Par Lauric NGOUEMBE
Docteur ès sciences économiques
Administrateur – Associé, Business Unit Manager
Gouvernance macroéconomique, finances publiques et systèmes d’information
Cabinet ITONGA Consulting & Co., R. du Congo.
La question extrêmement pertinente de l’économie politique de la rente et du marché financier dans la zone CEMAC, pour comprendre pourquoi les principales sources de financement des économies nationales manquent de valorisation locale, se pose avec acuité. En outre, les contextes spécifiques des pays membres limitent-ils l’application des fondements de l’économie politique dans cette zone ? Enfin, qu’est-ce qui explique le retard des pays de la CEMAC dans la mise en place d’un marché financier dérivé régional des matières premières devant permettre d’attirer les capitaux internationaux dans la transformation locale de celles-ci et, par conséquent, de canaliser l’évolution de leurs termes de l’échange ?
En rappel, notons que la Communauté économique des États de l’Afrique Centrale (CEMAC) posait déjà les bases, dès 1990, de la création d’une Bourse des Valeurs Mobilières de l’Afrique Centrale (BVMAC) en décembre 2008, et qu’entre-temps, en 1999, naissait la Commission de Surveillance du Marché Financier de l’Afrique Centrale (COSUMAF), devenue pleinement opérationnelle en 2003. Ces deux institutions fondamentales de l’intégration financière régionale ont connu des évolutions et des développements clés.
Pour harmoniser et dynamiser leur économie, les six États membres (Cameroun, Gabon, Guinée équatoriale, République centrafricaine, République du Congo et Tchad) usent de ces deux piliers du marché financier sous-régional. Ce marché financier, orchestré et régulé notamment par la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC) et surveillé par la COSUMAF, est structuré autour d’un marché monétaire et d’un marché de capitaux. La BEAC y joue un rôle pivot en tant que régulateur et facilitateur d’un marché financier stable et solide, indispensable pour transformer les structures économiques et améliorer la résilience face à la volatilité des revenus de rente.
Le segment monétaire de ce marché financier fonctionne comme principal canal pour la gestion de la liquidité et l’application de la politique monétaire, permettant à la BEAC d’injecter ou de retirer des liquidités selon les besoins macroéconomiques. Sur son segment des capitaux, ce marché vise à mobiliser l’épargne privée, sécuriser les transactions, faciliter le financement des économies locales et soutenir la stabilité macroéconomique via un refinancement bancaire régulé. Malgré ces avancées, la profondeur et la liquidité du marché restent limitées, et la culture boursière est faible, ce qui freine un plein développement du secteur financier régional.
Cependant, très riches en matières premières (et en terres rares), principales sources de financement de leurs budgets nationaux, souvent mal maîtrisées, les pays de la CEMAC semblent avoir du mal à ériger une bourse spécialisée dédiée et perpétuent ainsi leur dépendance aux marchés internationaux où les prix de ces ressources naturelles sont fixés à Londres, New York ou Chicago, sans que la région ou les pays d’origine n’aient le pouvoir de négociation.
Pour une meilleure lecture de ce déficit, le présent article propose la réponse à ces questions préoccupantes sous l’angle de la « théorie du choix public », parmi tant d’autres théories de l’économie politique. L’économie politique des économies de rente s’appuie sur la notion de rente économique, définie comme un revenu qui dépasse ce qui serait nécessaire au processus de production et qui est souvent associé à des privilèges ou monopoles, notamment dans la gestion des ressources naturelles. Cette rente peut être source de pouvoir politique et d’inégalités, dans la mesure où elle favorise certains groupes économiques et politiques au détriment d’une allocation efficace et équitable des ressources dans l’économie.
En fait, l’économie politique est une discipline qui étudie les relations entre la politique et l’économie. Elle peut être définie comme l’application des outils de l’économie à l’analyse de l’action politique ainsi que son impact sur l’économie. Elle permet d’expliquer pourquoi les acteurs politiques de la zone CEMAC (les « Chefs d’État ») et les groupes d’intérêt se battent pour contrôler la manne des ressources naturelles. Elle met clairement en lumière la primauté des enjeux politiques et de rente sur les logiques de marché et d’intégration. Elle facilite la modélisation du comportement des politiques et des citoyens de la sous-région, comme tant d’autres, qui ont tout intérêt à investir du temps dans la recherche de rente de situation plutôt que dans des activités productives de transformation.
