Un spectre hante l’occident, le spectre de l’islam.
Par Majid KAMIL
Ancien ambassadeur/ Directeur de banque
Dans une interview accordée à Pascal Boniface (« la lettre de l’IRIS 17/04/2013) Enzo Traverso, auteur de « la fin de la modernité juive » déclare : « L’Europe est traversée par une nouvelle vague xénophobe qui présente les migrants musulmans, à cause de leurs pratiques culturelles et religieuses, comme un corps étranger à des communautés nationales menacées et déstructurées par la globalisation. Ils deviennent ainsi des boucs-émissaires, comme l’ont été les juifs à une époque où leur spécificité religieuse, leur mobilité, leur extraterritorialité et leur plurilinguisme étaient perçus comme des facteurs d’instabilité de l’ordre, un ordre alors fondé sur l’osmose Etat-nation-territoire.
Les juifs étaient souvent identifiés aux révolutionnaires ; les musulmans sont aujourd’hui vus comme des terroristes potentiels, car pour être acceptés ils doivent se présenter comme « modérés ». L’antisémitisme était essentiellement réactionnaire, prôné par tous ceux qui se méfiaient de l’héritage des Lumières. L’islamophobie se veut aujourd’hui « progressiste » : c’est au nom de la laïcité, des droits des femmes et des homosexuels que l’ont déclare aujourd’hui l’islam incompatible avec l’Europe. Beaucoup de stéréotypes, cependant, se ressemblent, y compris dans les représentations : l’islamiste des caricatures contemporaines rappelle souvent le corps du juif mis en scène par l’iconographie antisémite du XIXe ou du début du XXe siècle ». Le lecteur pardonnera la longueur de la citation, mais elle résume parfaitement la problématique d’un débat qui prend des tournures catastrophiques pour tous les démocrates, croyants ou non croyants, du nord comme du sud.
Prenez cette affaire des fémens qui sont allés manifester, seins nus, à Tunis. J’ai beau chercher, je ne comprends pas le sens politique d’un tel geste, salué (évidemment !) par la presse occidentale. Je me souviens pourtant que lorsque ces mêmes fémens ont entrepris une action similaire à l’intérieur de la cathédrale de Paris elles ont été unanimement condamnées par les mêmes qui aujourd’hui défendent leurs droits à se déshabiller dans un pays ou le débat sur la place et donc le rôle de la religion dans la société fait rage. Nul doute que les salafistes se frottent les mains d’une telle aubaine.
Un journal comme l’hebdomadaire français « Marianne » peut, toute contradiction assumée, rejeter le port du « foulard islamique » en France et défendre les seins nus des Fémens dans les rues de Tunis. Imaginez ce qui serait advenu si des femmes en bourqua s’étaient enchainées à n’importe quel édifice dans une ville européenne ?
On interdit à des gamines, au nom (entre autres) de la tradition du pays, de porter un foulard dans les lieux publics (voire privée) en France, mais on applaudit à l’exhibition par les Fémens de leurs poitrines dans un pays ou la pudeur veut encore dire quelque chose. Alors, « le nudisme, stade suprême de l’impérialisme » ? Il y a de l’arrogance d’arrière garde (comme on dirait un combat d’arrière garde) dans des comportements qui consistent, avec de moins en moins de retenue, à considérer que tout ce qui vient d’occident est LA norme. Foin des nuances. Le contexte historique ? Sociologique ? Politique ? Balivernes. Comme disent certains de mes amis français, nous n’acceptons plus l’argument selon lequel « il ne faut pas désespérer Billancourt ». Vous ne savez pas ce qu’est Billancourt ? C’est bien la preuve que vous êtes des attardés et que nous devons continuer notre mission civilisatrice.
