Par Cheickna Bounajim Cissé, économiste et essayiste*
La Zone franc a le défaut de sa qualité. L’un des principes majeurs de l’Accord de coopération monétaire qui lie les pays utilisant le franc CFA à la France est la « libre transférabilité ». Pour bien encadrer cette règle, les parties prenantes à l’Accord se sont engagées[1] à mettre en place un contrôle de change rigoureux et efficace pour éviter une sortie massive des capitaux vers l’étranger.
Sur ce point, il faut rappeler qu’il y a deux canaux de sortie des capitaux : le secteur formel et le circuit informel. Le secteur formel, dit structuré ou légal, est animé par les intermédiaires habilités – les intermédiaires agréés (l’autre nom des banques) et les agréés de change manuel (ou Bureaux de change) – qui sont autorisés à exécuter des opérations financières avec l’étranger dans des conditions réglementaires bien définies. Ils font des transferts commerciaux qui requièrent pour leur exécution une liasse de documents nécessaires pour avoir la couverture[2] de la Banque Centrale. Pour des cas précis, limitativement cités dans la réglementation, les établissements bancaires peuvent effectuer des « transferts non documentés » aussi appelés « transferts financiers[3] ». Il faut aussi rappeler que la détention de comptes à l’étranger, et leur approvisionnement, par les résidents est bien encadrée par la règlementation communautaire[4].
La faiblesse du taux de rapatriement des devises
Mais dans la pratique, les rôles sont pratiquement inversés. Plusieurs établissements de crédit préfèrent garder les avoirs en devises (euros, dollars en général) chez leurs « correspondent banking » (comptes ouverts dans les livres des banques étrangères) pour nourrir les opérations de transferts de leur clientèle sans passer par la « case officielle » de la Banque Centrale, qui leur semble contraignante et trop administrative ; quitte à s’arranger avec la réglementation, à s’exposer à des sanctions du Régulateur et à des risques de marché (pertes de change), dont la maîtrise technique reste à démontrer dans plusieurs établissements. Or, il est strictement interdit aux banques de garder une position extérieure positive dont le montant excéderait 5 % de l’encours des dépôts à vue de la clientèle[5]. Les établissements de crédit sont aussi tenus[6] au rapatriement effectif du produit des recettes d’exportation encaissées pour le compte de leurs clients. Pourtant, selon les chiffres officiels[7] de la Banque Centrale, le taux de rapatriement des recettes d’exportation n’est que de 23 %. Un an plus tôt, il n’était que de 17,2 %.
La BCEAO, dans un rapport intitulé Balance des paiements et position extérieure globale du Mali publié sur son site Internet en juin 2016, a remis le couvert en des termes plus que incisifs : « Le secteur aurifère ne profite que très peu au Mali, dans la mesure où le métal précieux estexporté à l’état brut, pour être raffiné à l’étranger. » L’institution financière communautaire poursuit en des termes très explicites : « Les exportations d’or ne participent que très faiblement à la consolidation des réserves de change, compte tenu du défaut de rapatriement des recettes (moins de 5 % de taux de rapatriement des recettes), maintenues, pour l’essentiel, dans les comptes offshore détenuspar les sociétés[8]. »
Qu’il puisse y avoir des doutes quant à la véracité des chiffres officiels sur la production réelle d’un secteur aussi stratégique et important que celui de l’or, relève de l’étrangeté ; mais de surcroît que plus de 95 % des recettes d’exportation aurifère déclarées ne puissent pas être rapatriées, est non seulement illégal, et simplement inconcevable. Comment peut-on détenir et retenir les devises d’un État souverain sur des « comptes offshore » ouverts et appartenant à des sociétés étrangères exploitant l’or extrait du sous-sol malien, et cela en violation de toutes les dispositions légales et réglementaires, locales et internationales[9]?
Selon le rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), sous-titré « Troisième producteur d’or d’Afrique, le Mali ne récolte que des poussières », la situation du pays s’explique par le fait « qu’il n’a pas les moyens techniques d’extraire son or et que la Banque mondiale en a décidé ainsi, l’État malien n’est qu’un actionnaire minoritaire des entreprises exploitantes, présentes sur son sol [au maximum 20 % du capital des sociétés d’exploitation minières] [10]. » Le Mali estime la FIDH, ne peut donc pas peser, sur la stratégie industrielle des compagnies minières.
Est-ce, pour autant, une raison de priver ce pays de 95 % des devises issues de 70 % de ses recettes d’exportation ? Et en plus, même sur les 5 % de recettes rapatriées, au moins la moitié des devises est déposée et retenue sur le « compte d’opérations » au Trésor public français.
Que reste-t-il finalement aux Maliens pour développer leur pays ?
