Par Raphaël NKOLWOUDOU AFANE, Docteur en droit (PhD) & Legal Ops Officer
L’Afrique est en train de gagner la bataille de la transformation numérique, mais elle risque de perdre celle de la cybersécurité. Avec un taux de pénétration mobile en croissance exponentielle, une innovation financière révolutionnant les services bancaires et un écosystème de fintech dynamique, le continent saute des étapes technologiques à un rythme effréné. Pourtant, cette réussite éclatante est gravement compromise par une menace silencieuse et omniprésente : la cybercriminalité. Le récent rapport Check Point 2025 African Perspectives on Cyber Security dresse un constat sans appel : les organisations africaines subissent en moyenne plus de 3 000 attaques par semaine, avec des pics dépassant les 4 200 au Nigeria. L’Éthiopie, quant à elle, est classée parmi les pays les plus ciblés au monde. Ces chiffres ne reflètent pas une simple nuisance informatique, mais une vulnérabilité systémique qui menace directement la souveraineté numérique, la stabilité économique et la confiance des investisseurs.
Face à cette menace, il ne s’agit plus de simples ajustements techniques : c’est une réforme juridique et institutionnelle profonde qui s’impose.
1. Un paysage numérique sous pression : un état des lieux alarmant
Selon le Rapport de Check Point 2025, la fréquence et l’intensité des cyberattaques en Afrique ne sont plus anecdotiques ; elles forment un paysage de risque permanent.
- Une cible de choix : Le nombre moyen de plus de 3 000 attaques par semaine par organisation place le continent bien au-dessus des moyennes mondiales. Des pays comme le Nigeria, plaque tournante économique, et l’Éthiopie, acteur géopolitique clé, sont particulièrement dans le viseur des cybercriminels. Ces attaques visent tous les secteurs : administrations publiques, institutions financières, infrastructures critiques (énergie, eau) et entreprises de toutes tailles.
- Des conséquences économiques directes : Au-delà des rançons versées, les cyberattaques entraînent des pertes de productivité colossales, des interruptions d’activité, des vols de données sensibles et une érosion de la confiance des clients. Pour des économies en plein essor, cette insécurité numérique représente un frein majeur à l’investissement et à la compétitivité.
- Une menace pour la souveraineté : Les attaques contre les institutions gouvernementales ne sont pas seulement une affaire de sécurité informatique. Elles compromettent la capacité des États à protéger les données de leurs citoyens, à assurer la continuité des services publics et à mener des politiques indépendantes. La souveraineté numérique, nouvel enjeu géopolitique, est directement en jeu.
2. Les racines de la vulnérabilité : au-delà du déficit technique, les failles du cadre juridique
Si la menace est si aiguë, c’est qu’elle plonge ses racines dans des failles structurelles qui dépassent le seul manque d’outils de sécurité.
Un déficit législatif criant : De nombreux pays africains ne disposent pas de cadres juridiques robustes en matière de protection des données et de cybersécurité. Par ailleurs, chaque État africain dispose de lois disparates sur la cybersécurité et la protection des données, ce qui crée des zones grises exploitables par les cybercriminels.
Il convient également d’indiquer que les lois existantes sont souvent obsolètes, ne couvrant pas les réalités du cloud computing, de l’intelligence artificielle (IA) ou de la criminalité transfrontalière. Cette absence de cadre clair laisse les organisations dans un flou juridique et empêche les poursuites efficaces contre les cybercriminels.
Une fragmentation des efforts au niveau continental : l’Union africaine a adopté la Convention de Malabo (2014), mais sa ratification et sa mise en œuvre restent limitées. La Convention de Malabo est bloquée dans un cercle vicieux : son manque d’effectivité empêche la création d’un écosystème numérique sécurisé, et les défis pour parvenir à cette effectivité sont précisément les mêmes que ceux qui rendent la cybersécurité si vulnérable en Afrique : le manque de ressources, la fragmentation des efforts et des préoccupations légitimes sur l’équilibre entre sécurité et libertés. La faire entrer en vigueur nécessitera un leadership politique fort, un dialogue inclusif avec la société civile et le secteur privé, et un soutien technique et financier important pour les pays les moins avancés.
