Par Dr Laëtitia MAKITA-NGADI,
Founder & CEO SEMEN AFRICA Consulting, Initiatrice du Sommet sur les Investissements dans les Systèmes de Santé en Afrique (SISSA)
Au sein de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), le nombre élevé d’évacuations sanitaires vers l’étranger ne constituent plus seulement un symptôme de fragilité : il incarne désormais une véritable hémorragie financière et un révélateur de dépendance systémique. Les États membres, déjà fragilisés par un déficit budgétaire chronique et un endettement dépassant parfois 70 % du PIB annuel, seuil fixé par le Règlement N° 12/07-UEAC-186-CM-15, voient leurs réserves de change s’évaporer pour couvrir des soins extérieurs. Cette fuite de devises n’est pas une simple contrainte budgétaire : elle mine la souveraineté économique et expose la région à une vulnérabilité stratégique face aux crises sanitaires mondiales.
Un enjeu économique et social
La CEMAC compte aujourd’hui près de 63 millions d’habitants, et devrait atteindre 83 millions en 2030. Or, plus de 32 % de cette population vit en extrême pauvreté, soit environ 20 millions de personnes survivant avec moins de 2,15 dollars par jour. Cette dynamique démographique accentue la pression sur des systèmes de santé déjà fragiles et sous-financés.
Le diagnostic est implacable. Au Gabon, entre 2010 et 2015, près de 14 milliards de FCFA ont été consacrés aux soins de seulement 1 488 bénéficiaires évacués à l’étranger. En Centrafrique, la situation n’est guère différente : entre 2019 et 2020, le coût des évacuations a atteint près de 3,5 milliards de FCFA pour 229 patients sur 326 dossiers. D’autres États, étranglés par la dette, ont dû suspendre temporairement les évacuations. La BEAC elle-même n’échappe pas à cette réalité, puisqu’elle supporte elle aussi des charges financières importantes, dans ce domaine, pour son personnel. Ces chiffres traduisent une double fracture : une fracture sociale, où seuls les plus favorisés accèdent aux soins, et une fracture institutionnelle, où les États perdent leur capacité à agir souverainement.
Ces fragilités structurelles ont été brutalement mises en lumière lors de la pandémie de COVID-19. Elle a révélé les limites des systèmes de santé nationaux et leur dépendance aux financements extérieurs. L’appui de l’OMS et des partenaires internationaux, bien qu’appréciable, a souligné l’absence d’autonomie réelle. La dépendance sanitaire est devenue un risque géopolitique majeur, réduisant la capacité des États à protéger leurs populations et à maîtriser leur destin collectif.
Sur le plan macroéconomique, la croissance du PIB de la CEMAC a atteint 3 % en 2024, mais le revenu par habitant n’a progressé que de 0,2 %, insuffisant pour réduire la pauvreté. Le déficit budgétaire régional s’est creusé à -1,5 % du PIB en 2024, contre un excédent de 0,6 % en 2023. Les dépenses publiques en santé restent faibles : en moyenne 5 à 7 % des budgets nationaux, loin de l’objectif de 15 % fixé par la Déclaration d’Abuja (2001).
Création d’un centre régional de référence
Face à cette réalité, la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC) propose une rupture stratégique : la création d’un centre médical régional de référence. Ce projet n’est pas une simple infrastructure hospitalière, mais une tentative de rééquilibrage stratégique. Il vise à réduire les flux financiers sortants, à préserver les devises et à offrir des soins spécialisés jusque-là inaccessibles localement. Il s’agit d’un acte de souveraineté, comparable à la création d’une banque centrale ou d’une armée régionale : un outil de puissance et de résilience.
Les bénéfices attendus sont clairs : réduction des évacuations coûteuses, formation de spécialistes, recherche adaptée aux pathologies locales, résilience collective face aux crises. Mais cette ambition soulève des questions de gouvernance : qui finance ? quelle répartition des coûts entre États membres ? comment éviter une dépendance excessive à un seul centre régional ? Anticiper ces objections est essentiel pour crédibiliser le projet et prévenir les dérives.
La vision stratégique de la BEAC s’inscrit dans une logique de transformation profonde. Elle ambitionne d’installer un mécanisme de résilience régionale, capable de réduire la dépendance structurelle et d’anticiper les crises. Dans un contexte où la digitalisation accélère la modernisation des économies, la santé devient un champ de bataille stratégique : celui de la souveraineté, de la compétitivité et de la stabilité sociale.
