En UEMOA, les statistiques de PIB sont sous-estimées. Cela nous semble pour le moins évident. Tout d’abord, il y a les signaux forts : l’économie informelle est partout ; dans le secteur agricole, «en brousse», dans le bâtiment, dans les services à la personne, dans le petit commerce de rue ou sur les marchés. Il y a aussi les signaux faibles: en moyenne, dans les ports de la sous-région, les navires restent 15 jours à quai ou en rade, soit cinq fois plus qu’en Asie, indiquant une activité d’échanges par voie maritime bien supérieure aux capacités d’accueil portuaires; les aéroports ne désemplissent pas; le prix du mètre-carré à Dakar peut dépasser un million trois cents mille francs; le nombre de véhicules haut de gamme est impressionnant dans les capitales ouest-africaines; et les chantiers en tout genre ne semblent pas vouloir cesser… Tout cela n’est a priori pas en cohérence avec un PIB nominal par habitant de l’ordre de 575 000 FCFA, soit à peine plus de 1000 US$.
L’objet ici est précisément de proposer une méthode d’estimation du PIB effectif des économies de l’UEMOA. Par définition, l’économie informelle échappe à toute mesure directe. Nous ne pourrons donc jamais quantifier précisément ce qui est rétif à l’observation. Cela dit, il existe des méthodes indirectes d’estimation du PIB informel, i.e. de la quantité de richesse annuelle produite en-dehors des canaux capturés par la comptabilité. Nous définissions le PIB nominal effectif de la manière suivante :
PIB nominal effectif = PIB nominal officiel + PIB nominal informel.
Le PIB nominal officiel est, quant à lui, défini comme suit :
PIB nominal officiel = Indice des prix à la consommation x PIB réel formel
Le PIB nominal officiel est connu : il est publié par différentes sources que sont les Ministères de l’économie, la BCEAO, le FMI etc. Ce que nous cherchons donc à quantifier, c’est le PIB nominal informel en mesurant indirectement le PIB nominal effectif. Et pour ce faire, nous allons utiliser l’équation de Fisher, qui s’exprime comme suit :
M x V = Y
où M est la masse monétaire utilisée dans les échange marchands, soit au demeurant l’agrégat monétaire M1 (les pièces et les billets en circulation, plus les dépôts en comptes courants), V est la vitesse de circulation de la masse monétaire, et Y le PIB nominal officiel.
Le concept central : vitesse de circulation de la monnaie
Dans une économie donnée, la vitesse de circulation de la monnaie est une donnée structurelle. V est une variable qui évolue peu dans le temps. Elle représente le nombre de fois qu’une quantité monétaire (un billet par exemple) change de mains en une année. Dans les pays où on épargne peu et où on accumule peu de capital, comme en UEMOA, la vitesse de circulation de la monnaie est forcément plus élevée que dans les économies dites «développées» où l’épargne sert à l’accumulation de capital. En outre, eu égard à la prégnance évidente de l’économie informelle, où l’épargne est quasiment nulle, la vitesse de circulation de la monnaie s’en trouve dynamisée d’autant.
La vitesse de circulation de la monnaie est (très) sous-estimée en UEMOA. Nous avons collecté les statistiques de PIB nominal officiel et d’agrégat monétaire M1 pour près de 200 pays dans le monde, desquelles nous avons déduit la vitesse de circulation de la monnaie dans chacun de ces pays. La moyenne mondiale de V est de 3,20 sur la période 2008-2018, avec une tendance globale à la baisse de V au cours de cette décennie en raison de l’assouplissement quantitatif des banques centrales post-crise des subprimes, signifiant qu’il y a davantage de masse monétaire en circulation pour une croissance qui n’a pas suivi le même rythme. Comme le suggère la théorie, les pays émergent exhibent une vitesse de circulation plus élevée, de l’ordre de 6,51, tandis que la moyenne mondiale est à 5,73 et sa médiane à 5,17. Cela dit, les pays de l’UEMOA, qui pourtant accusent un retard de développement important, affichent des vitesses de circulation de la monnaie très en-dessous de la moyenne des pays émergents, en-deçà de la mondiale et souvent en-deçà de sa médiane. Ce résultat empirique est incohérent, suggérant en définitive qu’il nous faille significativement corriger ces vitesses de circulation de la monnaie pour capturer les effets de création de valeur informelle.
