Dans une civilisation dont les assises matérielles sont constituées par l’utilisation de techniques constamment renouvelées à chacune des étapes du cycle de l’activité économique, les professions et les professionnels doivent être associés de façon efficace à la vie politique et administrative de la nation. Sans une telle association, il n’existe pas de véritable démocratie économique et les conditions d’une expansion harmonieuse de l’économie ne sont pas réunies.
Or, en matière de concurrence déloyale, le problème de la représentation professionnelle – d’une représentation qui tienne compte à la fois des branches d’activités, de leur implantation territoriale et des catégories sociales qui participent aux activités productrices – est difficile à résoudre. De même, l’adhésion à une cause commune comme la lutte contre le commerce illicite, et tout particulièrement la contrebande et les contrefaçons, ne fait pas toujours l’unanimité. Et même si tous les adhérents d’une même fédération professionnelle affichent leur détermination contre ces fléaux, dans les faits l’omerta règne en maître et l’action citoyenne disparaît au profit d’un individualisme exacerbé. Pourtant, ne dit-on pas que l’union fait la force !
La lutte contre la concurrence déloyale est abordée – quand elle l’est – sur le continent africain comme européen par fragments et avec l’esprit centralisateur qui marque tous les aspects de la vie collective de nombreux pays. Pour saisir les données de ce problème si complexe d’une union trop souvent absente, il faudrait examiner les types d’institutions et leurs assises territoriales et professionnelles par filière, ce que nous ne pouvons faire dans l’espace contraint d’une chronique. C’est donc par deux exemples que nous en dresserons les grandes lignes afin qu’émerge, en l’absence de l’Etat providence, une conscience interprofessionnelle.
La Fédération française du bâtiment (FFB) rassemble près de 55000 entreprises. Forte de son poids économique sur le territoire national, ce syndicat patronal a tous les moyens à sa disposition pour représenter et protéger les intérêts de ses adhérents. Bien encadrée et bien organisée, elle joue auprès des pouvoirs publics un rôle considérable dans l’orientation de la politique économique de la construction. Ce syndicat vertical de branches constitue des subdivisions territoriales puissantes dans les régions. Il a ainsi compris l’utilité économique d’une assise régionale. Or, en matière de lutte contre le commerce illicite de matériaux et équipements de la construction non-conformes et parfois contrefaisants (une réalité européenne), la solidité de sa position et le jeu de son influence ne suffisent pas à sensibiliser les professionnels. Ce pouvoir interprofessionnel fait face à une faiblesse récurrente : la psychologie de l’entrepreneur, moins enclin à s’associer sur une base interprofessionnelle, avec des collègues dont il redoute avant tout que leurs intérêts soient opposés aux siens. En 2014, la FFB lance, par l’intermédiaire de son observatoire dédié à la lutte contre le commerce illicite (OCCIME), une vaste enquête sur la réalité du marché frauduleux des matériaux et équipements de la construction, un facteur aggravant de la concurrence déloyale. Le constat quant aux violations des règles en matière de conformité technique et sécuritaire soulève la question d’éventuels dysfonctionnements du marché des fournitures de la construction en Europe, et plus particulièrement en France. Parmi les secteurs concernés, trois majeurs figurent en tête des métiers les plus sinistrés. Ils en ont été avertis par l’intermédiaire de leur représentation horizontale et territoriale. La réaction a été faible, voire inexistante, démontrant que l’influence d’une représentation verticale et politique comme la FFB ne suffit pas à mobiliser l’ensemble des forces vives lorsqu’une profession tend à minimiser les menaces, voire à entretenir l’omerta. Au vu de cette réalité, il est clair que tous les dispositifs de prévention et de surveillance doivent être reconsidérées par l’ensemble de la filière (autorités réglementaires, maîtrise d’œuvre, maîtrise d’ouvrage, fournisseurs, entrepreneurs, assureurs, experts et autorités de contrôle) dans le cadre d’une approche collégiale. Pour atteindre ces objectifs, un véritable dialogue national est nécessaire, afin que la parole se libère et qu’une conscience collective se construise. La représentation verticale doit ainsi laisser la place à une représentation horizontale et territoriale pour que l’expression démocratique de tout un chacun puisse permettre l’adhésion à une cause nationale contre les marchés parallèles et à une lutte la plus efficace possible face aux dangers de la concurrence déloyale.
