Par Dr Abdourahmane Ba, Ingénieur statisticien, Docteur en Management,
Expert en Développement International, Suivi et Évaluation, Management et Évaluation des Politiques Publiques.
L’électricité dans notre pays ne relève plus d’un simple service technique. Elle constitue désormais un paramètre déterminant de la compétitivité nationale et un indicateur critique de la capacité du Sénégal à accéder à une souveraineté industrielle réelle. En 2025, alors que le discours officiel multiplie les références à l’autonomie énergétique, les chiffres trahissent un blocage structurel : l’énergie reste chère, peu efficiente et gouvernée par des logiques contractuelles opaques qui neutralisent les gains potentiels de toute réforme.
Sur dix ans, le coût industriel moyen du kilowattheure n’a reculé que de 105 à 92 FCFA/kWh. Cet ajustement marginal contraste avec les baisses plus significatives enregistrées dans des économies de la région : 72 FCFA/kWh en Côte d’Ivoire et 60 FCFA/kWh au Maroc en 2025. L’écart observé place l’industrie sénégalaise dans une situation de handicap compétitif permanent. Dans les cadres analytiques des économies ouvertes, un tel différentiel agit comme une distorsion des prix relatifs qui déplace la structure productive vers des activités à faible intensité énergétique et à faible effet d’entraînement.
La structure de coûts de la SENELEC expose les failles de son modèle économique. Plus de la moitié des charges restent indexées sur des combustibles fossiles importés. Les pertes techniques avoisinent 8 % et les pertes non techniques 10 %, ce qui représente environ 100 milliards FCFA de manque à gagner annuel. Ces fuites de valeur, persistantes depuis des années, constituent un choc négatif sur la productivité globale des facteurs et alimentent un cercle vicieux où la compensation se fait par des subventions publiques croissantes.
L’effet macroéconomique de ces transferts est lourd et insupportable. Les subventions au secteur électrique se sont élevées à 280 milliards FCFA en 2023, 290 milliards en 2024 et devraient atteindre plus de 300 milliards en 2025. Ces montants équivalent à un détournement de ressources qui auraient pu financer des infrastructures productives, des investissements technologiques ou des politiques de soutien ciblées à l’exportation. L’argument d’une « protection sociale » de l’électricité perd sa pertinence dès lors que cette dépense absorbe une part disproportionnée des marges budgétaires disponibles.
À cela s’ajoute un déficit chronique de gouvernance et de transparence. L’affaire de la «barge turque», louée pendant six ans sans publication du coût réel, illustre un système où l’opacité contractuelle prime sur l’obligation de rendre des comptes. En 2024-2025, aucun audit complet des contrats liant la SENELEC aux producteurs indépendants ou aux fournisseurs de combustibles n’a été rendu public. Cette absence d’information empêche la mise en place d’une régulation efficace et entretient une économie politique de la rente.
La réforme prévue par le Code de l’électricité de 2021, qui devait inclure la séparation fonctionnelle en filiales distinctes pour la production, le transport et la distribution, demeure théorique. Quatre ans après son adoption, aucune mise en œuvre concrète ne s’est traduite par des structures opérationnelles autonomes. L’absence de concurrence régulée maintient les incitations à l’inefficience et bloque la modernisation du modèle industriel de l’électricité.
L’arrivée du régime PASTEF avait théoriquement introduit un objectif ambitieux : ramener le coût du kWh à 60 FCFA grâce au gaz domestique. Techniquement, la conversion intégrale des centrales au gaz pourrait réduire de 35 à 40 % les coûts variables de production. Mais, comme le démontre la littérature sur les marchés captifs, la baisse des coûts unitaires n’implique pas automatiquement une baisse des prix finaux. Sans démantèlement des contrats désavantageux et sans réforme interne de la SENELEC, les gains seront absorbés par les rentes existantes.
Cette dissociation entre le discours de souveraineté énergétique proclamée et la souveraineté industrielle effective traduit un défaut d’articulation entre politique énergétique et politique industrielle. Produire localement une énergie moins coûteuse ne suffit pas : il faut que cette ressource soit allouée stratégiquement aux secteurs capables de générer de la valeur ajoutée et des emplois qualifiés. Or, en 2024-2025, aucun mécanisme tarifaire préférentiel pour les industries exportatrices ou les filières stratégiques n’a été instauré. La planification électrique 2025-2040 n’est pas alignée sur les prévisions de demande industrielle et ne fait qu’amplifier le risque de surcapacité ou de sous-dimensionnement.
Les exemples étrangers démontrent que l’énergie peut devenir un outil sélectif de développement. Le Maroc a calibré ses tarifs pour attirer l’industrie automobile et aéronautique. La Malaisie a conditionné ses tarifs industriels à des obligations d’exportation et d’investissement. Dans ces cas, l’énergie n’a pas été un simple intrant, mais un instrument de politique économique. Le Sénégal, en continuant à subventionner indistinctement tous les consommateurs, dilue son potentiel de levier industriel.
L’expérience comparée enseigne également que la réforme d’un monopole public doit suivre une séquence stricte : audit exhaustif et public des contrats, réduction immédiate des pertes non techniques, mise en place d’indicateurs de performance accessibles, puis ouverture graduelle à la concurrence sous supervision d’une autorité indépendante. En 2025, seul le discours a été engagé, pas la séquence. L’inertie institutionnelle et la résistance des groupes d’intérêt internes freinent le passage à l’action.
La fenêtre stratégique actuelle est unique : conjonction de ressources gazières nationales prêtes à être exploitées, maturité des technologies renouvelables et volonté politique affichée de réforme. Mais cette fenêtre est étroite. Si, d’ici deux ans, la SENELEC n’est pas réorganisée, assainie et alignée sur une stratégie industrielle claire, le pays ancrera un modèle où la facture électrique restera un handicap compétitif durable.
Ce qui se joue dépasse le simple coût de l’électricité ou de son utilisation comme intrant de luxe. Il s’agit de savoir si le Sénégal peut sortir de la trappe des activités à faible valeur ajoutée pour intégrer des chaînes de valeur régionales et mondiales. Une électricité fiable, abondante et à 60 FCFA/kWh permettrait de reconfigurer l’ensemble du tissu industriel, d’attirer des investissements massifs et de renforcer la résilience économique. À l’inverse, une électricité chère et instable condamnerait l’industrie nationale à un rôle marginal.
Le silence persistant du régime autour de la SENELEC n’est pas un oubli. C’est un choix qui indiquerait une politique implicite visant à protéger des rentes établies au détriment de la compétitivité collective. Rompre ce silence, exposer les circuits opaques et imposer une gouvernance axée sur la performance constitue le test central du régime actuel. L’échec dans cette entreprise transformerait la souveraineté énergétique en simple slogan et la souveraineté industrielle en mirage durable.