En réévaluant les vitesses de circulation effectives de la monnaie, nous pourrons en déduire les PIB nominaux effectifs, desquels découleront une estimation des PIB informels de la sous-région. Il s’agit donc, pour les pays de l’UEMOA, d’identifier des vitesses de circulation de la monnaie qui soient cohérentes avec la structure essentiellement primaire de leurs économies et l’intensité des échanges marchands formels et informels qui s’y déroulent. Pour cela, il faut comparer nos économies avec leurs paires.
Vitesse monétaire formelle vs. vitesse monétaire effective : quels comparables?
Interrogeons le voisinage. Parmi les bons candidats à l’analyse comparative sont les voisins immédiats de la CEDEAO qui ne sont pas en UEMOA, à savoir le Ghana, la Gambie, le Nigéria, la Guinée Conakry, le Libéria et la Sierra Leone. Tandis que V formelle en UEMOA se situe entre 3,2 (Guinée-Bissau) et 5,8 (Niger) en moyenne sur la période 2008-2018, les voisins de la CEDEAO affichent des vitesses monétaires bien plus élevées : le Ghana est à 7,8, la Guinée et la Gambie à 5,9, le Libéria à 6,7, le Nigéria et la Sierra Leone à 10,2… quand bien même toutes ces économies auraient aussi une part significative d’informel non capturée statistiquement. Comment se fait-il donc que malgré des économies très similaires, des modes de vie quasiment identiques et des échanges transfrontaliers intenses, les vitesses de circulation de la monnaie soient si différentes ?
Allons voir un peu plus loin… en Afrique centrale et orientale. Le Tchad exhibe une V formelle de 8,4, tandis que le Cameroun est à 8,3. La Guinée Equatoriale est à 9,6, le Gabon à 7,2. Au Malawi et au Rwanda, V est à 9,9 ; Madagascar est à 8,1, le Soudan à 8,1, l’Ouganda à 11,2, le Botswana à 10,5, la Tanzanie à 10,3, la Zambie à 13,1 et le Zimbabwe à 7,1. Ces statistiques de vitesses monétaires, quoique certainement elles-mêmes sous-évaluées, sont beaucoup plus cohérentes qu’en UEMOA. Cet état de fait est très certainement corrélé à la pression fiscale, qui est plus élevée en UEMOA qu’ailleurs en Afrique sub-saharienne : les agents économiques préfèrent produire et échanger dans l’informel plutôt que de se formaliser, de publier leurs chiffres et de subir l’impôt, perçu comme confiscatoire, illégitime ou désaligné par rapport à la qualité des services publics.
Complétons notre tour du monde et voyons des pays similaires, comparables ou plus développés sur d’autres continents. En Argentine et en Turquie, pourtant beaucoup plus industrialisées, V est supérieure à 8. Le Brésil est à 17. Des pays moins développés comme le Bangladesh ou le Cambodge affichent respectivement des V à 8,9 et 12,8. Le Costa Rica, la République Dominicaine, l’Equateur, l’Indonésie, le Laos, le Nicaragua, le Sri Lanka, le Timor Oriental et l’Uruguay ont des V supérieures à 10. La Thaïlande, le Tadjikistan, la Colombie, l’Arménie, l’Iran, le Kazakhstan, le Liban, la Micronésie et le Paraguay sont au-delà de 8. Il est donc tout bonnement impensable que les pays de l’UEMOA présentent des vitesses monétaires inférieures à un minimum de 8 ; ces vitesses sont vraisemblablement, même après l’assouplissement monétaire quantitatif post-2008, davantage proches de 10. Réajustons donc les statistiques macroéconomiques de PIB à l’aune de ces multiples réévalués, et estimons le PIB nominal effectif puis, par truchement, le poids a priori de l’économie informelle.