La dictature de l’informel
Il y a ensuite l’informel connu sous le nom de « marché noir » ou « marché parallèle ». C’est une véritable industrie du transfert d’argent qui concurrence déloyalement les établissements de crédit et qui nourrit « l’économie souterraine ». Ces animateurs du « black », agissant en toute illégalité, disposent de tout l’arsenal nécessaire pour répondre aux besoins de leurs clients. Ils fonctionnent 24h/24, disposent de relais de proximité, et agissent avec une rapidité déconcertante. Même si ce service a un coût plus élevé que celui du secteur bancaire, il est de plus en plus prisé. Autrefois, seuls les particuliers utilisaient ce service ; maintenant, c’est un lointain souvenir. Des grosses entreprises du secteur structuré y ont de plus en plus recours. Sans disposer de chiffres précis sur l’ampleur du phénomène, eu égard à son opacité, on peut aisément comprendre que l’informel puisse représenter la plus grosse part du marché du transfert des ménages et du commerce général. Pourtant, l’exercice peut paraître facile. Il suffit juste au Régulateur de rapporter les financements bancaires consentis aux importateurs au volume des transferts effectués pour leurs comptes par les banques. Quant à l’Administration fiscale, la méthode est tout aussi aisée : rapprocher les achats de produits (marchandises et matières premières) effectués par les importateurs (commerçants et industriels) à l’étranger aux « intentions d’importation » délivrées par la Direction Nationale du Commerce et de la Concurrence. L’efficacité de cette démarche suppose évidemment que les sources d’information soient fiables et exhaustives.
Cette nouvelle donne, exacerbée par la concurrence rude qui sévit dans le secteur financier et les rumeurs persistantes et épisodiques d’une dévaluation du franc CFA malgré les assurances plusieurs fois données par les analystes et les démentis des Autorités monétaires de l’UEMOA et de la France, pourrait pousser les agents économiques à tutoyer la loi bancaire et à composer avec la réglementation de changes.
Les montants exacts de cette fraude massive ne sont pas connus. Par définition, comme le rappelle les spécialistes, les flux dissimulés ne se prêtent pas à la mesure. Il y a pourtant un indice.
Le Groupe de haut niveau[11] chargé de la question des flux financiers illicites (FFI), dirigé par l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki, a évalué l’ampleur du phénomène. Il est arrivé à la conclusion que l’Afrique perd chaque année la somme colossale de 50 milliards de dollars (environ 25 000 milliards de franc CFA), soit plus que l’aide publique qu’elle a reçue en 2012 (46 milliards de dollars). Dans certains pays africains, il y a même eu plus de sorties de capitaux que d’entrées. À en croire ce groupe d’experts, la fuite des capitaux illicites représenterait 3 % du PIB au Mali, contre 6 % pour la Côte d’Ivoire et 1 % au Sénégal. Sur cette base, on peut estimer à 178 milliards de francs CFA les flux financiers illicites au Mali. Selon les auteurs du Rapport Thabo Mbeki, présenté et adopté lors du 24èmesommet de l’Union Africaine tenu les 30 et 31 janvier 2015 à Addis-Abeba, l’Afrique a perdu durant les cinquante dernières années, plus de 1 000 milliards de dollars du fait des flux financiers illicites. Et le phénomène a crû de 20,2 % par an durant la période 2002-2011, selon l’Association Global Financial Integrity. Pour Thabo Mbeki, Président du Groupe de haut niveau, « l’un des moyens importants de trouver les ressources qui permettront de financer le programme de développement pour l’après-2015 consiste à retenir en Afrique les capitaux qui sont produits sur le continent et qui doivent donc légitimement rester en Afrique[12]. »
Le développement de ces activités financières illicites a des conséquences graves sur l’économie nationale :
- fraude fiscale : manque à gagner pour l’administration fiscale (fraude de grande ampleur, dissimulation de recettes) occasionnant un préjudice énorme au Trésor public ;
- fausseté des comptes publics : non déclaration de transactions et de mouvements de capitaux ;
- risque de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, à travers la non maîtrise de l’origine des fonds (corruption, détournement des deniers publics, évasion fiscale, trafic de drogue, contrefaçon, cybercriminalité, etc.) et de leur utilisation (financement d’activités terroristes) ;
- risque sécuritaire ;
- risque d’image et de réputation.
