Les relations houleuses qu’entretiennent le président Guinéen Alpha Condé et son homologue Macky Sall du Sénégal ne datent pas, en réalité, d’aujourd’hui même si elles tranchent radicalement avec son passé d’opposant. En effet, dans une interview accordée à un média sénégalais en septembre 2014, suite à la décision du Sénégal de fermer ses frontières terrestres, maritimes et portuaires avec la Guinée à cause de l’apparition d’Ébola, Alpha Condé avait rappelé l’aide que ce pays voisin lui avait apporté en tant q’opposant au régime du Général Lansana Conté. À l’époque, il essayait de calmer le jeu pour éviter une brouille diplomatique entre les deux pays, en s’adressant directement au peuple sénégalais, qualifiant la décision de Dakar de «panique» et d’ «irrationnelle». Mais cette période des belles déclarations diplomatiques semble révolue. Depuis, des considérations d’ordres personnelles et politiques entre les deux chefs d’État sont entrées en jeu et ont mis à mal les relations entre les deux pays à telle enseigne que le clash semble avoir atteint le point du non-retour.
Voici par extrait, ce que le président Alpha Condé déclarait il y a 7 ans : « les gens ne connaissent pas mes relations avec le Sénégal. Quand moi je suis rentré en Guinée pour la première fois en 1991, à cette époque, le président Lansana Conté n’acceptait pas le multipartisme. J’ai eu beaucoup de difficultés. Et comme il voulait m’assassiner, c’est à l’ambassade du Sénégal que je me suis réfugié, pas dans une autre ambassade. C’est à l’ambassade du Sénégal. (Ndlr : Makhily Gassama était l’ambassadeur du Sénégal en Guinée à l’époque. Il a osé s’interposer. Une première en Afrique). Et le président Diouf a négocié et a envoyé son avion militaire me chercher. Et à partir de ce moment, jusqu’au départ du Président Diouf, nous avons lié amitié. Je venais à Dakar, il me donnait un véhicule. Et avec ça, j’allais voir mes amis opposants : les Landing (Savané), même Wade, etc. Et lorsqu’il arrêtait Dansokho (Amath) et Landing, je suis allé le voir pour lui dire : « Mon grand frère tu ne peux pas arrêter Wade et Landing pour le moment » . Ensuite, quand j’ai été emprisonné, les avocats africains se sont mobilisés. Parmi eux, trois Sénégalais dont Me Ousmane Ngom. Le collectif était dirigé par Me Boucounta Diallo. Et toute la population sénégalaise m’a soutenue. La preuve, Ousmane Ngom est descendu dans la rue pour crier : « On a libéré Alpha. On a libéré Alpha » . Ensuite, vous vous rappelez, quand je suis venu à Dakar, Albert Bourgi et Babacar Touré l’actuel Président du CNRA (Conseil National de Régulation de l’Audiovisuel ) ont organisé une rencontre au niveau de la Place de l’indépendance et toute la classe politique était là, opposition et mouvance présidentielle confondues. Donc moi, j’ai une histoire avec le Sénégal. Je ne peux pas être au pouvoir en Guinée et avoir un problème avec le Sénégal…Maintenant, les gens racontent n’importe quoi, mais ce n’est pas grave. Moi, je pense qu’il y a des gens qui cherchent à créer des troubles entre la Guinée et le Sénégal. Moi, je ne suis pas fou », disait-il.
Plus loin, il déclare : « Même quand j’ai eu des problèmes avec Me Abdoulaye Wade, je n’ai jamais perdu de vue que nous sommes juste de passage, et que seuls les peuples sénégalais et guinéen demeurent. Donc, moi je ne peux pas faire de polémiques avec tout ce que le peuple sénégalais a fait pour moi », avait t-il rappelé à l’époque.
L’on est tenté désormais de s’interroger si Alpha Condé a décidé de se venger de cet épisode Ébola et de faire table rase de ses rapports historiques et cordiaux avec le Sénégal simplement parce qu’il ne partage pas la même ligne politique et idéologique que Macky Sall. On se rend bien compte que ni sa démarche, ni celle de Macky Sall ne sont dictées par la recherche du compromis. La lucidité et la diplomatie ne sont plus de mise. En réalité, la fermeture unilatérale des frontières par Alpha Condé, même s’il ne le justifie pas, est la suite logique d’un enchaînement d’événements politiques et diplomatiques qui ont conduit au point de friction entre Conakry et Dakar.
