L’avènement de la 4ème révolution industrielle et la prééminence du numérique, de la data et de l’intelligence artificielle ont induit un remplacement progressif des travailleurs qualifiés ou non qualifiés par des robots dans les usines et des algorithmes dans les bureaux. C’est ce que déclare Mohamed Naceur AMMAR, ancien ministre tunisien des Technologies et de la Communication. Pour cet Ingénieur X-Mines ParisTech, PhD et Chairman of the Advisory Board de Pristini School of AI, le monde aborde un virage inédit en matière d’emplois.
Des études récentes ont montré que 85% des emplois de 2030 n’existent pas encore. Selon vous quels sont les métiers du futur d’une part et le futur des métiers d’autre part ?
En effet, de nombreuses études ont été menées à propos du futur du travail et de l’emploi. Qu’elles soient rétrospectives ou prospectives, ces études ont montré que l’impact des transformations en cours sur le monde du travail est sans précédent. Lors des trois révolutions industrielles précédentes, depuis la fin du 18e siècle et l’invention de la machine à vapeur jusqu’à la fin du 20e siècle, la création de nouveaux emplois l’a toujours emporté sur la destruction. A l’époque, on parlait de destruction créatrice pour reprendre un concept de J. Schumpeter dans le sens où le progrès technique et l’innovation étaient sources de création de nouveaux métiers qui compensaient voire dépassaient largement en nombre les emplois détruits. L’automatisation des processus de fabrication a certes éliminé certains postes de travail manuel, mais en même temps a engendré une croissance ayant permis la création de nombreux nouveaux postes dans un contexte de coexistence et de complémentarité entre l’homme et la machine.
Ce qui est nouveau avec les transformations en cours depuis le début du 21e siècle est, d’une part, la fin du clivage manuel/intellectuel ou physique/cognitif dans les métiers présentant un grand risque de disparition, et le caractère ubiquitaire et multisectoriel des activités économiques impactées d’autre part. L’avènement de la 4ème révolution industrielle et la prééminence du numérique, de la data et de l’intelligence artificielle ont induit un remplacement progressif des travailleurs qualifiés ou non qualifiés par des robots dans les usines et des algorithmes dans les bureaux. Aussi bien les cols blancs que les cols bleus sont touchés par ce phénomène, ce qui a amené certains économistes et chercheurs à évoquer le risque d’un chômage technique de masse et à introduire le concept d’homme inutile.
Bien entendu les idées sont très controversées à ce sujet, entre un courant d’optimistes attachés mordicus à l’idée que si la croissance n’a pas de fin le travail non plus, et un courant de pessimistes qui vont jusqu’à préconiser la taxation des robots pour financer un revenu universel de subsistance pour les perdants de la révolution en cours. Cela étant, des recherches sérieuses récentes ont montré que 50% des métiers actuels dans l’industrie et dans les services présentent un risque élevé de disparition à l’horizon 2030-2040.
Ce qui fait dire que nous ne connaissons pas 80% des emplois de 2030. De fait, 80% des emplois les plus prisés actuellement sur le réseau LinkedIn tels que data scientist, data architect, data analyst, data engineer, spécialiste Cloud, expert en IA, expert en cybersécurité, etc. n’existaient pas en 2010. C’est pour cette raison que je préfère le concept de futur des métiers à celui des métiers du futur d’autant plus que le monde dans lequel nous vivons est qualifié en anglais de VUCA (volatil, incertain, complexe et ambigu).
Il est dès lors légitime de se poser la question sur le facteur discriminant qui fait qu’un métier soit vulnérable et présente un risque élevé de disparition. Tout le monde s’accorde à dire que cette vulnérabilité n’est plus tant liée au caractère qualifié ou non qualifié de l’emploi, mais de plus en plus à son caractère routinier ou répétitif.
