Par Pierre-Samuel Guedj, expert en durabilité, diplomatie économique et relations gouvernementales, Président d’Affectio Mutandi & de la commission RSE&ODD du CIAN
Longtemps cantonnée à la défense des intérêts commerciaux et à la recherche d’investissements directs étrangers, la diplomatie économique en Afrique est en train de changer de paradigme. À l’heure où les enjeux climatiques, sociaux et de gouvernance deviennent déterminants dans les arbitrages économiques mondiaux, la durabilité, les critères ESG (environnement, social, gouvernance) et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) s’imposent comme les nouvelles grammaires du pouvoir et de la crédibilité géopolitique.
Durabilité et souveraineté : la mutation en cours
Loin d’être un effet de mode importé, la durabilité devient un enjeu de souveraineté pour les États africains. Dans les négociations contractuelles, notamment dans les secteurs extractifs, énergétiques ou des infrastructures, les gouvernements africains exigent de plus en plus que les projets contribuent à la valeur ajoutée locale, à la résilience climatique et à l’emploi digne.
En intégrant des clauses de contenu local, des mécanismes de redevances sociales ou des obligations de transfert de compétences, la RSE devient un levier de rééquilibrage des rapports de force, face à des multinationales longtemps dominantes.
Des pays comme le Gabon, la RDC ou la Côte d’Ivoire ont d’ailleurs inscrit la RSE dans leur droit positif, tandis que d’autres expérimentent des labels ESG nationaux pour attirer des investisseurs à la fois responsables et compétitifs.
ESG et diplomatie verte : nouveaux piliers des alliances internationales
La montée en puissance des régulations internationales — comme la directive CSRD, le devoir de vigilance européen ou la taxonomie verte — redessine les contours de la diplomatie économique. Les bailleurs de fonds internationaux, les agences de notation et les grands donneurs d’ordre conditionnent désormais leurs engagements à des critères de durabilité précis.
Cette évolution pousse les États africains à structurer leur offre diplomatique autour de la durabilité. Le financement climatique, les projets verts, l’énergie propre, la biodiversité ou encore la ville durable deviennent des priorités dans les sommets bilatéraux et multilatéraux : COP, One Forest Summit, Africa Climate Week…
Mais cette mutation ne se résume pas à un alignement sur des standards occidentaux. Elle est aussi l’occasion pour l’Afrique de revendiquer ses propres priorités — adaptation, justice climatique, lutte contre la pauvreté énergétique, inclusion des communautés locales — dans un langage ESG qui reste encore trop asymétrique.
La durabilité comme critère d’alliance et d’arbitrage
Dans les appels d’offres publics, les projets d’investissement et les partenariats stratégiques, les performances sociales et environnementales deviennent des critères d’arbitrage diplomatique. Ce ne sont plus seulement les montants ou les délais qui comptent, mais la capacité à créer un impact durable. Une entreprise qui propose un projet moins polluant, plus inclusif ou créateur d’emplois locaux peut désormais supplanter un acteur traditionnellement dominant.
Ce glissement transforme la nature des alliances internationales. Tandis que certains pays comme la Chine, la Turquie ou les Émirats adaptent leur discours à ces exigences, l’Europe et les États-Unis cherchent à redéfinir leur influence via des cadres normatifs contraignants. L’Afrique, de son côté, peut désormais jouer un rôle d’arbitre stratégique en valorisant sa capacité à concilier exigence sociale et attractivité économique.
Entre opportunités et risques d’instrumentalisation
Cette reconfiguration n’est pas exempte de risques. La tentation du RSE-washing est réelle, y compris dans les sphères gouvernementales. Le recours à des indicateurs ESG sans cadre juridique clair, sans outils de suivi et sans implication des populations locales peut affaiblir la crédibilité des engagements pris.
De même, la diplomatie verte ne saurait être un simple discours. Elle suppose des capacités administratives renforcées, une coopération interministérielle, des dispositifs de suivi-évaluation robustes et une implication de la société civile. La durabilité n’est pas un habillage, c’est un contrat.
Vers une diplomatie économique africaine responsable et ambitieuse
L’intégration des enjeux ESG et RSE dans les pratiques diplomatiques africaines ne relève plus du simple supplément d’âme. Elle constitue une stratégie d’influence, de compétitivité et de souveraineté. À condition d’être portée avec cohérence, courage et exigence, elle peut faire de l’Afrique un acteur normatif à part entière, capable de redéfinir les standards mondiaux de l’investissement responsable, de la transparence et de la justice environnementale.
La ville durable, la mine responsable, l’agriculture régénérative, les partenariats multipartites, l’innovation sociale et le numérique inclusif ne sont plus des niches. Ils sont l’avant-garde de la diplomatie économique de demain.
Ce tournant appelle une nouvelle génération de diplomates, de négociateurs et de décideurs publics, formés aux enjeux de la durabilité et capables de bâtir des coalitions d’impact à l’échelle du continent. C’est à cette condition que l’Afrique pourra imposer ses récits, ses priorités et ses solutions dans le concert économique mondial.