Une pénurie critique de compétences : Le continent souffre d’un déficit massif de talents en cybersécurité. Les formations spécialisées sont rares et les experts qualifiés sont souvent attirés par des opportunités à l’étranger ou par le secteur privé, laissant les administrations et les PME démunies.
Faible responsabilisation des entreprises : Les opérateurs critiques (banques, énergie, télécoms) ne sont pas toujours soumis à des obligations strictes de cybersécurité. Dans un contexte de digitalisation rapide, la sensibilisation des utilisateurs finaux – qu’ils soient employés, citoyens ou chefs d’entreprise – n’a pas suivi. Le maillon humain reste souvent le plus faible de la chaîne de sécurité.
3. Pour une réforme globale : la nécessité d’un New Deal cybersécuritaire
Face à cette crise multidimensionnelle, des solutions ponctuelles ne suffiront pas. C’est une refonte complète de l’approche qui est nécessaire, articulée autour de trois piliers.
- Pilier 1 : Renforcer l’arsenal juridique et la coopération régionale.
Il est impératif que les États adoptent et modernisent leurs lois sur la cybersécurité et la protection des données, en s’inspirant de cadres comme le RGPD tout en les adaptant aux contextes locaux. Parallèlement, une coopération judiciaire et policière renforcée au niveau continental, sous l’égide de l’Union Africaine, est cruciale pour traquer les cybercriminels qui opèrent au-delà des frontières.
- Pilier 2 : Consolider les institutions et la gouvernance.
La création d’Autorités Nationales de Cybersécurité (ANC) fortes, dotées de moyens humains et financiers suffisants, est une priorité. Ces agences doivent avoir un mandat clair : définir la stratégie nationale, coordonner la réponse aux incidents, et servir de point de contact pour les citoyens et les entreprises. La mutualisation des ressources à l’échelle régionale, via la création de centres de veille partagés, pourrait offrir des économies d’échelle significatives.
- Pilier 3 : Investir dans le capital humain et l’innovation.
L’Afrique doit lancer un vaste plan de formation pour développer ses propres talents en cybersécurité. Cela passe par l’intégration de modules spécialisés dans les cursus universitaires, la création de certifications reconnues et le soutien aux initiatives de bootcamps et de formations continues. Il faut également encourager l’innovation locale en finançant des start-ups africaines spécialisées dans la cybersécurité, qui comprennent les défis spécifiques du terrain.
Conclusion : L’heure des choix stratégiques
La bataille de la cybersécurité en Afrique n’est pas une guerre secondaire. Elle est le corollaire indispensable de la réussite numérique. Les chiffres alarmants du rapport Check Point 2025 African Perspectives on Cyber Security doivent servir de catalyseur pour une prise de conscience collective. Les gouvernements, le secteur privé, le monde académique et la société civile doivent unir leurs forces. En faisant de la cybersécurité une priorité stratégique et en engageant sans tarder les réformes juridiques et institutionnelles qui s’imposent, l’Afrique peut non seulement se protéger, mais aussi transformer cette contrainte en opportunité. Bâtir un écosystème numérique de confiance n’est plus une option ; c’est la condition sine qua non pour garantir sa souveraineté, sécuriser sa croissance économique et affirmer son rôle dans le paysage numérique mondial. Le temps n’est plus aux correctifs, mais à la fondation.
Le rapport de Check Point 2025 African Perspectives on Cyber Security est un avertissement clair : l’Afrique est devenue une cible privilégiée des cybercriminels mondiaux. Sans une réponse juridique forte et coordonnée, les attaques risquent de fragiliser la croissance numérique et de compromettre la confiance des investisseurs.
La cybersécurité ne doit plus être perçue comme un coût, mais comme un pilier de la souveraineté économique et numérique africaine. Les législateurs ont désormais une responsabilité historique : protéger le continent contre la prochaine grande crise invisible.

