Par Fatima Diop Mbaye , Experte en Leadership, coaching exécutif et psychologie transformatrice. CEO Ubuntu Executive Coaching .
Partout, le paysage politique, institutionnel et entrepreneurial connaît des bouleversements majeurs qui redessinent les contours du pouvoir et de l’influence. En Afrique, plusieurs pays emblématiques traversent des phases de renouvellement politique marquées par le départ de figures historiques. Parallèlement, au cœur des grandes institutions régionales se jouent des changements de gouvernance. Le monde des affaires n’est pas en reste : des groupes influents entament des passages de relais qui interpellent sur la continuité, l’identité et l’héritage.
Dans ce contexte de transition généralisée, une question cruciale se pose : comment gérer la résonance du départ des grands leaders, ces lumières qui ont illuminé pendant longtemps leur sphère d’action, et le vide parfois troublant qu’ils laissent derrière eux ? Au-delà du simple changement de visage, c’est la quête de sens et la construction d’un nouvel horizon qui se posent avec acuité.
Ce qui se joue ici n’est pas seulement une succession. C’est une métamorphose. Et comme dans toute transformation profonde, l’accompagnement devient essentiel. Car partir, pour un grand dirigeant, ce n’est pas simplement céder une place. C’est réécrire son identité, redéfinir sa contribution, et parfois… retrouver sa propre boussole.
Dans cette tribune, j’interroge l’un des angles morts des grandes transitions de leadership : qui accompagne les leaders quand ils partent ? Quels espaces leur offre-t-on pour déposer, clarifier, transmettre ? Quels rôles peuvent jouer le coaching exécutif, l’écoute stratégique ou encore les rituels de passage dans ces moments souvent tus?
L’Art de partir en Leader
Le leadership de la transition ne parle pas de renoncement. Il parle de transmission, de recentrage, de cette force calme qui naît quand on n’a plus rien à prouver et qu’on doit partir. C’est là que commence un autre art de diriger : non plus vers l’avant, mais vers l’intérieur, vers ce qui demeure quand le rôle s’efface , « Celui qui regarde à l’intérieur s’éveille » prévenait Carl Gustav Jung.
J’ai eu le privilège d’accompagner des femmes et des hommes ayant dirigé des institutions, incarné des causes, transformé des entreprises, porté des institutions à bout de bras. Ils ont brillé, habité leurs fonctions avec courage, vision, autorité.
Et puis, vient ce moment que peu osent nommer : le temps du retrait. Non pas une chute, ni un effacement mais une métamorphose.
Mon rôle, en tant que coach, n’est pas d’accompagner vers la sortie, mais vers l’autre lumière, celle qui ne s’éteint pas parce qu’elle ne dépend plus du regard des autres. À mesure que l’on gravit les échelons, que les honneurs s’accumulent et que les signes d’autorité s’installent, le sujet s’identifie de plus en plus à la fonction investie. L’on cesse d’être nommé par son nom, pour n’exister plus qu’à travers l’intitulé de son rôle. Mr le Ministre, DG, Excellence…: l’Être s’efface au profit de sa fonction , et ce qui fut un service devient une seconde peau.
Pourtant un titre n’est jamais une identité, il désigne une action située dans le temps, non une essence fondatrice. Ce que l’on fait pendant un certain nombre d’années ne saurait englober la totalité de ce que l’on est. Nombreux dirigeants abordent cette transition post-pouvoir dans une forme de fébrilité silencieuse. C’est alors que surgit, souvent avec fracas, une question essentielle :
Que reste-t-il lorsque tombe le décor ? Qui suis-je, une fois l’exercice achevé ? La question du SENS fait souvent surface.
Le tabou du départ : ce qu’on ne dit pas aux leaders
On forme les leaders à avancer, à gravir, à résister. On les prépare à conquérir des fonctions, à convaincre des foules, à tenir debout sous les projecteurs. Mais on oublie de leur apprendre à partir, à quitter une fonction sans quitter leur dignité, à abandonner un rôle sans se trahir.
Et pourtant, partir est un acte de leadership à part entière. Peut-être même le plus difficile, car il suppose de se désidentifier de la lumière extérieure, de faire face à l’inconnu, au silence, à soi-même.
Pour un leader, préparer un successeur est un acte de grandeur, mais veiller à ne pas s’oublier dans ce passage est un acte de conscience. Trop souvent, l’un se fait au détriment de l’autre.
Sans accompagnement, ces périodes peuvent devenir le théâtre d’un flottement identitaire, qui s’il n’est pas pris en charge sérieusement peut s’ancrer dans une forme de désorientation durable, fragilisant l’estime de soi, les choix de vie et la capacité à se projeter avec confiance. Cette «perte de verticalité intérieure » expose certains grands leaders à la solitude d’un miroir flou.
