Victor NDIAYE, président et fondateur de Performances Group, participe depuis plus de 20 ans aux réflexions et stratégies sur l’émergence et le développement des états africains. Dans cet entretien, il revient sur le nécessaire partenariat entre l’état et le secteur privé.
Quelle est la bonne définition de l’émergence en ayant en tête les modèles asiatiques et africains ?
La définition de l’émergence est la même partout : c’est arriver à valoriser de façon optimale les facteurs dont un pays dispose pour sortir ses populations de la pauvreté et améliorer de façon significative et durable leur niveau de vie. Effectivement, à certains moments de l’histoire, on a eu l’impression que c’était une question de population et de force vive pour travailler la terre, ensuite de matières premières dans les sous-sols. Au XXe siècle, le modèle asiatique a donné l’impression que la voie royale, c’était l’industrialisation, en s’appuyant notamment sur le dividende démographique et un coût du travail faible.
Avec la quatrième révolution industrielle et les changements de business model induits par la révolution numérique et des barrières moins fortes à l’innovation, la donne change et les chemins sont multiples. Les économies les plus performantes et les plus innovantes au monde (Singapour) ou en Afrique (Maurice, Seychelles, Rwanda) ne sont pas nécessairement des grands pays industriels. Ce qui importe pour un pays, c’est d’augmenter la valeur qu’elle tire du marché mondial, quel que soit le secteur, et d’apporter ainsi à ses populations de la croissance des emplois. L’enjeu central devient donc : comment augmenter la productivité du pays pour que ses entreprises soient plus compétitives ?
On a l’impression générale que les modèles émergents africains sont plus ou moins similaires et qu’ils n’ont pas encore pris leur envol ?
Ce n’est pas exact. Des pays comme Maurice, l’Afrique du Sud, les Seychelles, le Maroc, le Botswana, le Rwanda ont fait durant le dernier demi-siècle des bonds remarquables. En les observant, nous avons identifié cinq facteurs qui nous paraissent les plus critiques dans la voie vers l’émergence. Le premier, ce sont des institutions de qualité, qui permettent de diffuser des valeurs et une culture favorables au progrès : fierté nationale, respect des règles et du bien public, égalité des chances et opportunité pour tous, attitude stricte contre la corruption…C’est le socle de base, sur lequel repose trois autres fondements : un gouvernement efficace dans la planification et l’exécution des politiques publiques, un secteur privé fort évoluant dans un cadre incitatif pour la prise de risque, l’entrepreneuriat et l’innovation, et des secteurs supports performants, qu’il s’agisse de routes, d’énergie, d’écoles, d’hôpitaux, de logements ou de services financiers.
Le 5ème facteur, absolument déterminant, c’est l’existence de moteurs de croissance, c’est à dire des filières nationales compétitives sur le marché international, et qui maintiennent ou rapatrient dans le pays une masse significative d’emplois et de richesses. Nous aurions pu commencer par ce dernier facteur, qui est la finalité de la stratégie d’accélération de la croissance et d’émergence économique, les premiers en étant les fondements qui rendent possible sa réalisation.
C’est donc la force simultanée de ces 5 facteurs qui mènent vers une croissance durable et une prospérité partagée, d’où le symbole de la pyramide de l’émergence que propose Performance Group pour représenter l’ensemble du modèle. Notre analyse montre notamment que maîtriser juste quelques facteurs de la pyramide ne suffit pas, et que la formidable trajectoire d’un pays comme le Rwanda sur les 20 dernières années s’explique par le cercle vertueux qu’il a su mettre en place grâce à la maîtrise et à la bonne interaction de toutes les dimensions de cette pyramide.
Comment une économie comme la Guinée Équatoriale, en croissance phénoménale depuis quelques années, n’a pas finalement vaincu la pauvreté ?
