Par Junior MBUYI – Expert financier international, fondateur de JPG Consulting Partners
Alors que les taux de bancarisation demeurent historiquement faibles sur le continent, les banques françaises se retirent progressivement du marché africain. Simple réajustement stratégique ou indicateur d’un basculement géopolitique plus profond ? En toile de fond, une question essentielle : qui financera demain l’Afrique, à l’heure où l’Europe se désengage et où la Chine, elle, avance résolument ses pions ?
1. Un retrait désormais structurel
Depuis 2023, les annonces se succèdent comme un jeu de dominos. Société Générale cède ou envisage la cession de l’essentiel de ses filiales africaines (Maroc, Tchad, Congo, Guinée, Burkina Faso, Mauritanie…). BNP Paribas, déjà en retrait depuis 2015, a acté son désengagement d’Afrique de l’Ouest. Crédit Agricole et BPCE ont, eux aussi, significativement réduit la voilure.
Ce repli n’a rien d’un accident conjoncturel : il s’inscrit dans une logique assumée de recentrage sur les marchés dits core, jugés plus rentables, plus matures, et mieux balisés sur le plan réglementaire.
2. Une rationalité économique… révélatrice d’un biais systémique
Plusieurs facteurs objectifs expliquent ce mouvement :
• Des marges jugées insuffisantes au regard du risque perçu : malgré des rendements bruts parfois attractifs, le poids des impayés, la volatilité monétaire et les incertitudes politiques affectent la rentabilité nette.
• Des normes prudentielles de plus en plus exigeantes : Bâle III, LCB-FT, exigences KYC/CRS… La conformité coûte cher, surtout dans des environnements jugés instables ou à faible revenu.
• Une logique de de-risking : face aux risques réputationnels ou aux sanctions extraterritoriales, certaines banques préfèrent sortir plutôt que gérer un portefeuille complexe.
Mais ce désengagement ne s’arrête pas à la logique comptable. Il fragilise les systèmes bancaires africains, casse les chaînes de financement du commerce (correspondent banking) et réduit les opportunités de financement pour les PME. Il incarne un retrait stratégique et normatif de l’Occident, au moment même où l’Afrique entre dans une nouvelle phase de croissance.
3. Un paradoxe africain : retrait dans un marché à fort potentiel
Le timing interroge. Alors que :
• moins de 45 % de la population est bancarisée (et parfois moins de 20 % selon les pays),
• près de 70 % des transactions se font encore en cash,
• la population est jeune, urbaine, connectée, avec des besoins croissants (épargne, crédit, logement, éducation, numérique),
… les banques occidentales jettent l’éponge.
En d’autres termes : l’Afrique reste l’un des derniers grands marchés bancaires à conquérir, mais ce sont désormais d’autres acteurs qui s’y intéressent.
4. Recomposition géopolitique : la finance devient multipolaire
Ce retrait européen s’inscrit dans une dynamique mondiale plus vaste. Dans un monde en recomposition, la finance suit les lignes de fracture géopolitiques.
Alors que les banques occidentales réduisent leur exposition, les institutions chinoises, arabes ou africaines avancent :
• ICBC, première banque chinoise, est actionnaire stratégique de Standard Bank, acteur majeur panafricain.
• China Exim Bank et China Development Bank financent massivement des infrastructures, en échange de garanties souveraines ou d’accès privilégié aux ressources.
• Les banques commerciales chinoises s’impliquent dans le trade finance et les financements croisés au sein de consortiums d’entreprises chinoises.
Leur avantage ?
- Moins de contraintes réglementaires extraterritoriales (AML, OFAC, etc.).
- Une logique d’influence à long terme, inscrite dans la stratégie géoéconomique chinoise.
Résultat : là où l’Europe se retire, la Chine avance, sécurise des actifs, et tisse des alliances structurelles dans les secteurs les plus stratégiques (cobalt, lithium, cuivre…).
5. Une fenêtre d’opportunité pour les acteurs africains
Ce retrait n’est pas un vide, mais une fenêtre d’opportunité. Plusieurs banques africaines l’ont bien compris :
• Vista Bank a racheté plusieurs filiales de Société Générale (Guinée, Tchad, Burkina Faso).
• Coris Bank International, acteur dynamique de l’UEMOA, poursuit son expansion.
• Attijariwafa Bank (Maroc), Access Bank (Nigéria), Ecobank, UBA ou encore BGFI capitalisent sur cette recomposition.
Ces groupes partagent trois atouts :
– une meilleure connaissance des réalités locales,
– une agilité technologique,
– et une stratégie panafricaine affirmée.
6. Construire la souveraineté financière africaine : trois leviers
Pour transformer cette transition en avantage stratégique, trois piliers doivent être consolidés :
a) L’innovation numérique
• Accélérer le mobile money, les néobanques, le crédit algorithmique ;
• Intégrer les fintechs locales aux écosystèmes bancaires formels ;
• Créer des plateformes régionales interopérables (compensation, paiements, trade finance).
b) Le renforcement des banques panafricaines
• Encourager la consolidation régionale ;
• Favoriser les coopérations Sud-Sud (Maroc–Afrique subsaharienne, Nigéria–CEMAC…) ;
• Faciliter l’accès aux marchés de capitaux régionaux.
c) Le rôle stratégique des États
• Instaurer des régulations adaptées mais solides ;
• Développer des instruments publics de garantie (fonds de crédit, cofinancement avec DFIs) ;
• Adopter une politique industrielle bancaire, orientée vers le financement des PME.
7. Conclusion : l’heure de définir nos propres règles du jeu
Le retrait des banques françaises d’Afrique ne doit pas être vécu comme un déclassement, mais comme un électrochoc salutaire.
Il nous oblige à :
• sortir d’une dépendance financière héritée,
• prendre la mesure du monde multipolaire,
• et poser les fondations d’une souveraineté bancaire panafricaine.
Car le vrai enjeu n’est pas de savoir qui finance l’Afrique, mais qui fixe les règles du jeu financier sur le continent.
L’heure est venue de les écrire nous-mêmes.