-Cette ambition se confronte à une réalité budgétaire révélatrice. En 2023, La BEAC a consacré plus de 5,627 milliards FCFA Aux dépenses de santé, Dont 1,977 milliards pour les seuls évacuations sanitaires concernant 145 personnes. Les destinations retenues selon les pathologies – principalement Afrique du Sud, Turquie et France – traduisent une dépendance persistante visàvis de structures étrangères. Cette dépendance révèle un risque systémique articulé autour de trois dimensions : la santé, fragilisée par l’absence de capacités locales suffisantes ; les finances, mises sous pression par l’érosion continue des réserves de change ; et la souveraineté, affaiblie par la perte de maîtrise stratégique face à des structures extérieures.
Au-delà des chiffres, ces flux financiers mettent en lumière un double enjeu : D’une part, la nécessité De renforcer les capacités locales pour réduire la dépendance externe ; D’autre part, l’opportunité de transformer la santé en levier de souveraineté régionale. Les dépenses actuelles, si elles ne sont pas réorientées, risque de consolider une fragilité structurelle. Mais si elles sont capitalisées dans une logique d’investissement endogène, elles peuvent devenir un vecteur de compétitivité et de stabilité durable.
La nécessité d’une approche holistique
Si la BEAC et l’OMS sont des acteurs centraux, la souveraineté sanitaire ne peut se limiter aux institutions financières et internationales. Les universités africaines, les ordres médicaux, les start-ups locales de e-santé, les associations professionnelles et toutes autres parties prenantes doivent être intégrés comme piliers de cette transformation. Leur rôle est double : donner corps à un modèle adapté, former des spécialistes et développer des innovations médicales ancrées dans les réalités locales.
La souveraineté sanitaire ne sera crédible que si elle repose sur une véritable autonomie dans les différents piliers du secteur santé : formation, industrie pharmaceutique, chaîne logistique, infrastructures, gouvernance hospitalière et législations. Elle doit aussi s’aligner sur les priorités de l’Agenda 2063 de l’Union africaine, qui place la santé au cœur de l’Aspiration 1 : Une Afrique prospère, visant un haut niveau de vie et de bien-être pour tous.
La construction d’infrastructures hospitalières régionales est un levier essentiel. Elle permettrait de limiter les évacuations coûteuses, de former des spécialistes, de développer une recherche adaptée aux pathologies locales et de réduire la dépendance aux ressources extérieures. Mais un tel projet aussi ambitieux que structurant pourrait difficilement prospérer sans un engagement politique fort et constant pour éviter que cette noble vision n’accouche d’une souris.
Un secteur aux impacts transversaux
Au-delà de l’accès aux soins, l’impact sur le développement humain est déterminant. La démocratisation de la santé renforcerait l’équité sociale et améliorerait les indicateurs de bien-être, d’éducation et de productivité. Une population en meilleure santé n’est pas seulement un objectif humanitaire : c’est un facteur de compétitivité économique et de stabilité politique.
Les conséquences macroéconomiques sont tout aussi stratégiques. La réduction des sorties de devises libérerait des ressources pour des investissements productifs. La construction et l’exploitation du centre créeraient des emplois qualifiés et attireraient des capitaux privés. À court terme, la réduction des évacuations libérerait des ressources vitales, tout en initiant un cercle vertueux d’autosuffisance ; à moyen terme, la CEMAC pourrait se positionner comme un hub de tourisme médical régional ; à long terme, elle viserait une autonomie sanitaire complète.
L’initiative de la BEAC invite à repenser la santé comme un levier d’intelligence économique, c’est-à-dire un investissement stratégique, capable de transformer une contrainte budgétaire en levier de croissance et de stabilité. Trop longtemps perçue comme un secteur dépendant des ONG et des financements internationaux, elle doit désormais être envisagée comme un pilier de diversification économique et de souveraineté. La santé devient un actif stratégique, au même titre que l’énergie, l’environnement ou les ressources naturelles.
Le projet de centre médical régional n’est pas une simple initiative sanitaire. Il incarne une rupture stratégique, une tentative de reconquête de souveraineté. Mais il porte aussi une exigence : celle d’une gouvernance exemplaire, capable de transformer une ambition en réalité tangible.
Mené à bien, ce projet serait une victoire politique et sociale, une étape décisive vers une souveraineté sanitaire régionale. Une issue défavorable, en revanche, serait plus qu’un retard : ce serait un signal de vulnérabilité accrue, exposant la CEMAC à une dépendance renforcée et à une fragilité accentuée face aux crises futures. Le Royaume du Maroc et le Rwanda déploient avec force et profondeur une vision stratégique de souveraineté sanitaire. La souveraineté sanitaire n’est pas une option, mais une condition de survie économique et politique pour un continent à la démographie sans cesse croissante.

