A bientôt sept mois des présidentielles de février 2019 qui s’annoncent âpres et indécises, le Sénégal, longtemps exception démocratique africaine, est de nouveau au centre des interrogations.
Si le pays vote depuis 1948 (il ne s’agissait alors, sous le régime des comptoirs, que d’un privilège réservé aux blancs et à leurs auxiliaires) et s’il inaugura le multipartisme partiel en 1974 (quand le PDS d’Abdoulaye Wade accepta un curieux statut de parti de contribution et non d’opposition), suivi d’une élection véritablement pluraliste en 1978, il n’en demeure pas moins que la patrie si chère à Senghor est toujours sujette aux crispations à la veille de chaque scrutin majeur. En 1988, le même Abdoulaye Wade, donné vainqueur par la rue, refusa de reconnaître une défaite officiellement actée.
S’en suivra un long bras de fer, des émeutes, des voitures calcinées et une année blanche pour en venir finalement à un gouvernement d’union nationale où l’opposant de toujours, nommé ministre d’Etat, obligera le président d’alors, Abdou Diouf, à de larges concessions. Le fruit était mûr.
En 1999, le pays de la Teranga, défiguré par 19 ans d’ajustements structurels et une brutale dévaluation, allait connaître sa toute première alternance. Les socialistes passent la main aux libéraux. Mais très vite, le nouveau président, plus expansif que son prédécesseur, allait révéler la grande faille de la démocratie sénégalaise: la faiblesse des institutions législatives et judiciaires par rapport à l’exécutif. La vieille tare traînée depuis 1962 avec le passage du régime parlementaire au régime présidentiel, refit surface.
L’hyper-présidentialisme de Wade posait les limites d’un parlement nommé en partie par le président de la république, lequel préside également au Conseil supérieur de la magistrature et à discrétion, sur toutes les nominations sans obligation de rapport de non objection. Bref, la collision entre les 3 pouvoirs, régulièrement dénoncée par la société civile sous Abdoulaye Wade, reste plus que jamais d’actualité sous Macky Sall, élu en mars 2012 lors de la seconde alternance politique du Sénégal et, à tout point de vue, plus enclin au dirigisme qu’au consensus.
Évidemment, le prisonnier le plus emblématique durant ce premier mandat sera Karim Wade, ancien super ministre d’Etat qui gérait à lui seul cinq portefeuilles sous le régime de son père, Abdoulaye Wade, monarque élu, qui usera de tous les stratagèmes pour passer le flambeau à son héritier.
Poursuivi par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), une juridiction spéciale créée sous Diouf et déterrée sous Macky Sall, juridiction que d’aucuns estiment réactivée pour juste écarter un cet encombrant opposant, Karim Wade n’est pas à plus d’une énigme près.
Gracié par le président de la République (autre privilège de l’hyper-présidentialisme) après 3 ans d’emprisonnement, Karim Wade est sorti de prison à 2 heures du matin en présence du procureur du Qatar et conduit à l’aéroport pour un aller simple vers Doha. La presse sénégalaise, pas encore revenue de sa surprise, parle du protocole de Rebeuss, du nom de la prison où était enfermé Karim Wade.
A ce dossier délicat s’ajoutent les nombreuses interdictions de sortie des territoires notifiées temporairement à certains opposants issus de l’ancien régime tels qu’Oumar Sarr, l’actuel coordonnateur du Parti démocratique sénégalais, Madicke Niang, Samuel Sarr, Abdoulaye Baldé… Ce dernier est le maire de Ziguinchor, symbole de la Génération du concret, éphémère mouvement dont il ne subsiste plus rien aujourd’hui. Soupçonné d’avoir acquis illégalement 5 milliards de FCFA (environ 8 millions de dollars) sous la présidence de Wade, Abdoulaye Baldé aurait depuis viré de bord, rejoignant l’attelage des partis soutenant le président.
Certains alliés d’hier n’ont pas échappé au bâton du régime actuel.
Le cas le plus récent, est celui de Khalifa Sall, maire de Dakar, accusé de détournements de deniers publics portant sur 2 milliards de FCFA prélevés sur la caisse d’avance de sa mairie. Pour ses partisans, l’édile de Dakar paye le prix de ses ambitions politiques trop vite exprimées – d’ailleurs, Khalifa Sall a annoncé depuis sa prison, son intention de se porter candidat.
D’autres rappellent que l’affaire porte sur la perception de fonds à partir de 110 factures et des livraisons fictives. Vu sous cet angle là du fond du dossier, le maire de Dakar a des soucis à se faire. Il est vrai que pendant que le candidat déclaré aux présidentielles de 2019 est sommé de se justifier, d’autres gestionnaires de fonds publics, alliés du régime, cités dans des dossiers nébuleux, sans grandes conséquences.
Tout récemment, le ministre du Tourisme faisait la une de tous les journaux pour une rocambolesque histoire de 29 milliards de FCFA visant le programme d’agriculture communautaire (PRODAC). L’intéressé aurait même démissionné pendant 24 h avant de revenir à de meilleurs sentiments et, surtout, à un silence dont il est peu coutumier. Cet enterrement de première classe, loin des deux autres pouvoirs, se serait-il fait avec la bénédiction de la présidence?
En clair, l’hyper-présidentialisme sénégalais se ressent à tous les niveaux de la vie politique sénégalaise. C’est aussi le cas dans la sphère privée où la proximité avec les autorités est un atout peu négligeable. Même le pouvoir religieux, de nature intemporel, semble subir une certaine influence politique et économique du Palais présidentiel.
Pour autant, quand bien même cet hyper-présidentialisme réduirait les champs des deux autres pouvoirs, il est très peu question dans le débat politique sénégalais d’un retour au régime parlementaire. De nombreux protagonistes de la crise de 1962, encore aux affaires, savent ce qu’il en coûte d’avoir le bicephalisme dans un « univers villageois africain » où le chef a toujours raison et ne saurait souffrir que de contradicteurs symboliques.