Pistes de solution
Il faut prendre des mesures urgentes pour ralentir la fuite des capitaux dans l’espace monétaire :
- Résoudre l’interchangeabilité des deux francs CFA entre les zones UEMOA (CFA XOF) et CEMAC (CFA XAF) en interconnectant les systèmes de paiement des deux banques centrales ;
- Renforcer les mécanismes de contrôle des changes au niveau de l’Administration publique et des agents bancaires ;
- Assouplir les conditions de transferts commerciaux pour au moins une catégorie d’opérateurs économiques en règle avec l’administration fiscale et douanière ;
- Assécher les marchés de change parallèles en résolvant le problème à l’amont et à travers des campagnes de communication et de sensibilisation ;
Rapatrier les capitaux sortis de façon illicite en mettant en place une amnistie sur les avoirs à l’étranger de citoyens maliens résidant au Mali pour inciter au rapatriement de ces fonds et à leur réinsertion dans le circuit de l’économie nationale. Les Autorités publiques peuvent s’inspirer de l’exemple marocain[13]. Dans le cadre d’une opération d’amnistie financière inédite, l’Office des Changes du Maroc a réussi à rapatrier au 7 janvier 2015 l’équivalent de 27,85 milliards de dirhams (8,42 milliards en avoirs liquides, 9,56 milliards de biens immeubles et 9,87 milliards d’actifs financiers) sortis illégalement du pays, contre une prévision initiale de 5 milliards de dirhams. Cette opération financière, introduite par la loi de finances marocaine 2014, a été réalisée avec le concours des banques et a enregistré 18 973 déclarations. Les déclarants ont payé une « contribution libératoire »
- variant de 2 à 10 % selon la nature des déclarations. Ces contributions libératoires ont permis à l’État marocain de récolter la somme de 2,3 milliards de dirhams (environ 138 milliards de FCFA) qui a été totalement reversée au Fonds de cohésion sociale et permettra, entre autres de financer l’opération « 1 million de cartables » et d’assurer un soutien aux orphelins. « La confidentialité et l’anonymat étaient un facteur essentiel de la réussite de l’opération. La banque ne divulgue, en effet, en aucun cas l’identité du déclarant ni à l’Office des changes ni à la Direction générale des impôts. Le seul document livré à ces deux administrations est un bordereau-avis de versement contenant uniquement le numéro d’enregistrement de la déclaration[14]. »
- Former les préposés des banques (surtout ceux des « Services étrangers », ou des « Transferts hors UEMOA » ou des « Opérations internationales ») à la maîtrise et à la stricte application des textes relatifs à la bonne exécution par l’établissement de crédit des opérations financières avec l’extérieur. La BCEAO et les organisations faîtières des banques pourraient convenir d’un programme de formation.
Notes
*Extraits de notre ouvrage « Construire l’émergence, Un pari pour l’avenir : 12 axes d’action, 100 propositions pour booster le financement de l’économie », Editions BoD, septembre 2016, 736 pages.
[1]L’Accord de coopération monétaire du 4 décembre 1973 entre la France et les pays membres de l’UMOA dispose en son article 7 : « Les autorités de la République française et celles des États membres de l’Union [UMOA] collaboreront à la recherche et à la répression des infractions à la réglementation des changes selon les modalités qui seront précisées par un protocole particulier. »
[2]Article 3 de l’Annexe I au Règlement n° 09/2010/CM/UEMOA/ du 1er octobre 2010 relatif aux relations financières extérieures des États membres de l’UEMOA.
[3]Article 4 (Paiements courants à destination de l’étranger) du Règlement n° 09/2010/CM/UEMOA/ du 1er octobre 2010 relatif aux relations financières extérieures des États membres de l’UEMOA.
[4]L’Instruction n° 08/07/2011/RFE de la BCEAO du 13 juillet 2011 relative aux conditions d’ouverture et aux modalités de fonctionnement des comptes étrangers de non-résidents, des comptes intérieurs en devises de résidents et des comptes de résidents à l’étranger dispose en son article 9 : « Conformément aux dispositions des Articles 41 et 42 de l’Annexe II du Règlement, les personnes physiques en voyage à l’étranger, peuvent y ouvrir des comptes bancaires […].Les résidents sont tenus de rapatrier les avoirs détenus dans les comptes visés à l’alinéa 1er ci-dessus, dans un délai de trente jours à compter de la date de leur retour au pays de résidence. Article 10 : « Conformément aux dispositions de l’Article 43 de l’Annexe II du Règlement, l’ouverture d’un compte de résident à l’étranger, dans le cas autre que celui mentionné à l’Article 9 ci-dessus, est subordonnée à l’autorisation préalable du Ministre chargé des Finances, après avis conforme de la BCEAO. La demande d’autorisation préalable est adressée au Ministre chargé des Finances et introduite auprès de la BCEAO par l’intermédiaire agréé choisi par le requérant pour assurer, en cas d’autorisation, les obligations de compte rendu sur le fonctionnement du compte ». Article 11 : « [L’autorisation du Ministre chargé des Finances indique également la durée du compte, qui ne peut excéder un an. À défaut de l’obtention d’une nouvelle autorisation du Ministre chargé des Finances, l’intermédiaire agréé doit demander qu’il soit procédé à la clôture du compte, à l’expiration du délai imparti et au rapatriement dans un État membre de l’UEMOA, des avoirs détenus à l’étranger, dans un délai de huit jours. »
[5L’Instruction n° 10/07/2011/RFE du 13 juillet 2011 relative aux avoirs détenus auprès des banques installées hors de UMOA au titre des besoins courants des établissements de crédit dispose en son article 2 : « Le montant cumulé des avoirs [détenus par l’établissement de crédit auprès de banques installées hors de l’UEMOA pour les besoins courants en disponibilités en devises affectées à la couverture des opérations courantes de la clientèle] ne peut, en tout état de cause, excéder cinq pour cent (5 %) de l’encours des dépôts à vue de la clientèle de l’établissement de crédit. Les avoirs excédant les besoins courants de l’établissement de crédit doivent être cédés à la BCEAO ».