Notre analyse s’articule autour de quatre (4) sections. La première section concerne l’atrophie des économies de la CEMAC. La seconde analyse les comportements vis-à-vis de la rente. La troisième traite de l’articulation entre l’économie politique (concepts), la rente et le marché financier. Enfin, la quatrième s’intéresse à la pertinence de l’idée de création d’un marché financier dérivé des matières premières pour la mobilisation des capitaux financiers et humains au profit de la transformation et de la diversification économiques.
Économies de rente, peu diversifiées :
Les choix politiques des États de la CEMAC n’utilisent pas et ne réorientent pas les outils puissants offerts par l’économie politique pour analyser et piloter leur économie. En fait, sous l’angle de l’économie politique, les économies de la CEMAC sont des économies de rente, peu diversifiées, dont les matières premières devraient être placées au centre de toute stratégie en tant que principal ressort de financement de la diversification économique et de la croissance inclusive. Cette zone économique et monétaire est dotée d’un inestimable potentiel en terres arables et en ressources naturelles (et terres rares), dont les principales sont : pétrole, gaz, bauxite, alumine, cobalt, nickel, manganèse, fer, bois, potasse, or, diamant.
On peut donc interroger les soubassements d’une telle orientation prioritaire de politique économique. Car, dans toutes les économies de rente comme celles de la CEMAC, le rôle des institutions régionales de valorisation des matières premières est crucial. Mais, dans le contexte actuel, ces institutions semblent se développer, non pas pour protéger les droits de propriété et réduire les coûts de transaction économique, mais plutôt pour maximiser la capture et la distribution de la rente valorisée sur les marchés internationaux susmentionnés. Les « règles du jeu » y favorisent la prédation, la spéculation financière, le clientélisme et la recherche de rente (rent-seeking) au détriment de la création de richesse productive pour la Nation.
Dans un tel environnement, le rôle dévolu à certains services de l’État, comme la direction générale des ressources naturelles, récemment créée (2024) en République du Congo, sous la tutelle du ministre en charge des finances, devrait être valorisé et dynamisé, afin de commencer d’abord par maîtriser le stock de ce potentiel portefeuille de la richesse nationale, dont l’exploitation est essentiellement faite par les multinationales étrangères. Cette structure devrait ensuite capter et canaliser tout le produit de la rente vers le compte unique du Trésor.
Économie politique de la rente des matières premières :
Les revenus des États ne provenant pas substantiellement de l’impôt consenti par les citoyens, mais principalement de la rente de ressources naturelles, cela brise le lien de redevabilité (« no taxation, no representation ») entre les États et les populations. Les gouvernements sont plus vulnérables et redevables aux compagnies pétrolières et minières internationales et aux réseaux internationaux de financement qu’à leur propre peuple. Ainsi, leurs choix publics deviennent antidémocratiques, corrompus par ces mêmes multinationales et des États étrangers en quête de puissance, et renoncent à la transformation locale des matières premières. La déstabilisation permanente des institutions (corruption, changements répétés des constitutions…) et des économies nationales, maintenues en état d’extraversion et de domination, n’augure aucune perspective d’émergence des économies de la CEMAC.
L’État rentier, gestionnaire de la rente, devient financièrement indépendant de sa société civile, ce qui affaiblit la redevabilité démocratique et la transparence, et le principal employeur et pourvoyeur de revenus. Une bonne partie de cette rente échappe au Trésor public. La société se structure non pas autour de classes productives, mais autour de la relation à la rente (allégeances aux multinationales et à leurs États néocolonialistes, prédominance des emplois publics, subventions et prestations sociales). La primauté de la rente comme moteur principal de l’économie et de la politique devient évidente. Les institutions s’analysent non pas comme des facilitateurs de marché, mais comme des acteurs de distribution de la rente et de spéculation ou des relais d’intérêts étrangers. Les élites au pouvoir peuvent chercher à conserver leur légitimité en maintenant un certain niveau de prospérité économique liée à la rente, mais cela vient souvent au prix d’une mauvaise allocation des ressources, d’une corruption accrue et d’une faible diversification économique.
Certains auteurs parlent de « malédiction des ressources naturelles », expression (ou concept) née spécifiquement de l’application de l’économie politique aux pays riches dont les difficultés de développement sont liées à leur dotation abondante en ressources naturelles.