Parce qu’elle est une illustration parfaite d’une maîtrise trop partielle de la pyramide. La Guinée Équatoriale a investi entre 2008 et 2012 plus de 12 milliards US$ en infrastructures (autoroutes, nouvelles villes, logements, énergie, ports, aéroports, fibre optique…), un effort assez impressionnant, au cœur d’une région qui a eu beaucoup de ressources mais qui est encore très pauvre en infrastructures. Par ces investissements colossaux, la Guinée Équatoriale a connu pendant près d’une décennie la croissance la plus forte au monde, supérieure à 30% par an. Cependant, depuis 2013, les grands travaux ont cessé et l’économie est en pleine récession.
C’est une leçon que beaucoup de pays africains doivent méditer: une croissance essentiellement tirée par des grands travaux d’infrastructures, une croissance qui consomme beaucoup de capitaux mais ne génère pas suffisamment de productivité est une «bulle» et n’est pas durable. Lorsqu’en plus cette croissance est financée par de la dette, vous rentrez dans un cycle dangereux pour les années futures.
Dans la longue durée, la croissance en réalité ne vient pas seulement de l’investissement (donc de la croissance du capital), mais aussi et surtout de la productivité des facteurs (capital et travail). La question, ce n’est donc pas seulement combien on investit, mais quelle est l’efficacité de cet investissement, notamment en terme d’amélioration de la productivité globale des facteurs de production.
Et pour cela, l’investissement public doit créer un effet d’entraînement sur l’investissement privé. Bien entendu, dans beaucoup de nos pays, quasiment tout est à faire et il est tentant de vouloir rattraper vite le retard à travers quelques grandes réalisations. Mais les pays ne sont pas en concurrence pour construire des routes ou des ponts, mais pour vendre des produits et des services. Et il est indispensable de cibler parmi les infrastructures prioritaires celles qui renforcent la compétitivité des moteurs de croissance du pays.
C’est ce que le Rwanda a su faire, en développant par exemple dans les années 2000 les infrastructures précises dont ses filières du tourisme et du café avaient besoin. Pour le café, c’était par exemple l’investissement en hydraulique pour que l’eau arrive au bon moment dans la centaine de stations de café dans lesquelles le secteur privé allait investir. L’investissement public vient ainsi appuyer l’investissement privé, accélère le développement du tissu économique national, et permet à travers les impôts de payer la dette des investissements précédents et de générer plus de ressources pour de nouveaux investissements.
Et si vous tentiez un parallèle entre le PSE du Sénégal et le PND de Côte d’Ivoire?
Ils présentent beaucoup de similitudes : un plan qui devient le seul référentiel, une vision ambitieuse, des projets et réformes phares, quelques grands projets d’infrastructures emblématiques. Ils obtiennent également depuis quelques années des résultats très enviables, notamment une forte dynamique de croissance, de 6 à 8% par an, qui les positionne parmi les pays africains les plus performants.
Mais ces pays, comme beaucoup d’autres pays africains, doivent rester vigilants sur une question centrale : Leur dynamique de croissance est-elle du type Singapour ou Rwanda, donc tirée par l’investissement privé et l’exportation des secteurs moteurs de croissance, ou du type Guinée Équatoriale, donc tirée par l’investissement public, quelques grands projets d’infrastructures et la consommation interne ? Leur croissance entraîne-t-elle une modification structurelle du tissu économique national, avec un développement de champions nationaux et du secteur formel, ou se traduit-elle essentiellement par des gros marchés octroyés à des grands groupes, souvent d’ailleurs étrangers ? Leur croissance crée-t-elle suffisamment d’emplois ou le chômage, notamment des jeunes, reste-il toujours aussi endémique ? La croissance réduit-elle de façon significative la pauvreté ou enrichit-elle quelques privilégiés ? Réduit-elle les inégalités régionales ou renforce-t-elle le poids de la capitale ? Bref, le pays s’insère-t-il dans un cercle vertueux d’investissements rentables, de croissance durable et d’émergence, ou dans un cercle vicieux d’investissements peu rentables, de croissance fragile et d’endettement ?
La croissance, c’est bien, mais le véritable indicateur de la croissance durable, donc de l’émergence, c’est l’évolution de la productivité, et donc de la compétitivité de l’économie. C’est notamment elle qui permet d’exporter et de créer de façon massive des emplois de qualité. Et comme le Maroc l’a fait il y a quelques années à l’issue de la première phase de son Plan Emergence, les pays qui entament la deuxième phase de leurs plans doivent, au-delà des succès engrangés, avoir la lucidité d’identifier leurs insuffisances et de les corriger. Là-dessus, l’enseignement de la pyramide de l’émergence montre notamment la nécessité de se concentrer plus sur le développement de filières «moteurs de croissance».
