Mobile Money, convergence XAF/XOF et agrément unique : le gouverneur donne sa vision
Dans un entretien exclusif accordé à Financial Afrik, Yvon SANA BANGUI, le gouverneur de la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC), revient sur les grands chantiers qui façonnent l’avenir monétaire et financier de la zone CEMAC. De la montée en puissance du Mobile Money à la réforme de l’agrément bancaire unique, en passant par les débats sur la convergence des francs CFA XAF/XOF, il livre sa vision stratégique et trace les contours d’un système financier plus résilient, inclusif et adapté aux défis contemporains.
Monsieur le Gouverneur, vous avez récemment effectué une visite de travail à la Bank Al-Maghrib, en marge des Journées de la Centrafrique au Maroc. Pouvez-vous nous préciser la teneur de ces échanges et les pistes de coopération envisagées entre les deux Institutions ?
Permettez-moi d’abord de vous remercier pour cette interview que vous avez bien voulu m’accorder. La Banque des Etats de l’Afrique Centrale (BEAC) et la Bank Al-Maghrib (BAM) entretiennent des relations très étroites, comme en témoigne l’existence depuis 2011 d’une Convention de coopération entre les deux Institutions. Le Gouverneur ABDELLATIF JOUAHRI dispose d’une longue et inestimable expérience à la tête de la BAM, poste qu’il occupe depuis plus de 20 ans. Ce fut un plaisir pour moi de le rencontrer pour la première fois depuis ma prise de fonction et d’échanger avec lui sur les défis communs à nos banques centrales, notamment en matière de politique monétaire et de change, de supervision bancaire transfrontalière et de surveillance macroprudentielle.
Ces dernières années, la BAM a intensifié les initiatives pour promouvoir la finance verte dans le Royaume chérifien et renforcer son engagement environnemental, pour une meilleure prise en compte du changement climatique dans ses missions et la réduction de l’empreinte environnementale de ses activités. La BAM a également entrepris l’élaboration d’un cadre réglementaire encadrant les crypto-actifs et la conception d’une monnaie numérique nationale devant contribuer à accroître l’inclusion financière.
Au moment où le Plan Stratégique de la Banque (PSB) 2026-2030 entre dans sa phase opérationnelle, l’expérience de la BAM pourrait édifier les réflexions en cours à la BEAC dans ces domaines. Des actions d’échanges d’expériences ou de renforcement des capacités sont également envisagées dans les domaines de la finance islamique, des paiements électroniques et de la cybersécurité.
L’Afrique connaît une montée en force des paiements électroniques et du Mobile Money. Comment la BEAC appréhende-t-elle ce phénomène ? Quelles mesures de réglementation et de régulation mettez-vous en place pour accompagner son développement tout en sécurisant les transactions ?
L’essor des paiements électroniques et du Mobile Money en Afrique est une réalité irréfutable. La généralisation des smartphones et des téléphones mobiles ainsi que l’amélioration de l’accès à Internet ont favorisé une croissance rapide des paiements mobiles dans la plupart des pays africains. Les pays de la CEMAC ne sont pas à la traine dans cette révolution numérique. En 2023, le nombre de comptes de paiement de monnaie électronique dans la CEMAC a dépassé 40 millions contre 37 millions en 2022, soit une hausse de 7,10 %. Le nombre de transactions a progressé de 45,99 % pour atteindre 3517 millions en 2023 contre 2409 millions en 2022. En valeur, les transactions de monnaie électronique ont progressé de 23,91 %, passant de 23 332 milliards FCFA en 2022 à 28 911 milliards FCFA en 2023.
Cette croissance des paiements électroniques est en partie due aux actions de promotion des Prestataires de Services de Paiement (PSP) auprès des établissements commerciaux, scolaires et des administrations publiques. Certaines administrations nationales ont ainsi adopté les paiements électroniques comme mode de règlement de certaines obligations essentielles (fiscalité, scolarité, frais d’établissement des passeports, etc.). Plusieurs PSP permettent à leurs clients de recevoir des fonds depuis l’étranger. Ces opérations ont permis à la CEMAC d’encaisser plus de 557 milliards FCFA en 2023.
De plus, les opérations par monnaie électronique ou virements instantanés sont interopérables depuis 2020. En 2023, le Groupement Interbancaire Monétique de l’Afrique Centrale (GIMAC) a traité plus de 8,9 millions de transactions de monnaie électronique pour un montant dépassant 393,2 milliards FCFA, soit une progression de 21,88 % en nombre et 75,4 % en valeur.