Ils synthétisent les dynamiques perverses que sont :
• l’instabilité économique due à la volatilité des prix des matières premières, entraînant la détérioration des termes de l’échange dans les pays impliqués ;
• l’affaiblissement des institutions, notamment sur le plan de la gouvernance et de la redistribution des produits de la rente ;
• les conflits et les violences : la rente devient un enjeu de guerre et de domination du camp au pouvoir ;
• la désindustrialisation (syndrome hollandais) ;
• l’accumulation par dépossession : la rente est souvent extraite au détriment des populations locales (expropriation des terres, pollution) ;
• la formation d’une alliance de classe entre l’élite gouvernante et les capitaux internationaux (grandes compagnies multinationales) pour exploiter les ressources, au détriment des classes laborieuses locales ;
• l’impérialisme et la dépendance : la place de l’économie rentière dans le système capitaliste mondial, comme périphérie fournisseuse de matières premières pour le centre industrialisé.
Des courants de pensée mercantilistes (16ᵉ–18ᵉ siècles) aux courants actuels (néoclassique, néo-keynésien…), l’accumulation des richesses des Nations, grâce au contrôle des ressources naturelles, est un gage de puissance économique et de souveraineté (consolidation du pouvoir et de la puissance des États dominateurs). Ainsi, le contrôle des colonies (ou néo-colonies) par certaines métropoles, pour leur approvisionnement en matières premières à bas prix et leurs exportations de produits manufacturés, crée un moyen de maintenir leur balance commerciale forcément excédentaire.
Or, dans une économie de rente comme celle de la CEMAC, la croissance à long terme devrait être tirée par les gains de productivité, l’innovation technologique, l’investissement dans le capital humain et dans la transformation locale des ressources naturelles. La croissance exogène, tirée par le prix des matières premières sur les marchés internationaux, doit à terme être remplacée par une croissance endogène et diversifiée. Car, la rente fait apprécier la monnaie nationale, rendant les autres secteurs (agriculture, industrie) non compétitifs et étouffant ainsi toute diversification.
Articulation entre économie politique, rente et marché financier :
Sur les marchés internationaux des matières premières, les économies de la CEMAC sont les otages. Les prix des matières premières, fixés directement sur ces marchés, déterminent les recettes budgétaires, les réserves de change, la valeur de la monnaie et la capacité de l’État à fonctionner. Autrement dit, la politique économique y est largement dictée par les cours des matières premières. Les marges de manœuvre des gouvernements et même de la Banque centrale (BEAC) sont extrêmement réduites. Une baisse des cours entraîne immanquablement des plans d’austérité, des retards de salaires et une contraction de l’activité.
Certains États de la CEMAC, comme le Gabon et le Congo, se tournent davantage vers les marchés internationaux (eurobonds) ou les bailleurs de fonds (FMI, Banque mondiale) que vers leur propre marché financier, et une partie significative de la rente quitte la région sous forme de fuite de capitaux, alimentant les places financières internationales (Suisse, Londres, Dubaï) plutôt que le circuit financier local. Cela a déplacé implicitement le lieu de la négociation de la rente des ressources naturelles, passant de la relation avec les grandes entreprises locales (filiales de grandes multinationales bancaires, pétrolières et minières) à la relation avec les fonds vautours et les créanciers internationaux.
Les tentatives de stabilisation (fonds souverains comme au Gabon) ont été largement inefficaces ; les fonds étant souvent utilisés pour combler des déficits en période de crise. Le secteur bancaire, sous-développé et tourné vers le financement des États, préfère financer les bons du Trésor (prêter à l’État, considéré comme moins risqué car futur receveur de la rente pétrolière) plutôt que de prendre des risques sur des entrepreneurs.
Comme nous avons pu le constater ces derniers temps, la gestion de la dette issue des eurobonds devient un enjeu politique crucial, alors que les négociations avec le FMI et les créanciers impliquent des conditionnalités (transparence, réformes) qui menacent directement les logiques rentières établies, créant ainsi des tensions politiques internes fortes. C’est le symptôme ultime de l’économie de rente où la richesse est extraite, mais pas investie sur place. En effet, les crédits à l’économie réelle (PME, agriculture) sont trop faibles et l’effet d’éviction ainsi créé assèche le financement du secteur privé productif. L’absence de diversification perpétue, de façon rétroactive, la dépendance à la rente des matières premières, verrouillant ainsi le système dans son ensemble.
Au fait, le marché financier de la CEMAC est un paradoxe. Il est formellement unifié par la monnaie commune, mais il reste fragmenté et sous-développé dans la pratique. Il présente un certain nombre de caractéristiques telles que la surliquidité et la faible intermédiation bancaire, et donc un faible soutien à l’économie, avec un environnement des affaires difficile, une information économique opaque et de faibles garanties. Il est encore marginal dans le financement des économies, avec une dominance écrasante de la dette souveraine et une absence notoire d’un marché obligataire corporate significatif et de matières premières.