Quand on parle de champions nationaux, fait-on référence aux Chaebols coréens ou à Sonatel ?
Aux deux. La compétitivité d’un pays, ce n’est bien entendu pas la compétitivité de son Etat ou de ses citoyens, mais celle de ses entreprises. Les Etats-Unis sont la première puissance économique mondiale, parce qu’ils ont eu hier Ford, General Motors, ExxonMobil, Coca Cola, Citibank, Mac Donald’s, auxquels se sont rajoutés aujourd’hui Apple, Microsoft, Google, Facebook, qui vendent au reste du monde leurs produits et services. La Corée du Sud a effectivement ses Chaebol, LG, Samsung, Hyundaï, Kia Motors, Daewoo. Le Maroc est parti à la conquête du marché africain avec l’Office Chérifien des Phosphates, Attijariwafa bank, BMCE, Royal Air Maroc, Maroc Télécom, l’assureur Saham, le groupe immobilier Addoha. Ces grandes entreprises sont les vrais moteurs de la transformation économique et de l’émergence d’un pays : ce sont elles qui doivent être compétitives sur les marchés internationaux, qui doivent tirer vers le haut les petites et moyennes entreprises du pays en leur sous-traitant une partie de leur activité et en leur inculquant les normes et standards internationaux, et ce sont elles qui doivent alimenter dans le pays le cercle vertueux de création de richesse et d’emplois.
Comment dès lors comprendre que des pays africains, qui aspirent à l’émergence, octroient autant de projets, quelquefois avec des ressources budgétaires propres, à des entreprises étrangères plutôt qu’à des entreprises nationales, qui même quelquefois sont présentes et se battent sur les marchés internationaux ? Ce qui est évident dans le sport doit le devenir dans l’économie : un pays ne peut pas construire une équipe nationale forte, capable de décrocher des médailles internationales, lorsqu’il utilise ses maigres ressources pour renforcer les joueurs d’autres équipes !
Bien évidemment, cela ne signifie pas une fermeture du marché à l’investissement étranger, dont le rôle reste critique dans la diffusion de nouvelles techniques et dans l’amélioration de l’organisation et de la gouvernance des entreprises. Ainsi, les partenariats stratégiques internationaux doivent aussi se développer car, dans un monde global et concurrentiel, un champion national n’est pas forcément une entreprise à capitaux 100% nationaux.
Maroc Télécom, dont 53 % du capital appartient à une société émiratie, est clairement considérée comme un champion national marocain. En est-il de même de Sonatel que vous avez évoquée plus tôt et qui, malgré son capital diversifié1 , reste de loin la première multinationale sénégalaise ? Chaque État doit donc se poser ces questions : qui sont nos champions nationaux pour conquérir les marchés internationaux et enclencher notre émergence économique ? Et comment l’État compte-t-il les appuyer pour mener ensemble ces batailles ?
Comment faire pour que ces différents plans puissent s’intégrer à l’UEMOA, à la CEDEAO et à l’Union Africaine ?
Lorsqu’on regarde le classement des 100 plus grosses entreprises africaines (hors système financier), il y a une seule entreprise de l’UEMOA, Sonatel. Et elle a su le devenir en bâtissant un groupe sous régional, avec une présence dans 3 pays de l’UEMOA et 5 pays de la CEDEAO
Ainsi, non seulement nos économies disposent de peu de grandes entreprises, mais environ la moitié d’entre elles sont de simples filiales locales de groupes étrangers. Cela laisse au final peu de champions, que ce soit pour résister à la concurrence mondiale dans nos marchés ou pour aller à la conquête des marchés extérieurs. Ainsi, face aux multiples propositions d’ouvertures de nos marchés, par exemple dans le cadre d’accords du type APE, ce développement de champions africains est une urgence et la réussite des plans d’émergence devra aussi se mesurer au nombre de champions qui en émergeront.