Sur le plan réglementaire, l’exercice de l’activité d’émission de monnaie électronique est encadré par le Règlement n° 03/16/CEMAC/UMAC/CM du 21 décembre 2016 relatif aux systèmes, moyens et incidents de paiement le Règlement CEMAC n° 04/18/CEMAC/UMAC/CM/COBAC du 21 décembre 2018 relatif aux services de paiement dans la CEMAC, le Règlement n° 01/20/CEMAC/UMAC/COBAC du 03 juillet 2020 relatif à la protection des consommateurs des produits et services bancaires dans la CEMAC et le Règlement COBAC R-2020/04 du 30 juillet 2020 relatif au service bancaire minimum garanti.
La BEAC et la Commission Bancaire de l’Afrique Centrale (COBAC), en concertation avec le Groupement Interbancaire Monétique de l’Afrique Centrale (GIMAC), ont engagé, depuis quelques mois, des travaux visant à améliorer l’accès aux services de paiement, renforcer le cadre juridique et règlementaire ainsi que les infrastructures techniques indispensables à l’inclusion financière.
Les réformes ainsi engagées devront renforcer la protection des consommateurs des services de paiement et consolider la résilience en matière de sécurité des opérations et de cybersécurité des plateformes de paiement dans la CEMAC. Elles devraient se traduire par une meilleure organisation de l’environnement des paiements dans la CEMAC.
Comme à chaque fois, en pareille circonstance, ces ajustements réglementaires feront l’objet d’une large concertation avec les différentes parties prenantes pour garantir leur adhésion et la prise en compte d’éventuels points additionnels qui pourraient avoir été omis dans les textes proposés ou qui nécessiteraient plus de clarifications.
Plusieurs opérateurs miniers installés en zone CEMAC se plaignent des difficultés à réaliser des virements et opérations internationales. Quelle est votre lecture de cette situation ? Quelles solutions la BEAC envisage-t-elle pour fluidifier ces transactions essentielles à l’activité économique ?
Je voudrais souligner que les exigences en matière de transparence et de lutte anti-blanchiment requièrent une discipline sans faille dans la surveillance et le traitement des transactions financières internationales. Contrairement à certaines opinions véhiculées, la Banque Centrale n’exerce pas de contrôle de change ni n’entrave le libre mouvement des capitaux. La règlementation des changes en vigueur garantit la liberté des transactions courantes et en capital, notamment en ce qui concerne le rapatriement des revenus d’investissements.
Comme c’est généralement le cas de toute réforme d’envergure, l’application effective de la réglementation des changes se heurte, depuis son entrée en vigueur en 2019, à certaines résistances, en particulier de la part des opérateurs du secteur extractif, en dépit des efforts déployés par la BEAC pour réduire les délais de traitement des transferts et mettre en place un dispositif spécifique aux entreprises extractives.
Néanmoins, les discussions se poursuivent avec les entreprises du secteur extractif, notamment sur le volet relatif à la domiciliation dans les livres de la BEAC des fonds de remise en état des sites pétroliers et miniers (Fonds RES), afin de favoriser la mise en œuvre harmonieuse des dispositions communautaires en matière de change, stimuler l’activité économique et favoriser la transformation profonde de nos économies.
La résilience du secteur bancaire repose en grande partie sur la solidité des fonds propres. Quelles sont les réformes en cours en matière de supervision bancaire pour renforcer les capitaux propres et améliorer la stabilité du système financier en zone CEMAC ?
L’activité bancaire est l’un des domaines d’activités les plus encadrés dans le monde. C’est à ce titre que sa réglementation est continuellement mise à jour, notamment pour assurer la résilience du secteur, la stabilité financière et empêcher que l’émergence d’un risque ne puisse fragiliser l’environnement dans lequel évoluent les divers acteurs économiques.
S’agissant singulièrement de la solidité des fonds propres des banques, plusieurs règlements y relatifs sont en cours d’évaluation par le Secrétariat Général de la COBAC, pour les mettre en harmonie avec les meilleurs pratiques en la matière sur le plan international. Ces réflexions portent entre autres, sur la convergence du dispositif réglementaire bancaire communautaire vers les normes de Bâle 2 et 3, le relèvement du niveau du capital social minimum des établissements de crédit, la mise en place d’un dispositif de supervision spécifique aux établissements de paiement, le renforcement de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme et de la prolifération, et la gestion des risques portés sur le souverain.
Ces réformes s’ajoutent aux nouvelles dispositions récemment adoptées qui ouvrent la voie à l’agrément unique des établissements de crédit dans la CEMAC afin d’améliorer davantage l’inclusion financière. Elles pourraient également s’étendre aux normes relatives à la division des risques pour les adapter encore mieux au contexte particulier de nos économies.
