Propos recueillis à Abidjan par Jean-Mermoz Konandi.
Récemment élu, en février dernier, à la tête du Fonds international de développement agricole (FIDA ou IFAD en anglais), l’ex premier ministre togolais Gilbert Fossoun Houngbo, nous livre son regard sur une agriculture à la traîne malgré ses nombreuses potentialités. Particulièrement actif lors de l’AGRF (Forum pour la révolution verte en Afrique) tenu à Abidjan début septembre, il analyse pour Financial Afrik les problématiques du secteur et ouvre une lucarne sur le plan d’action qu’il entend mettre en œuvre à la tête de l’organisation.
En Afrique, ce ne sont pas les terres arables qui manquent, pourtant la faim et la malnutrition continuent de sévir près de 60 ans après les indépendances. L’agriculture y est encore peu productive. Les importations nettes de produits alimentaires du continent devraient tripler à 110 milliards de dollars d’ici 2025 selon le rapport de l’AGRA. Comment peut-on changer la donne ?
Malgré tous les atouts dont dispose le continent africain, c’est frustrant que son agriculture reste peu productive. L’Afrique dispose de plus de 50 % des terres arables inexploitées au monde mais le continent doit encore importer les denrées alimentaires. Selon le rapport sur l’état de l’agriculture en Afrique, elle dépense plus de 35 milliards de dollars américains par an pour l’importation des denrées alimentaires. Le même rapport souligne que, d’ici 2025, le continent africain sera obligé de dépenser 110 milliards pour l’importation des aliments. C’est une situation inacceptable car l’Afrique a le potentiel de produire assez pour se nourrir. Mais l’agriculture africaine ne bénéficie pas encore des atouts dont elle a besoin pour être productive.
La plupart des petits producteurs africains n’ont pas accès aux technologies modernes et aux semences améliorées et de bonne qualité. De plus, ils n’utilisent qu’en moyenne 13 kilogrammes d’engrais par hectare alors que ceux d’Asie sont à 56 kilogrammes sans parler de ceux d’Amérique latine qui utilisent 90 à 120 kilogrammes par hectare de terre cultivée. Seulement, 5 à 6 % des terres cultivées sont irriguées malgré la disponibilité de l’eau en Afrique. Toutes ces données doivent nous faire réfléchir sur quel futur réserver à l’agriculture en Afrique.
Donc, pour changer cette donne, nous devons investir dans l’agriculture en Afrique. Investir dans l’agriculture c’est donc investir dans les personnes, dans la sécurité alimentaire et dans une croissance économique partagée. C’est ce que nous faisons d’ailleurs au Fonds international de développement agricole (FIDA). Mais nous devons reconnaître qu’une seule institution ne peut résoudre le problème de l’agriculture en Afrique. Nous devons conjuguer nos efforts et le FIDA fait déjà sa part. Nous travaillons sur le terrain avec les agences des Nations Unies à commencer par celles basées à Rome, les institutions financières internationales, les organisations non gouvernementales, le secteur privé, etc.
Les pays ont pourtant mis en œuvre des politiques agricoles pour tenter de répondre aux défis du secteur. Pour vous qui avez occupé de hautes fonctions politiques dans votre pays, quel regard rétrospectif portez-vous sur ces politiques ? Quelles ont été les principales insuffisances ?
Beaucoup de pays africains ont compris l’importance de l’agriculture. Elle constitue l’épine dorsale de leur économie et pour relever le défi de la pauvreté et de la sécurité alimentaire, ils ont commencé par mettre en place des politiques agricoles.
En 2003, les chefs d’État ont, dans une déclaration dite de Maputo, pris l’engagement de consacrer au moins 10 % de leurs dépenses publiques pour le développement agricole et rural, sur une période de cinq ans. C’est un acte politique majeur qui devrait remettre l’agriculture africaine dans les priorités de développement et permettre l’amélioration de la sécurité alimentaire en Afrique.