Mais on ne devient pas un champion mondial du jour au lendemain : Comme Nsia ou Sonatel, on est d’abord souvent un champion local, puis régional, puis continental, puis mondial. Et face à la faible taille de nos marchés nationaux, les ensembles sous-régionaux (Uemoa, Cemac, Cedeao, Ceeac) offrent le cadre idéal pour se fourbir les armes.
C’est pourquoi la création de grands marchés régionaux doit s’accompagner de politiques concurrentielles qui favorisent l’émergence de champions régionaux, notamment par un accès facilité aux marchés (agréments, appels d’offres régionaux) et la multiplication des rapprochements et des fusions entre entreprises locales pour créer des grands groupes régionaux. Le système financier de l’UEMOA, avec l’agrément unique, illustre cette évolution et fournit aujourd’hui quelques-uns de ses plus grands champions régionaux et continentaux : NSIA Banque, Sunu Assurance, Orabank, Ecobank.
Croyez-vous à la ZLECA ?
Absolument. Ce qu’on vient de dire au niveau régional est valable au niveau continental: la ZLECA, avec l’objectif d’augmenter le commerce intra-africain de 16% aujourd’hui à 60% en 2022, est une condition essentielle pour accélérer l’émergence de champions africains de dimension mondiale. Elle suppose cependant qu’un certain nombre de conditions soient réunies pour que l’union douanière soit efficace et équilibrée.
En premier lieu, la garantie d’une application rigoureuse et neutre des règles d’entrée sur les marchés, en évitant les pratiques actuelles de discrimination sur les produits des autres pays africains. Deuxièmement, un investissement significatif dans les infrastructures de transport pour faire évoluer nos économies très fragmentées vers un marché unique continental.
Troisièmement, des politiques volontaristes d’accompagnement des plus petites entreprises et des plus petits pays pour compenser la tendance naturelle de concentration des échanges vers les pôles économiques les plus importants.
L’émergence du Sénégal et de l’Afrique pour 2035 est-il possible ?
Absolument. La longue histoire démontre que le développement est possible partout, sans distinction géographique. La seule vraie condition, ce sont des institutions d’une part qui garantissent qu’un petit groupe ne peut pas s’accaparer du pouvoir ou des richesses au détriment des autres, d’autre part qui favorisent et encouragent l’excellence, la prise de risque et l’innovation.
Quel que soit le niveau d’où il part, un tel système propulse l’énergie d’une Nation vers l’avant et l’insère dans un cercle vertueux de progrès. C’est pour cette raison que les États-Unis sont la première puissance mondiale et c’est pour cette même raison que le Rwanda connaît une transformation profonde et positive depuis deux décennies. La pyramide de l’émergence nous montre aussi qu’il est possible d’aller vite, à condition d’être précis et cohérent dans la mise en œuvre.
Lorsqu’on a un bon plan, on ne doit pas ressortir tous les jours de nouvelles idées ou de nouvelles mesures. Dans ses grandes lignes, le Rwanda est en train de dérouler son Plan Café ou son Plan Tourisme élaborés depuis 2002, parce qu’il a pris le temps de les co-construire avec toutes les parties prenantes et de les décliner de façon détaillée et précise, avec l’offre à développer, les marchés ciblés, les compétences à former, les infrastructures à mettre en place, les réformes requises dans le cadre des affaires, etc: L’efficacité vient de la précision des plans de la rigueur dans leur mise en œuvre.
L’émergence de l’Afrique d’ici 2035 est donc non seulement possible, elle est en cours, par la volonté des Africains, avec de bonnes dynamiques et des exemples probants de réussite. Stimulé par des politiques régionales d’intégration fortes, chaque pays doit mobiliser son génie propre et trouver sa voie. Ceci non pas en démultipliant les mesures et les projets, mais plutôt, comme la symphonie d’un orchestre, en s’insérant dans un cercle vertueux où l’action des différents acteurs (État, Société civile, Entreprises) et les comportements des citoyens concourent de façon cohérente vers la réalisation d’une ambition forte et partagée.