Néanmoins, malgré son développement encore embryonnaire (atrophié), ce marché financier offre un cadre prometteur pour la mobilisation de capitaux, l’investissement productif et la diversification économique, un levier important pour améliorer la transparence et la stabilisation macroéconomique. Cela renforce la pertinence d’une approche intégrée entre économie politique et finance pour les pays membres de la CEMAC, et contribue ainsi à atténuer les effets négatifs de la rente sur la croissance.
En somme, il est impératif d’intégrer les outils de l’économie politique institutionnaliste, du choix public et des théories de la dépendance pour expliquer la persistance de la mauvaise gouvernance, des conflits et du sous-développement malgré l’abondance des ressources naturelles dans les États de la CEMAC. Car, l’économie politique critique et adaptative est plus que jamais nécessaire afin de comprendre les économies de rente, en partant de la réalité de la rente pour construire leur modèle de développement reposant principalement sur l’interaction entre la rente issue des ressources naturelles ou d’autres monopoles et la dynamique politique et institutionnelle de ces pays. L’économie de rente dans ces contextes se caractérise par une dépendance forte aux revenus tirés de ressources naturelles spécifiques, entraînant souvent des enjeux complexes liés à la répartition des revenus inhérents, au pouvoir politique, à la gouvernance et aux réformes économiques pour un développement durable.
Pertinence de la création d’un marché financier dérivé, spécialisé dans les matières premières :
L’idée de création d’un marché financier dérivé spécialisé dans les matières premières est pourtant, en théorie, extrêmement puissante pour la CEMAC. Mais sa mise en œuvre semble se heurter à une série d’obstacles majeurs dont l’économie politique aiderait l’analyse. Il sied de reconnaître que ce « marché », une fois créé, y fonctionnera moins selon les lois classiques de l’offre et de la demande que comme un mécanisme de captation, de redistribution et de recyclage de la rente, si la réglementation à mettre en place n’est pas assez stricte et adéquate.
En réalité, il faut commencer par relever le paradoxe de la souveraineté et du contrôle des ressources. En matière de souveraineté monétaire au sein de la CEMAC, la délégation (ou cogestion) monétaire à la France représente une exception radicale aux principes classiques de souveraineté économique, en renonçant à une politique monétaire indépendante, au contrôle des taux de change et à la fonction de prêteur en dernier ressort. Cette configuration unique crée une économie politique extraterritorialisée où les décisions monétaires échappent, en grande partie, au circuit politique des États. Les économies de ces derniers subissent une sorte de répression financière institutionnalisée avec des taux d’intérêt administrés ne reflétant pas le risque réel, des crédits dirigés vers les secteurs prioritaires définis par les États et une liquidité captive servant à financer les déficits publics.
Ainsi, dans son contexte d’évolution actuel, le système financier de la CEMAC a échoué dans sa fonction fondamentale de transformation de l’épargne en investissement productif diversifié. En outre, le marché financier ne joue pas non plus son rôle de facilitateur de la diversification.
Par ailleurs, créer un marché financier dérivé spécialisé dans les matières premières en zone CEMAC implique de céder une partie du contrôle des ressources naturelles, jugées comme relevant du domaine régalien et une source essentielle de revenus pour les États, à des acteurs privés, à la régulation du marché (locale) et à la transparence des prix. Ce qui peut être perçu comme une perte de souveraineté, pourtant déjà évidente au niveau des marchés internationaux. À cela, il faut ajouter la complexité de l’absence d’un marché d’actions, qui représente un défi immense, et du manque d’une masse critique d’investisseurs institutionnels locaux sophistiqués.
Sur le plan technique, la mise en place de ce marché à terme et/ou d’options sur les matières premières requiert une expertise technique pointue en ingénierie financière, en gestion des risques et en technologie de l’information. Au-delà, un cadre réglementaire spécifique adéquat, robuste et harmonisé est recommandé pour superviser un tel marché, gérer le risque de contrepartie, assurer la protection des investisseurs privés et prévenir les manipulations de marché.
Sur le plan macroéconomique, bien que la monnaie unique (FCFA) soit un atout pour la stabilité macroéconomique, cela limite à contrario la marge de manœuvre des États en cas de choc ou de crise. Car un marché des matières premières, en attirant des capitaux volatils, pourrait compliquer la politique monétaire si les États n’éprouvent pas de bonnes pratiques de gouvernance.