Brouilles politiques sous fond de considérations politiques et ethnostrategiques
La sympathie ou, plutôt, le soutien inavoué par intermédiation, selon certains observateurs, de Macky Sall à Cellou Dalein Diallo, principal opposant au régime d’Alpha Condé, à qui le Sénégalais n’hésite pas à dérouler le tapis lors de ses visites, ne passe pas à Conakry. Perçu comme une ingérence, ces égards ont contribué à crisper davantage les relations entre les deux chefs d’État déjà au plus bas. Même si le président sénégalais, par précaution, n’affiche jamais ouvertement son soutien à Cellou Dalein Diallo, ce qui est un secret de polichinelle, ce dernier revendique publiquement sa proximité avec le locataire Palais de Roum qui, selon lui, date de l’époque où ils étaient respectivement premiers ministres sous Abdoulaye Wade et Lansana Conté.
Or, les rapports amicaux entre Macky Sall et Umaro Sissoco Embaló de Guinée Bissau sont de notoriété publique et cela remonte à l’époque où l’actuel président sénégalais était ministre de l’Intérieur en 2003. Est-ce par le principe de « l’ami de ton ennemi est ton ennemi » qu’Alpha Condé ferait « la guerre » à Macky Sall et n’apprécierait guère Embalo, allant jusqu’à « prendre parti » pour le rival de celui-ci, Domingos Simões Pereira (DSP) en cherchant à le mettre hors-jeu, en 2017, dans la crise Bissau guinéenne alors même qu’il en était le médiateur selon les propos d’Umaru Embalo ?
En tout état de cause, le nouvel homme fort de Bissau et le maître de Conakry se vouent une haine viscérale. On peut en déduire qu’Emballo, qui bénéficie du soutien diplomatique et politique supposé de Macky Sall, a des connexions avec Cellou Dalein Diallo, un autre « protégé « de Macky Sall. Donc à partir de là, et Embalo et Macky Sall, en soutenant officiellement et officieusement le principal opposant d’Alpha Condé, sont considérés comme des « adversaires » et même des « ennemis » vu le niveau de » l’animosité politique » qui règne en Guinée.
En outre, Macky Sall n’a pas contribué à l’apaisement en ignorant royalement la proposition de son homologue guinéen de l’instauration de patrouilles mixtes le long de la frontière entre les deux pays, à la veille de l’élection présidentielle d’octobre 2020 en Guinée. Alors sur le sentier de son troisième mandat, le locataire du palais Sékhoutouréya entendait, à travers ces patrouilles mixtes, contrecarrer «tout mouvement suspect à la frontière et l’entrée éventuelle d’armes». La cinglante fin de recevoir de Dakar a été mal vécue à Conakry. D’autant que Macky Sall sans le dire et Embalo en multipliant les déclarations, étaient opposés à l’idée d’un troisième mandant tout en soutenant, suspectait-on à Conakry, l’opposition portée par Cellou Dalein Diallo. Alpha Condé reproche également à son homologue sénégalais d’abriter des opposants à son régime (en exil) qui tenteraient, selon lui, au vu et au su des autorités sénégalaises, de déstabiliser la Guinée et qui essayeraient notamment d’introduire des armes sur le territoire guinéen.
L’autre élément non négligeable que le président Condé pourrait reprocher à son homologue sénégalais, c’est le fait que ce dernier ne l’a non seulement pas félicité pour sa réélection pour un troisième mandat (premier mandat de la quatrième République, selon lui), mais n’a pas aussi daigné répondre à son invitation en bonne et due forme que lui a adressé son homologue guinéen pour son investiture. Macky Sall préférant se faire représenter, ni plus ni moins, par son ministre des Affaires étrangères.
