinée des procédures de clémence et de transaction comporte de nombreux avantages tels que la possibilité pour les entreprises qui le souhaitent de terminer plus vite une procédure, d’économiser des coûts procéduraux et d’obtenir une diminution de la sanction qui peut être substantielle. Pour l’Autorité de concurrence, elles peuvent permettre de découvrir des pratiques anticoncurrentielles qui auraient pu leur échapper, de clore plus rapidement certaines procédures, d’éviter des recours devant les juridictions, la Cour de justice de l’UEMOA en ce qui nous concerne, d’économiser des frais d’investigations (enquêtes) et de dégager ainsi des ressources pour remplir au mieux ses missions.
Revenant à votre question, pour tous ces chantiers, nos partenaires de la Commission Européenne, de l’Autorité belge de la Concurrence et de la Commission de la Concurrence Suisse, qui ont expérimenté avec succès ces nouveaux outils sur plusieurs années, ont manifesté leur disponibilité à accompagner la Commission dans ce processus.
Par ailleurs, il est envisagé le renforcement du dispositif organisationnel de gestion des affaires de concurrence par la mise en place d’un système d’information sur la concurrence, qui favorisera une meilleure collecte et analyse des données, des plaintes et un suivi plus efficace des procédures d’instruction.
Je puis d’ores et déjà porter à votre connaissance que la Direction de la Concurrence de l’UEMOA et l’Autorité de Régionale de la Concurrence de la CEDEAO sont bénéficiaires d’un programme d’appui à la concurrence en Afrique de l’Ouest, financé par l’Union européenne à hauteur de 05 millions d’Euros (soit environ 3 milliards 300 millions de FCFA). Cet important appui contribuera sans nul doute à la réalisation des réformes envisagées et à dynamiser davantage la Direction de la concurrence dans le sens d’une plus grande effectivité et efficacité de l’intégration dans l’espace UEMOA dans le domaine de la concurrence.
Notes
*Selon la doctrine économique, le marché concurrentiel est celui sur lequel il y a de nombreux acheteurs et de nombreux vendeurs de sorte que chacun a un impact négligeable sur le prix de marché.