De plus, lors de de l’assemblée de l’Union Africaine à Malabo en juin 2014, les chefs d’Etat réitéraient la priorité accordée à l’agriculture et à la sécurité alimentaire en réaffirmant le principe de Maputo c’est-à-dire un minimum de 10 % du budget alloué à l’agriculture. Ils avaient également pris une série d’engagements additionnels – un accès accru à l’irrigation et à la mécanisation ou sous forme de réduction des pertes après récoltes. Malheureusement, jusqu’à ce jour, seulement une douzaine de pays ont atteint cet objectif.
Pour prospérer, il est temps que les leaders africains passent de la parole à l’action en investissant dans l’agriculture. Le développement, en particulier le développement agricole n’est pas un processus mais un investissement à long terme. En Afrique, ce secteur a encore besoin de nouvelles technologies mais à coût abordable. Il faut mettre à la disposition des paysans en particulier les petits producteurs des semences améliorées et les systèmes de petite irrigation pour accroître leur productivité. Ils ont aussi besoin des technologies pour la transformation de base des produits, et des systèmes de stockage pour éviter des pertes lors des récoltes. Il ne sert à rien de demander aux paysans de produire quand ils ne peuvent pas acheminer leurs produits vers les marchés. Donc les infrastructures rurales telles que les pistes rurales sont nécessaires. Tout cela nécessite de lourds investissements mais pour assurer la sécurité alimentaire de leur pays et être indépendants de l’importation des denrées alimentaires qui d’ailleurs pèse sur leur budget national, les dirigeants africains n’ont qu’un seul choix : investir dans l’agriculture.
C’est pourquoi je félicite les pays qui ont atteint l’objectif de la déclaration de Maputo. Mais ils ne doivent pas baisser les bras. Ils doivent consolider les acquis en continuant d’investir davantage dans l’agriculture. Les pays qui sont encore en arrière doivent aussi faire un effort pour honorer leur engament pris depuis 2003.
N’a-t-on pas donné une trop grande priorité à l’agriculture d’exportation en Afrique ?
Il faut reconnaître que les pays africains ont besoin des devises étrangères pour leur économie et aussi pour importer les biens dont ils ont besoin. Ainsi, bon nombre de pays ont donné priorité aux produits d’exportation au détriment de l’agriculture vivrière.
Mais la crise alimentaire des années 2007-2009 et la hausse des prix des denrées alimentaires ont été pour beaucoup de pays la sonnette d’alarme. Donc, les pays africains ont vite compris l’importance de l’agriculture vivrière. Dès lors, beaucoup d’entre eux avaient commencé à mettre en place des politiques agricoles visant à la sécurité alimentaire. Pour ce faire, ils doivent investir dans l’agriculture vivrière en mettant à la disposition des producteurs les technologies à coût abordable pour leur permettre d’accroître la production et transformer leurs produits. Les petits paysans ont aussi besoin des informations sur les marchés pour écouler leurs produits. L’objectif est d’augmenter leur productivité, nourrir leur nation et exporter leurs surplus. En résumé, les pays africains ont besoin de l’agriculture de rente mais ne doivent pas laisser de côté la culture des produits vivriers. L’agriculture vivrière ne doit pas être vue juste comme un moyen de subsistance mais une commodité. Elle doit être considérée comme une affaire, donc un « business ». Elle permet aux producteurs d’avoir des revenus décents pour une vie décente.
La cession de terres à des groupes agroalimentaires est parfois perçue comme une alternative pour impulser une nouvelle dynamique à la production agricole africaine au regard des potentialités du continent. Quel est votre regard sur la question ?
Au FIDA, nous croyons au potentiel des petits producteurs. Ils peuvent produire assez pour nourrir leur famille, leur nation et exporter une partie de leur production s’ils ont accès aux terres et aux financements. Mais la question de la propriété terrienne demeure une contrainte majeure.
Seulement 10 % des terres rurales en Afrique sont enregistrées. Les 90 % restants sont sans titre et administrés de manière informelle, et peuvent ainsi faire l’objet d’accaparement, d’expropriation sans compensation équitable, etc.