Désormais une qualification scientifique et technique poussée n’est plus suffisante pour garantir la pérennité de l’emploi. Il faudrait en plus de l’empathie, de la créativité, de l’intelligence sociale et émotionnelle. La bonne grille de lecture pour le futur des emplois consiste ainsi à croiser les compétences scientifiques et techniques avec les compétences empathiques. Les emplois les plus prisés seront ceux qui conjuguent ces deux catégories de compétences, viennent en second lieu des emplois pérennes,empathiques mais pas nécessairement qualifiés, les emplois qualifiés mais sans empathie seront en déclin, et ceux qui n’ont ni qualification ni empathie seront voués à l’extinction.
Ce que vous venez d’évoquer comme études concerne davantage les pays développés. Quid des pays en développement et des pays africains notamment ?
Les pays en développement en général et les pays africains en particulier vont subir de plein fouet l’impact des transformations en cours, qui a donc un caractère majeur et global. Fini donc le temps de rattrapage industriel qui a longtemps nourri des politiques publiques depuis le siècle dernier. Ceci est d’autant plus vrai que la 4ème révolution industrielle a engendré des politiques de redéploiement industriel dans les pays développés. En effet l’industrie 4.0 et le numérique ont complètement changé la donne et engendré un nouveau modèle économique de production générant un retour sur investissement in situ dans les pays développés. La délocalisation des sites productifs dans les pays en développement avec à la clé une compétitivité tirée par le coût du travail, n’est plus d’actualité d’autant que la nouvelle usine cyber physique et hyperconnectée issue de cette révolution, s’est affranchie des contraintes des économies d’échelle et tire plus sa compétitivité de son agilité, de sa proximité géographique des marchés, et de la personnalisation de sa production. Donc les pays africains vont être autant impactés voire plus que les pays développés par les transitions en cours, numérique, énergétique, industrielles, etc., et ce, avant même d’avoir connu les bienfaits de la globalisation.
Donc il n’y a guère le choix pour les pays du continent que d’adopter des nouvelles politiques intégrant les enjeux du monde à venir. Ceci est d’autant plus possible que changer de braquet est tout à fait possible pour repenser les modèles de développement et qu’il n’y a plus de barrière à l’accès aux technologies dans cette nouvelle économie. Ce faisant les pays africains devront faire face aux défis de développement des infrastructures et de renforcement du capital humain. Il n’en demeure pas moins que le continent détient un atout important lié à la profondeur du pool de jeunes talentueux dans sa population.
Les start-ups tunisiennes ont attiré ces dernières années de grands investisseurs multinationaux. Qu’est ce qui justifie cette attractivité ?
Depuis le début des années 2000, la Tunisie a su construire et développer un écosystème entrepreneurial de l’innovation, et ce même en dépit de la conjoncture socioéconomique difficile par laquelle passe le pays depuis 2011. Cet écosystème a favorisé l’émergence de technopoles sectoriels, de structures pour l’incubation et l’accélération de start-ups, de clusters, de fonds d’investissement, etc. De plus, le pays a été précurseur par la promulgation en 2018 d’une loi baptisée « Start-up Act » qui a servi comme levier pour encourager les jeunes à oser entreprendre en leur octroyant quelques avantages. Ceci a permis l’éclosion de nombreuses start-ups et la réussite de certaines d’entre elles à l’échelle internationale à l’instar de Instadeep opérant dans le domaine de l’intelligence artificielle et acquise récemment par le laboratoire BioNTech pour plus de 600 millions de dollars. Certes il reste beaucoup à faire pour accompagner les start-ups à l’international, mais c’est plus facile quand des success story sont là pour baliser la voie.
Qui dit innovation dit aussi recherche scientifique. Comment créer des pôles de recherche scientifique regroupant des compétences africaines pour booster les échanges d’expérience ou d’expertise à l’exemple des échanges commerciaux à travers la ZLECAF ?