Tous ces nouveaux règlements visent à renforcer l’assise financière de nos banques tant en matière de liquidité que de solvabilité, avec pour finalité de renforcer leur capacité à financer les économies de la zone, tout en restant en conformité avec les exigences réglementaires.
La question d’une convergence entre le franc CFA de l’UEMOA (XOF) et celui de la CEMAC (XAF) revient régulièrement dans les débats monétaires africains. Quelles sont, selon vous, les voies et les conditions qui pourraient favoriser une telle convergence à moyen ou long terme ?
Les questions de l’interchangeabilité et de la libre circulation des francs CFA BEAC (XAF) et BCEAO (XOF) suscitent des critiques diverses. Il convient de rappeler que jusqu’en 1993, les monnaies émises respectivement par la BEAC et la BCEAO étaient librement échangeables sous leur forme fiduciaire dans chacune des deux zones d’émission. En contrepartie, chacune des deux banques centrales avait l’obligation de racheter les billets de son Emission collectés par les établissements bancaires résidant dans l’autre Zone. En août 1993, la BEAC et la BCEAO ont suspendu, de concert, le rachat de leurs billets exportés. Cette mesure visait à contenir les sorties de capitaux exacerbées par les anticipations de la dévaluation de 1994 et à endiguer les importations informelles en provenance des pays voisins à monnaie inconvertible. Puis, en septembre 1993, la BEAC décidait unilatéralement d’étendre cette mesure à l’UEMOA et, en décembre 1993, une mesure réciproque était prise par la BCEAO.
Certaines voix s’élèvent aujourd’hui pour demander que cette restriction soit levée pour que les monnaies émises par les deux banques centrales circulent librement dans les deux zones d’émission et soient interchangeables. A la suite des réflexions menées sur cette question, la BEAC n’envisage pas la levée de cette mesure dans le contexte actuel marqué d’une part, par l’accroissement des exigences en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme et, d’autre part, par des avancées décisives en matière des capacités de transfert à travers les systèmes financiers.
Cette décision n’entame en rien la convertibilité du FCFA émis par la BEAC et ne constitue pas une entrave aux échanges commerciaux. Cette monnaie demeure convertible à travers les circuits bancaires, dans le strict respect de la réglementation des changes tandis que la modernisation des moyens de paiements a sensiblement réduit le besoin de se déplacer avec des espèces dont les risques évidents apparaissent très élevés. Par contre, la reprise du rachat des billets favoriserait sans nul doute le développement accéléré des mouvements illicites de capitaux, battant ainsi en brèche les efforts déployés par les Etats pour les combattre.
En lieu et place d’une reprise des rachats de billets, la BEAC et la BCEAO s’emploient à accélérer l’interconnexion des systèmes et moyens de paiement de la CEMAC et de l’UEMOA. Ce projet qui concerne l’intégration des systèmes de paiements en Afrique figure parmi les priorités de l’Association des Banques Centrales Africaines (ABCA). L’avantage incontestable de cette approche réside dans une intensification et une meilleure traçabilité des transactions entre les deux sous-régions, à moindre coût, et dans un environnement technique et juridique sécurisé. A l’inverse, la reprise du rachat de billets, quelque peu anachronique, comporterait des risques importants et constituerait un frein à l’approfondissement des systèmes financiers des deux zones monétaires.
Encadré
Un gouverneur Partisan de l’orthodoxie monétaire et d’une ouverture structurée
Partisan de l’orthodoxie monétaire et d’une ouverture structurée, Yvon Sana Bangui incarne la nouvelle génération de dirigeants de la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC). Né le 25 mai 1974 à Bégoua, en République centrafricaine, il s’est d’abord formé aux mathématiques appliquées et aux télécommunications, avant de compléter son parcours académique par des masters en économie et gestion publique (Université de Rennes 1) et en gestion (Université de Yaoundé II). Après une première carrière dans les télécommunications et l’enseignement supérieur, il rejoint la BEAC en 2005. Sa progression est régulière : reconnu pour sa maîtrise des dossiers et son sens des réformes, il devient directeur central en 2017, avant d’être nommé gouverneur en février 2024 pour un mandat de sept ans.
À la tête de l’institution, Yvon Sana Bangui s’est fixé un cap : préserver la stabilité du franc CFA, renforcer la crédibilité de la politique monétaire et accompagner l’ouverture financière sans précipitation. Dans un contexte marqué par la volatilité mondiale, les pressions inflationnistes et les débats récurrents sur la souveraineté monétaire, il apparaît comme un gouverneur pragmatique, attaché à la discipline budgétaire autant qu’à l’innovation structurée. Marié et père de quatre enfants, il demeure un homme discret, mais dont la mission est centrale : maintenir la BEAC comme pilier de confiance dans une sous-région en quête de stabilité et d’investissements.