Le FIDA est là pour accompagner les pays. Mais il appartient aux gouvernements de prendre leur destin en main et de faire les choix de politiques agricoles visant au développement de leur agriculture et à la sécurité alimentaire de leurs populations. Les investissements privés peuvent booster l’agriculture et assurer la sécurité alimentaire d’un pays quand c’est nécessaire. Mais les cessions des terres publiques aux groupes agroalimentaires doivent se faire de façon transparente tenant compte de l’intérêt national et des groupes vulnérables. Ils doivent créer des emplois pour les jeunes et en particulier les femmes dans le secteur agricole. Ils doivent aussi constituer un marché pour les petits producteurs.
Pour revenir du dernier forum de l’AGRA, on a le plus souvent des exploitations familiales sur le continent qui sont réduites à une agriculture de subsistance faute d’accès au marché et aux ressources économiques et technologiques. Comment intégrer cette agriculture dans le circuit économique et en faire un levier de la croissance ?
La force de l’agriculture familiale en Afrique est indéniable. Les petites exploitations représentent 80% de la production. Mais globalement, un tiers de la nourriture est perdue ou gaspillée. Par conséquent, de nombreux pays africains sont des pays à déficit vivrier. Avec un soutien adéquat, l’agriculture familiale pourrait devenir la base d’un développement rural durable au profit de toute l’Afrique.
Imaginons-nous que l’on investisse massivement dans le secteur. Avec des investissements ciblés, je suis convaincu que l’agriculture familiale pourra produire assez pour nourrir l’Afrique et le monde. Il nous faut davantage assurer le nexus entre l’agriculture familiale et la chaîne des valeurs du secteur agricole, encourager les petits producteurs à s’épanouir dans des activités connexes à la production agricole telles que l’élevage, la pêche, la transformation des produits de base, etc.
L’autre question majeure est celle de l’emploi. Que faire, selon vous, pour rendre le secteur suffisamment attrayant pour une jeunesse parfois diplômée qui en garde une image plutôt dévalorisante ?
Selon les statistiques, en Afrique subsaharienne, chaque année, 12 à 18 millions de jeunes rentrent sur le marché de travail. Ils représentent une énorme opportunité pour dynamiser et moderniser l’agriculture et les entreprises rurales. L’agriculture n’est pas une activité qui naturellement attire les jeunes. Il faut en être conscient. Mais si nous mettons à disposition des jeunes la nouvelle technologie à coût abordable pour réduire la pénibilité les travaux agricoles, la formation, les infrastructures, l’internet, l’accès aux financements, etc., l’agriculture représentera pour eux une affaire rentable donc, un « business ». Ainsi, ils ne seront plus obligés de quitter les milieux ruraux pour aller gonfler le rang des chômeurs de la ville et parfois immigrer hors des frontières et risquer leur vie dans la mer Méditerranée.
Au final pour vous qui venez de prendre la tête du FIDA, quelles sont les principales réformes que vous comptez mettre en œuvre afin de changer le visage de l’agriculture en Afrique ?
Comme je vous le disais plus tôt, une seule personne, une seule institution ou un pays ne peut changer le visage de l’agriculture de l’Afrique. Ensemble, on y parviendra. Je peux déjà vous dire que le FIDA fait déjà sa part. 50 % de nos ressources vont dans l’agriculture en Afrique.
J’ambitionne de déployer les interventions du FIDA dans son ensemble afin de contribuer davantage à la réduction de la pauvreté – l’extrême pauvreté dans le monde rural en général et en Afrique en particulier – par le soutien à l’agriculture. Pour transformer le visage de l’agriculture, nous devons investir massivement dans le secteur. Mais le déploiement dont je parle ne doit pas s’entendre au volume de nos prêts et dons mais et surtout à l’impact et à la qualité de nos activités sur le terrain.
Au cours de mon mandat, je vais œuvrer afin que les petits producteurs aient accès à plus de financements, les aider à relever les défis de la productivité, à encourager l’agriculture résiliente au changement climatique et à améliorer leur accès aux marchés. De plus, ils doivent être formés afin qu’ils développent leur sens des affaires. Egalement, il faudra veiller à mettre à leur disposition des technologies à coût abordable pour accroître leur productivité. Nous continuerons en outre à cibler les femmes et les jeunes, les groupes les plus vulnérables, bref les plus pauvres des pays les plus pauvres.