L’acharnement à vouloir imposer un modèle occidentalo-centré est d’autant plus violent que ses auteurs se rendent compte que la direction du monde leur échappe. « (….) L’occident n’a pas immédiatement compris, ou plutôt accepté, que le monde entrait dans une nouvelle phase cruciale de mondialisation et qu’il allait devoir s’y adapter. (…..) Il doit d’abord se faire à l’idée que les racines de la crise ne sont pas macroéconomiques (…). Elles sont liées fondamentalement à un basculement du monde (…) ». (‘’La Chindiafrique’’ de Boillot et Dembinski. Editions Odile Jacob).
Il ne s’agit ici ni de défendre, ni de combattre le port du voile. Je peux même confesser (si j’ose dire) que je suis d’accord avec l’Imam de Bordeaux, Tareq Obrou, lorsqu’il conseille aux musulmans de France une certaine discrétion vestimentaire. Sois dit en passant, quand l’animateur de télévision Stéphane Bern demande au professeur Mathieu Guidère pourquoi on n’entend pas plus les musulmans « modérés », on a envie de lui rétorquer « combien en avez-vous invité dans vos émissions » ? (voir « Salut les terriens » du 1/06/2013 sur canal plus).
Ah ces musulmans « modérés ». Parle-t-on de chrétiens ou de juifs modérés ? Pierre Tevanian a raison de souligner que « depuis deux décennies le féminisme et la laïcité ont été subitement redécouverts et réinvestis, de l’extrême gauche à l’extrême droite, pour justifier presque toujours des attitudes (…) dont il me parait assez patent qu’elles ont peu à voir avec l’émancipation des femme ou la séparation des autorités religieuses et politiques, et beaucoup avec l’obscurantisme et la chasse aux sorcières »
On l’a dit, cette histoire des Fémens en Tunisie s’inscrit dans le grand basculement géopolitique en cours. Le philosophe Alain de Benoit a écrit que la victoire culturelle précède la victoire politique. Cherche-t-on, pour conjurer une hypothétique défaite culturelle, à provoquer un clash des civilisations ? Huntington était plus subtil que cela. Et, disons le clairement : une autre voie est possible, celle du dialogue, sans complaisance, mais dans le respect de l’autre dans ce qu’il a d’essentiel. Que l’occident se rassure une fois pour toute, il a encore beaucoup à apporter au monde musulman. En retour, et au-delà du pétrole, il peut en recevoir également beaucoup. Pour cela, il faudrait commencer par avoir un peu d’humilité, retrouver cette curiosité qui caractérisait les Jacques Berque, Maxime Rodinson et autres Vincent Monteil, bannir les affirmations insultantes du style « le Qatar vient faire son marché dans l’économie dans l’économie française » (Marianne, de nouveau). Régis Blachère était français, nom de Dieu.
Fut-il rappeler que ce ne sont pas les Fémens qui ont risqué leurs vies à Sidi Bouzid et sur l’avenue Bourguiba, mais le peuple tunisien. Que ce ne sont pas les Fémens qui résistaient place Tahrir, mais le peuple égyptien. Et que ce ne sont pas les Fémens qui meurent en Syrie. Ouvrez les yeux, mesdames et messieurs les donneurs de leçons à géométrie variable : je ne sache pas qu’un goulag ait été instauré dans l’Egypte de monsieur Morsi, dans la Tunisie de monsieur Ghanouchi, pour ne rien dire du Maroc du PJD ou de la Turquie de l’AKP. Un tel constat ne vaut ni caution, ni soutien, surtout de la part d’un passionné du cinéma de Woody Allen. Méfions nous cependant de ne pas répéter les erreurs du passé (relisez donc le merveilleux roman de Yasmina Khadra « ce que le jour doit à la nuit »).
Les défis qui nous attendent tous, sans exception, dans le monde qui vient, sont sérieux. Dans un tel contexte de dangerosité la nudité n’est pas seulement une frivolité de « riches », c’est le stade suprême de la stupidité politique. Et c’est en cela qu’elle interpelle toutes les femmes et tous les hommes de progrès.