Réévaluer le PIB nominal de l’UEMOA
Le PIB nominal effectif de la sous-région est au moins deux fois supérieur au PIB nominal formel et officiel. En ajustant V de 4,6 en moyenne dans l’UEMOA à 8 (au minimum) et 10 (au maximum), le PIB nominal effectif se situe entre 146 et 183 trillions de FCFA, contre 69 trillions de PIB formel et officiel. Cela signifie que le PIB informel de l’UEMOA représente entre 77 et 113 trillions de FCFA. Ce taux de sous-estimation du PIB nominal de la
sous-région de l’ordre de 53% à 62% en fonction des hypothèses de V est cohérent dans tous les pays de l’UEMOA, avec assez peu de disparités entre les Etats-membres. Ainsi, au Bénin, la sous-estimation du PIB se situe entre 54% et 63% ; au Burkina Faso, entre 56% et 65%m; en Côte d’Ivoire, entre 59% et 67% ; en Côte d’Ivoire, entre 71% et 77%; au Mali, entre 34% et 48% ; au Niger, entre 29% et 43% ; au Sénégal, entre 51% et 61% ; et au Togo, entre 50 et 60%.
Les enjeux sont importants. Les critères de convergence macroéconomique et de surveillance multilatérale font souvent référence au PIB nominal : dans les ratios tels que dette publique/PIB et déficit budgétaire/PIB, les numérateurs sont parfaitement définis, mais le dénominateur reste clairement mal capturé. Le pilotage macroéconomique et la gestion de la monnaie en deviennent incertains. De la même manière, nos pays sont souvent contraints par les programmes engagés avec le FMI, qui limitent nos capacités d’endettement, notamment en devises, et donc notre pouvoir d’accumulation de capital physique. D’où l’importance des programmes de formalisation des acteurs économiques, notamment dans le secteur primaire et le secteur marchand urbain. L’enjeu n’est pas que fiscal: il y va de la modernisation en profondeur de nos économies sous-régionales.
Un commentaire
C’est exactement ça, il faut formaliser nos économies, car une économie informelle à 90% n’est pas une économie, c’est du bricolage. On ne sera jamais développés ni émergents avec ce taux d’informel! Les économistes africains doivent enfin ouvrir les yeux et trouver des solutions. Les FMI, Banque mondiale et consorts savent qu’on n’a pas d’économie, ils font semblant de nous le faire croire en imposant des solutions en total décalage avec nos économies. Je ne les ai jamais entendu proposer des programmes pour résorber l’informel. Ils savent que c’est congénital, ça date de la colonisation, notre « économie » sert à d’autres tandis que nous, on survit dans l’informel, nous contentant du peu que nous recevons de l’exploitation des matières premières par d’autres, sans chercher depuis 60 ans à les exploiter nous-mêmes, parce qu’on s’en croit incapables. Le jour où tous les pays africains diront: on se donne 10 ans pour exploiter nous-mêmes nos matières premières, on investira dans l’éducation, la santé, les infrastructures, pour y arriver. On formera les entrepreneurs, on créera une industrie en conséquence pour absorber ces activités, ce qui diminuera d’autant le secteur informel, jusqu’à tomber à des niveaux qu’on peut fixer progressivement à 80, 70, 60, 50 jusqu’à 10%! Rêvons que nos économies tombent à 10% d’informel! Quel changement dans nos vie, tout sera transformé, notre économie sera entre nos mains, avec un fort secteur privé, comme chez les autres! Mais, si on continue comme ça, ça n’ira qu’en s’empirant, puisque le secteur informel grossit au lieu de diminuer!