À l’arrivée au pouvoir d’Umaru Embalo en novembre 2019, après une élection contestée par son rival Domingos Simões Pereira dans un contexte de crise post-électorale, c’est, entre autres, le président du Nigeria, Muhammadou Buhari et, surtout, Macky Sall d’un côté qui ont pesé de tous leurs poids diplomatiques pour soutenir Emballo, ce qui a abouti à sa reconnaissance par la CEDEAO et la communauté internationale aux dépens d’Alpha Condé qui menait, de l’autre côté avec l’appui prudent du président ivoirien, Alassane Ouattara entre autres, une offensive diplomatique de soutien à Domingos Simões Pereira. Cet épisode a laissé des traces profondes entre Alpha Condé soutenant Domingos Pereira (supposé proche des indépendantistes casamançais) et Macky Sall, à coup de manœuvres diplomatiques intenses et de jeux d’influences basés sur les affinités et les carnets d’adresses.
Finalement, c’est Macky Sall et son réseau d’influence qui est sorti victorieux de ce duel. Un triomphe rendu aussi possible grâce au caractère bien trempé, intraitable et intrépide d’Umaro Embalo qui ne s’est pas laissé faire. «El Commandante» a pris cours ses adversaires en annonçant la date de son investiture, prêtant serment et prenant fonction avant même la fin de la médiation de la CEDEAO et l’évacuation totale des points de revendications de son adversaire qui s’est retrouvé devant le fait accompli et qui sera finalement obligé de s’aligner et se conformer aux résultats de la commission électorale Bissau-guineene le déclarant vainqueur.
La pièce manquante du puzzle
En dépit de toutes ces rivalités et de ces crises d’humeurs entre chefs d’État, il est difficile de comprendre comment Alpha Condé en est arrivé pour des questions politiques ou des considérations personnelles à boucler unilatéralement les frontières terrestres de la Guinée avec spécifiquement le Sénégal, la Guinée Bissau et la Sierra Léone, en maintenant au même moment ouvertes les frontières avec le Libéria, ancien pays en proie à la rébellion et d’où est partie l’agression rebelle contre la Guinée en 2000, avec la Côte d’Ivoire toujours sous tension politique et avec le Mali en proie à l’insurrection des djihadistes d’Al-Quaïda, sous le prétexte de «mesures préventives contre d’éventuelles tentatives de déstabilisation» qui partiraient éventuellement du Sénégal, de la Sierra Leone ou de la Guinée Bissau. On ne le dira jamais assez, les raisons sont personnelles et politiques avec parfois des considérations de bas étage pour qui connaît la psychologie de la politique en Guinée. Elle est foncièrement basée sur le « communautarisme », exacerbé par les élites politiques du pays de tous les bords et à tous les niveaux. Certains politiciens guinéens ont fait de l’ethnostrategie un argumentaire politique pour berner des populations souvent analphabètes.
Au vu de son approche politique qui, comme celles de tous les leaders politiques de Guinée sans exception, n’hésite pas à instrumentaliser et à surfer sur les fibres ethniques, Alpha Condé verrait forcément de mauvais œil l’accointance et la proximité entre deux présidents de pays voisins de surcroît tous les deux « Hali Pular » et son principal opposant lui-même « Hali Pular ». Cependant, ce sentiment de suspicion, fondée ou pas, est poussé à un tel niveau qu’à des égards, il s’apparente parfois à de la paranoïa. La parfaite illustration, ce sont les accusations récentes à tort ou à raison, portées par Alpha Condé contre le vice-président et non le président de la Sierra Leone, en l’occurrence Mohamed Juldeh Jalloh, comme par hasard, un autre » Hali Pular ». Soupçonné ouvertement par Alpha Condé de soutenir Cellou Dalein Diallo et le FNDC dans des manœuvres déstabilisatrices. Il aura fallu l’intervention du président de la Sierra Léone, Julius Maada Bio, pour débloquer la situation avec Conakry et rouvrir les frontières avec la Sierra Leone.
Tous ces facteurs constitueraient-ils des motifs impérieux suffisants pour maintenir barricadées les frontières avec le Sénégal et la Guinée Bissau ? Seuls les différents protagonistes qui doivent faire privilégier l’intérêt supérieur de leurs populations respectives peuvent y répondre avec certitude.
En attendant, ce sont des milliers de Guinéens, Sénégalais et Bissau-Guinéens qui vivent des échanges commerciaux entre ces différents pays qui en font les frais.