Dans son ouvrage intitulé « qu’est ce que la littérature » (Folio, essais), Jean Paul Sartre écrit que « la littérature est le mouvement par lequel, à chaque instant, l’homme se libère de l’histoire : en un mot, c’est l’exercice de la liberté ».
La littérature nous dit toujours beaucoup sur les réalités de nos sociétés. Elle est ainsi une des clés indispensables pour comprendre le monde et notre place dans le monde. Nelson Mandela, dans ses « conversations avec moimême » confie qu’il se sentait grandi après avoir lu quelques pages de certains auteurs, grecs notamment (je cite de mémoire). Et l’on sait le rôle que les romans de J.M. Coetzee, de Nadine Gordimer, d’Allan Patton et surtout d’André Brink ont joué dans la lutte contre l’apartheid. Mandela, encore lui, disait que lire Brink le rendait plus intelligent.
Régis Debray parle quelque part de la fonction quasi sociologique de la littérature latino américaine. En effet, « l’automne du patriarche », du regretté Gabriel Garcia Marquez ou le « Don Quichotte » de Cervantès, nous en apprennent infiniment plus sur la société que nombre d’essais politiques.
Et justement, ces jours ci parait un petit livre du philosophe Michel Onfray intitulé « le réel n’a pas eu lieu », avec en sous titre « le principe de Don Quichotte ». Onfray c’est l’intellectuel de l’athéisme ; c’est l’homme qui n’aime pas les religions en général et l’islam en particulier ; qui n’aime pas la psychanalyse ; qui n’aime pas Sartre. Mais c’est aussi un intellectuel brillant et on apprend toujours quelque chose à le lire.
Après une contre-histoire passionnante de la philosophie, il entreprend une contre-histoire de la littérature européenne, avec ce premier volume, consacré donc au chef d’œuvre de Cervantès.
En épilogue de son essai, l’auteur pose la question de savoir quel est le sujet du roman de Cervantès? « J’ai proposéd’analyser ce que je nomme le principe de Don Quichotte, à savoir le mécanisme de la dénégation ». La « Dénégation ». Le maitre mot, l’idée centrale du Don Quichotte, Onfray a raison de le souligner. Un peu plus loin, l’auteur précise que « penser le réel, c’est entrer dans un abime; le dénier c’est rester au bord du gouffre; (….) l’illusion permet d’éviter la mauvaise rencontre qu’est toujours ce qui est ».
Don Quichotte, c’est « l’image célèbre d’un hidalgo combattant des moulins qu’il s’évertue à prendre pour des géants ». « Il ne veut pas voir ce qui est et préfère voir ce qu’il veut. Le monde tel qu’il est ne lui convient pas, il lui substitue le monde tel qu’il devrait être, autrement dit obéissant à ses caprices, à l’heure de ses fantaisies ».
Même s’il s’en défend, Onfray fait (à juste titre) une analyse politique de l’œuvre de Cervantès. En rappelant que l’essentiel, dans la vie comme en politique, est de regarder la réalité telle qu’elle est et non telle que nous aimerions qu’elle soit. Et aussi en assumant nos responsabilités au lieu de les rejeter toujours sur les autres. OrDon Quichotte estime « qu’il ne s’est pas trompé, il n’est pas coupable d’hallucinations, mais victime d’une machination ». Commentaire d’Onfray : « le coupable est une victime : jamais responsable, toujours martyr ».Combien de « membres de la cinquième colonne », « d’agents de l’étranger », « d’ennemies du peuples » victimes de cette logique délirante, dans l’histoire?
Que nous dit le message de Cervantès de notre réalité politique actuelle ? De l’indispensable travail de (dé)/(re)construction à accomplir par rapport à l’histoire récente de l’Afrique ? Senghor, Houphouët, Ould Daddah, Hassan II versus N’Krumah, Boumédienne, Nasser, Touré. Les grands discours, les grandes envolées des seconds, que nous admirions tant, opposés au réalisme sans saveur des premiers. Mais, au final, qui, avec le recul de l’histoire, a eu raison ? Que de quolibets, voire d’injures n’ont-ils pas reçus, ces « suppôts de l’impérialisme ». Oh certes, ils pratiquèrent la violence, furent auteurs ou complices d’actes détestables. Ils n’est pas question ici d’en faire des anges. Mais, « valets de l’impérialisme », « agents du néocolonialisme » ou acteurs habiles du grand jeu géopolitique de l’époque ? Un peu tout cela à la fois ? Peut être. Il n’empêche, leurs pays sont désormais des locomotives du continent (Maroc, Sénégal, Cote d’Ivoire, par exemple).
Aujourd’hui encore les icones de la mythologie africaine restent intouchables. Lors de nos discussions sur le sujet, mon ami Moctar (il se reconnaitra) est scandalisé par mes remarques, qui me semblent pourtant légitimes :Pourquoi Lumumba n’a-t-il pas su garder le pouvoir au Congo ? Que ce serait il passé si Ben Barka y avait accédéau Maroc ? (Est il nécessaire de préciser que ces interrogations ne valent aucunement justification ou compréhension de leur mise à mort ?). Quel héritage Touré, Boumediene, ou Nkrumah ont-ils laissé à leur pays ? Quel socle bureaucratique ? Economique ? Les beaux discours ne font pas une bonne politique. Il est plus que temps de rendre l’hommage qu’ils méritent à tous ces hommes d’état réformistes qui ont permis la mise en placede la base sur laquelle les générations actuelles et futures peuvent bâtir. Merci à eux qui ont prouvé que, contrairement à ce qu’affirmait Guevara, la révolution, à la différence de la bicyclette, finit par tomber quand elle continue à tourner. Alors il faut le souligner avec force, ces hommes politiques, de raison et de réalité, nous ont sauvé et ont sauvé nos enfants et petits enfants. Tant il est vrai, comme l’écrit Onfray, que « l’enchantement est l’autre nom du principe d’irresponsabilité ».
L’Afrique est à la croisée des chemins. Elle devient une destination privilégiée pour les investisseurs. Le grand défi qui se présente à elle s’appelle « réalisme ». Comment attirer les investisseurs étrangers ? Comment les garder ? Comment tirer d’eux le meilleur pour son peuple ? Comment s’inscrire dans la mondialisation ? Pour y répondre, ne pas hésiter à s’inspirer de l’héritage des Houphouët, Senghor, Hassan II. L’Afrique doit s’atteler à un bilan sans complaisance de son histoire depuis les indépendances. « Pour un continent qui avait subi tout ce que l’histoire avait connu de plus sombre, ce devait être enfin le moment de relever la tête, de prendre notre destin enmain. (…..) [Mais] nous avions oublié que l’existence se construit en conjuguant nos verbes au présent » écritAlain Mabanckou dans « le Sanglot de l’homme noir » (éditions fayard).
Majid Kamil