Dans un registre un peu différent puisqu’élargi, la CONECT vient de créer à Tunis le CANTIM, un observatoire contre le commerce illicite similaire à celui de la FFB. CONECT est une organisation syndicale patronale qui rassemble les petites, moyennes et grandes entreprises privées et publiques, locales et étrangères de toutes les régions du pays exerçant dans les différents secteurs de l’économie tunisienne. Le Centre d’action nationale pour la lutte contre les trafics illicites des marchandises (CANTIM) est une task-force dédiée à la lutte contre une concurrence déloyale entretenue durablement par la contrebande nationale et transnationale. Il apporte tout le soutien nécessaire aux adhérents de la CONECT dans les démarches indispensables de partenariat public/privé pour mener ce combat. Il assure également la défense de leurs intérêts professionnels, économiques et sociaux face à ce fléau ainsi que la coordination nécessaire pour performer les actions de lutte anti-trafics illicites. A l’écoute des préoccupations de ses adhérents, il propose toutes les solutions techniques, réglementaires, juridiques nécessaires à l’obtention de résultats concrets, et ce avec toute la réactivité attendue. Cette initiative qui s’attache à suivre les recommandations du Livre blanc des douanes du 18 juin 2014 est le premier modèle africain qui tout ensemble définit les moyens de la pleine participation des entreprises tunisiennes dans la lutte contre la concurrence déloyale, et propose une approche pragmatique et volontariste de l’engagement des entrepreneurs citoyens dans la construction d’une Tunisie plus forte, au moment où celle-ci semble douter.
Ainsi, à l’instar de la FFB ou de la CONECT, la lutte contre le commerce illicite et la concurrence déloyale qui en découle est un tout. L’interdépendance des grands secteurs (agriculture, industrie, distribution), la solidarité des intérêts des diverses catégories sociales qui participent à l’activité économique (patrons, cadres, ouvriers, artisans, exploitants agricoles) sont indiscutables. Il est aussi reconnu que le besoin de dialogue national, mais aussi régional, peut être contagieux si tant est que l’on se donne la peine de le provoquer. Or, le plus souvent, l’organisation et la représentation professionnelles ne tiennent pas compte de ces données économiques et sociétales élémentaires.
Les réformes susceptibles de favoriser le refus d’un commerce déloyal de fait, condition d’une expansion nationale harmonieuse, doivent être conçues de façon à assurer une représentation complète des forces économiques en présence et la confrontation régulière des divers mandataires de ces forces dans un cadre territorial approprié.
En Afrique, afin de couper court à cette hémorragie du commerce déloyal qui freine l’économie des pays et dissuade tout développement ambitieux, chaque région devrait instituer une task force régionale dédiée, assemblée consultative comprenant des représentants qualifiés des secteurs privés (industrie, distribution, agriculture, artisanat, salariés) et des secteurs nationalisés. Les candidats à ces fonctions seraient, dans toute la mesure du possible, présentés par les syndicats professionnels. Le Conseil se diviserait en sections correspondant aux branches d’activité économiques ou aux diverses catégories socio-professionnelles pour l’étude des problèmes particuliers à ces branches ou à ces catégories; il siégerait toutes sections réunies pour l’étude des programmes de prévention comportant l’élaboration de services et actions d’intérêt collectif. Enfin la gestion de ces derniers serait séparée de la fonction de représentation et confiée à des organismes publics, privés ou d’économie mixte spécialement constitués à cet effet et comprenant dans leurs conseils d’administration les représentants des branches d’activités et des catégories socio-professionnelles intéressées.
Cette structure professionnelle horizontale ne ferait pas disparaître la structure verticale des grandes fédérations professionnelles qui demeure nécessaire. Mais elle rétablirait, dans la plupart des pays centralisés à l’excès, les tensions nécessaires entre les forces centripètes, aujourd’hui prépondérantes, et les forces centrifuges. L’organisation de relations horizontales solides et efficaces, pourvues d’une assise territoriale suffisamment large, équilibrerait les relations verticales actuellement trop exclusives.
Il va sans dire qu’une telle conception de la représentation et de l’action professionnelles dans la lutte contre le commerce illicite suppose une nouvelle conception de l’administration. La réforme de la profession, comme celle de l’administration, consiste à déléguer et à relier, et non pas à centraliser et à sectionner. Qui serait prêt à tenter l’expérience ?