Accompagner avec un «retournement intérieur »
Le vrai départ ne se joue pas dans un agenda officiel. Il commence au-dedans. Lorsque que j’interviens sur ces thématiques c’est non pas pour proposer un rôle de plus mais pour offrir un espace d’atterrissage, de lucidité et de renaissance. J’accompagne ces leaders dans un dialogue inédit avec eux-mêmes. Un dialogue sans enjeu public, sans posture, sans attente extérieure. Je pense à cette figure engagée de la vie publique qui m’a confié : « Je veux maintenant que ma vie me parle. »
Ou à ce directeur qui m’interrogeait rieur: « Tout le monde me connaît. Mais est-ce que je me connais, moi ? »
Ces instants sont précieux. Ce sont des seuils d’authenticité. Le leader cesse d’être un acteur. Il devient un présent, une présence. Et c’est là, souvent, qu’émerge la lumière dont on a le moins conscience : celle qui vient de l’intérieur.
Comment accompagner ?
Oui, après avoir longtemps couru, produit, répondu à l’urgence, vient un autre tempo. Plus lent, plus libre. Le silence peut d’abord inquiéter. L’absence d’utilité immédiate peut déstabiliser. Et pourtant… C’est dans cette « lenteur » que beaucoup retrouvent ce qu’ils n’avaient jamais eu le temps d’écouter : leur rythme intérieur, leur besoin de sens, leurs élans profonds.
Cette transition est d’abord intérieure, elle est surtout exigeante, mais elle rend libre. Profondément libre… Et c’est souvent à ce moment-là que naît une autre forme de puissance : celle qui réconcilie avec soi-même.
Le rôle du coach c’est de créer un espace de re-lecture pour son client. Relire son histoire, pour en extraire le Sens
Mettre en lumière que c’est son action, sa personnalité qui a marqué le poste, pas le prestige du poste qui l’a défini.
Relire ses désirs profonds longtemps mis de côté au nom du devoir.
S’ouvrir à une lumière plus stable, plus intime, plus féconde.
Ce n’est pas une pause, c’est une renaissance stratégique. Un espace-temps pour se recentrer sur ce qui nous nourrit profondément, sans pression de performance. Lire, transmettre, marcher, accompagner, écrire… autant d’actes simples qui deviennent puissants lorsqu’ils sont habités avec intention. Le leadership prend une autre forme : plus sereine, plus intérieure, plus inspirante. C’est le moment de redonner autrement, en mentorant, en soutenant des causes qui résonnent, en partageantson expérience là où elle peut faire la différence. Et c’est souvent dans ce mouvement discret que notre lumière devient la plus claire. L’accompagnement de cette transition est au cœur de la responsabilité du leadership. Se défaire du rôle, c’est oser la confrontation avec soi-même, affronter la vérité nue de l’Être derrière les fonctions et les statuts. Cette réappropriation identitaire est un retour à la source, à cette singularité inaliénable qui transcende toute nomination.
Le leader accompli sait que la grandeur de l’Être se mesure à sa liberté intérieure, et non à l’étendue de ses prérogatives.
Former, préparer, accompagner cette mue existentielle doit impérativement entrer dans le périmètre des pratiques de coaching et de développement des dirigeants. Car le défi ultime ne consiste pas à conquérir le pouvoir, mais à s’en déprendre avec intégrité.
Devenir lumière intérieure
La plus belle transition n’est pas celle qui garde la lumière, c’est celle qui la transforme. Ceux qui ont été exposés peuvent devenir des figures de profondeur. Des êtres que l’on n’entend plus à la télévision, mais qui inspirent dans une conversation, dans une écoute, dans une façon d’être. Ceux qui étaient applaudis apprennent à sourire en silence. Ceux qui étaient consultés deviennent des repères. Ceux qui étaient suivis deviennent des ancrages. Parce que la grandeur ne se mesure plus alors au pouvoir, mais à la paix qu’on dégage. Au moment où s’éteint la fonction, je propose aux dirigeants d’accueillir non une fin, mais une renaissance : celle d’un leadership libéré des apparats, incarné dans la permanence de l’Être. Car ce que nous sommes profondément, dépasse toujours ce que nous avons été temporairement
Préparer cette mue est un acte de lucidité. L’accompagner est un engagement éthique. Le vivre pleinement est, sans doute, la forme la plus haute de maturité.
Et si le plus bel acte de leadership, finalement, était celui-ci :
Savoir partir pour mieux se révéler.