Par Abashi SHAMAMBA
Médecins, dentistes, avocats, architectes, topographes, courtiers d’assurances ou promoteurs immobiliers individuels -et la liste n’est pas exhaustive- ont depuis des années, vécu dans un paradis fiscal de fait dans le Royaume. Selon les chiffres officiels que Financial Afrik publie en exclusivité, la plupart de ces professions paient autant, voire moins d’impôt qu’un salarié du bas de l’échelle. C’est à cette dissimulation des revenus tolérée jusqu’à présent, que le gouvernement, soutenu par l’opinion publique, s’attaque en instituant une retenue à la source dans le projet de loi de finances. Comme il fallait s’y attendre, ces corporations multiplient des protestations et activent leurs relais au Parlement pour maintenir le statu quo.
Depuis quelques une quinzaine de jours, le gouvernement marocain est confronté à une vague des protestations contre la mesure de la retenue à la source de l’impôt sur le revenu (IR) introduite dans le projet de loi de finances et qui vise plusieurs professions libérales. Le gouvernement a touché là où ça fait mal. Ce que redoutent tous ceux qui manifestent actuellement dans la rue est que la retenue à la source adossée à une éventuelle régularisation (soit une restitution du trop-perçu ou paiement d’un complément) signifie plus de transparence et de traçabilité de revenus. Ce dont ne veulent pas entendre parler toutes ces professions pour qui, la norme c’est de ne pas payer l’impôt qu’elles doivent. L’objectif du gouvernement est de combattre une évasion fiscale qui atteint des proportions industrielles.
En première ligne, les avocats dont 9 sur 10 paient seulement 10.000 dirhams, soit l’équivalent de 1.000 dollars d’impôt par an ! C’est autant pour les médecins généralistes du secteur privé tandis que près de 2 spécialistes sur 3 ne paient en moyenne que 30.000 dirhams (3.000 dollars) d’impôt sur le revenu par an.
Tout le monde sait, en commençant par le gouvernement, que ces chiffres ne reflètent pas les revenus réels de ces professions et encore moins, leur train de vie. Mais avec des moyens très limités, le fisc ne peut pas contrôler tout ce monde même en mobilisant tout l’effectif de ses inspecteurs.
Soumis à la retenue à la source comme tout employé, les médecins exerçant à l’hôpital public ou dans l’administration paient 7 fois plus que leurs confrères du privé. Cherchez l’erreur !
De gros soupçons pèsent également sur les pharmaciens d’officine, une profession sortie d’un étrange régime forfaitaire il n’y a pas si longtemps. Selon les données officielles (voir tableau), le montant moyen de l’impôt sur le revenu d’un pharmacien s’élève à 22.500 dirhams, un peu plus de 2.100 euros par an. Pour ne pas attirer l’attention des autorités sur leur civisme fiscal, la profession via des syndicats très actifs, allument souvent des contre-feux en mettant en avant le nombre de pharmacies qui seraient en difficulté, des pharmacies souvent tenues par des jeunes ou celles où il y a eu des problèmes de succession du fondateur.
Personne au Maroc ne comprendrait une seconde que les architectes, géomètres et topographes gagnent si peu pour ne payer que moins de 30.000 dirhams (3.000 dollars) d’impôt sur le revenu par an. Ces corporations font partie de ce que les démographes rangent parmi les classes moyennes supérieures.
Les avocats activent leurs relais au Parlement
Massivement représentés à la première Chambre du Parlement, les avocats ont déjà activé leurs relais. Contre toute attente, ils ont déjà fait reculer le gouvernement en obtenant une baisse du taux de la retenue à la source de 10 à 5% et l’exemption quinquennale des nouveaux inscrits au barreau. C’est presque une « prime » à la fraude à l’impôt. A l’évasion de la base imposable chez les robes noires, s’ajoute le phénomène des « avocats GSM », des milliers de praticiens qui exercent dans l’informel sans que les barreaux n’y trouvent rien à redire. Sur les 16.000 avocats qui pratiquent au Maroc (données du ministère de la Justice), seuls 6.000 déclarent régulièrement leur revenu au fisc ou plutôt, sous-déclarent. Les 10.000 autres sont tous hors du radar de l’administration fiscale. Pourquoi les bâtonniers n’exigent-ils pas un identifiant fiscal à l’inscription de jeunes avocats à l’Ordre, s’interroge un praticien.
Par ailleurs, on sait désormais que l’amnistie proposée au lendemain des assises fiscales de 2019 afin de permettre à certaines professions de se mettre en règle vis-à-vis du fisc, n’a pas donné des résultats escomptés, révèle un spécialiste des finances publiques qui tempête au fait qu’un bâtonnier ne déclare que 14.000 dirhams de revenu mensuel en moyenne. C’est loin, très loin de leurs revenus.
Aux assises de la fiscalité en 2019, l’ancien secrétaire général du ministère des Finances, Zouhair Chorfi, s’était fait des ennemis pour avoir levé le voile sur la réalité de leur contribution aux charges de la collectivité.
La cartographie des contributions aux recettes de l’IR se passe de tout commentaire : ce sont surtout les salariés (du secteur privé et les fonctionnaires) qui supportent l’essentiel du poids de l’impôt sur le revenu. Contrairement aux métiers qui sont au régime déclaratif, les employés ne peuvent pas dissimuler leur revenu.
Sur les 45 milliards de dirhams rapportés par l’impôt sur le revenu en 2021, 75% proviennent de retenues à la source sur les salaires. Les professions libérales, elles, s’organisent pour dissimuler une partie de leur revenu. Tous métiers confondus, les professions libérales paient en moyenne entre 9.000 et 10.000 dirhams au titre de l’IR par an, soit moins qu’un salarié qui émarge à 5.000 dirhams (500 dollars) nets mensuels. Ce sont des données officielles.
La persistance de ces « zones franches » dans le système fiscal est un vrai obstacle à la mise en œuvre de grandes réformes structurelles, dont la généralisation de la couverture sociale est la plus emblématique. Selon des spécialistes de questions fiscales, le système déclaratif touche là ses limites dans un environnement où l’adhésion à l’impôt reste faible. C’est tout le paradigme qu’il faut revoir, mais il faudra une bonne dose de courage et de détermination politique au gouvernement car il s’attaque à une anomalie considérée par ses bénéficiaires comme un droit acquis.