La voie pour valoriser les résultats de la recherche et en faire des projets innovants nécessite de repenser les mécanismes de financement de la recherche d’une part, et les mesures incitatives pour les chercheurs afin qu’ils changent d’état d’esprit et pensent davantage à transformer leurs résultats en brevets et à créer de la valeur, d’autre part. La rationalisation des coûts de la recherche dans les pays africains qui souffrent de plus des limites budgétaires impose de facto la fédération des ressources à différentes échelles locales, nationales, internationales pour favoriser les synergies et partager les expériences et les expertises. A l’instar de ce qui se passe dans l’Union Européenne, on peut créer une Union pour la recherche en Afrique, qui permettrait l’édification de pôles de recherche transnationaux adressant les problématiques spécifiques de développement continental et qui capitaliserait sur les forces disponibles dans certains pays. Les plateformes numériques pourraient aider à mettre en réseaux les différentes structures de formation, de recherche et d’innovation dans les pays africains pour ce faire à l’instar de l’ITAUN https://itaun.org.
Votre message à la jeunesse africaine ?
Mon message aux jeunes des générations Z et Alpha ou « Digital native » : Pour faire face aux transformations en cours et à venir et qui vont impacter lourdement le monde sur tous les plans, géopolitique, économique, social, environnemental, etc.,
– Vous devez privilégier plutôt l’acquisition des compétences qui vont prendre de plus en plus d’importance pour des métiers en perpétuelle mutation,
– Des compétences scientifiques et technologiques sont nécessaires, mais loin d’être suffisantes, il faudrait y ajouter des compétences émotionnelles, humaines et sociales,
– Les métiers liés à l’intelligence artificielle et à la data ont un bel avenir devant eux si on les conjugue avec de la créativité, du sens de l’initiative, de l’entrepreneuriat, et de l’éthique plaçant l’homme et la société au centre des enjeux,
– Vous devez considérer que toutes les expériences de vie, à l’école, au sein d’une entreprise, dans la société sont autant d’opportunités pour forger vos compétences,
– Vous êtes plus que jamais concerné par la formation tout au long de la vie dans un monde qui bouge de plus en plus vite et qui va vous contraindre à vous adapter perpétuellement,
– S’il y a des qualités à mettre au premier plan dans votre parcours, j’en citerai trois : la capacité d’apprendre à apprendre, la capacité d’agir et la capacité d’interagir.
A propos du Professeur Mohamed Naceur AMMAR
Ingénieur X-Mines ParisTech, PhD, ancien ministre et Chairman et Advisory Board de Pristini School of AI.
Lauréat au baccalauréat mathématiques en 1976, il a effectué ses études en classes préparatoires au Lycée Louis-le-Grand à Paris. Après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur de l’Ecole Polytechnique et de l’Ecole des Mines Paris-Tech, et un doctorat (Ph.D.) de l’Ecole des Mines Paris-Tech en génie des procédés, il a démarré sa carrière en France en tant que maître- assistant associé à l’Ecole des Mines Paris-Tech et à l’Ecole Nationale Supérieure de Techniques Avancées Paris.
De retour en Tunisie au milieu des années 1980, il a été tour à tour, maître-assistant à l’Académie Militaire, maître de conférences et directeur des études de l’Institut Préparatoire aux Etudes Scientifiques et Techniques l’IPEST, membre de la commission de création de l’Ecole Polytechnique de Tunisie, professeur et directeur-fondateur de l’Ecole Supérieure des Communications (Sup’Com Tunis), ministre des Technologies de la Communication en 2010. Il est cofondateur de l’Ecole Supérieure Privée d’Ingénierie et de Technologies (ESPRIT) dont il a présidé le conseil d’administration jusqu’à l’année 2020. Depuis 2022, il est président de l’Advisory Board de Pristini Knowledge Group.
Il est par ailleurs membre dans des conseils d’administration et des commissions de réforme, mentor dans le cadre du programme LeadCampus lancé par Sciences Po Paris en 2017 et géré par HEC Paris depuis 2019, pour la formation des leaders de demain en Afrique, et expert international auprès la Commission des Titres d’Ingénieur CTI.