[6]Article11de l’Annexe II (procédures particulières d’exécution de certains règlements) du Règlement n° 09/2010/CM/UEMOA/ du 1er octobre 2010 relatif aux relations financières extérieures des États membres de l’UEMOA : « Les opérateurs économiques résidents sont tenus d’encaisser et de rapatrier dans le pays d’origine, auprès de la banque domiciliataire, l’intégralité des sommes provenant des ventes de marchandises à l’étranger, dans un délai d’un mois à compter de la date d’exigibilité du paiement. » L’Instruction n° 03/07/2011/RFE du 13 juillet 2011 relative à la constitution des dossiers de domiciliation des exportations et à leur apurement dispose en son Article 4 : « En application des dispositions de l’Article 11 de l’Annexe II du Règlement n°09/2010/CM/UEMOA, la banque domiciliataire est tenue de procéder au rapatriement effectif, via les comptes de correspondants étrangers de la BCEAO, d’au moins 80 % des recettes d’exportation encaissées. »
[7]BCEAO, Rapport sur la politique monétaire dans l’UEMOA, mars 2015, en ligne : www.bceao.int
[8]BCEAO, Ministère de l’Économie et des Finances du Mali, Balance des paiements et position extérieure globale, cf. encadré 2.
[9]Article11de l’annexe II (procédures particulières d’exécution de certains règlements) du Règlement n° 09/2010/CM/UEMOA/ du 1er octobre 2010 relatif aux relations financières extérieures des États membres de l’UEMOA : « Les opérateurs économiques résidents sont tenus d’encaisser et de rapatrier dans le pays d’origine, auprès de la banque domiciliataire, l’intégralité des sommes provenant des ventes de marchandises à l’étranger, dans un délai d’un mois à compter de la date d’exigibilité du paiement. »
[10] – Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), « Mali, L’exploitation minière et les droits humains », mission internationale d’enquête, septembre 2007, n° 477, en ligne : www.fidh.org/IMG/pdf/Ml477f.pdf
[11]Prenant conscience des effets néfastes des flux financiers sur l’Afrique, la 4ème Réunion annuelle conjointe de l’Union africaine et de la Conférence des ministres des finances, de la planification et du développement économique de l’UA/CEA a adopté la résolution 886 qui crée le Groupe de haut niveau chargé de la question des flux financiers illicites en provenance d’Afrique. Le Groupe est présidé par M. Thabo Mbeki, ancien président de la République d’Afrique du Sud, et comprend neuf autres membres, Africains ou non. (FFI : Flux financiers illicites, Rapport du Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique, en ligne : www.francophonie.org)
[12]FFI : Flux financiers illicites, Rapport du Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique, Avant-propos de Thabo Mbeki, en ligne : www.francophonie.org/IMG/pdf/fluxfinanciersillicites_rapport_francais.pdf
[13]« Grande première, le Ministère de l’Économie et des Finances a introduit, hier, un projet d’amendement à la Chambre des Conseillers instaurant une amnistie des sanctions relatives aux infractions de change et aux infractions fiscales au titre de la détention d’avoirs immobiliers ou financiers à l’étranger par des marocains domiciliés au Maroc. Et autre nouveauté, le rapatriement des avoirs liquides donne droit à l’ouverture d’un compte en devises ou en dirhams convertible et à leur alimentation à hauteur de 50 % de la somme rapatriée. » (Alerte : Boussaid propose une amnistie sur les avoirs à l’étranger des marocains, Infomédiaire, 15 décembre 2012, en ligne : www.infomediaire.ma)
[14]Sara El Majhad, Détention d’avoirs et de liquidités à l’étranger. L’Office des changes promet un durcissement des mesures de contrôle, 9 janvier 2015, en ligne : aujourdhui.ma