Par M. Raphaël Nkolwoudou Afane
Docteur en droit, Juriste en droit du numérique et Legal Ops Officer
En Afrique, le téléphone mobile est bien plus qu’un outil de communication : il est devenu le portefeuille numérique de centaines de millions de personnes. Avec plus d’un milliard de comptes de mobile money actifs depuis l’avènement du MPesa au Kenya – par l’opérateur Safaricom, le continent a sauté des étapes technologiques pour se hisser au rang de leader mondial de la finance mobile. Mais cette révolution a un point faible, une faille béante : la carte SIM. Autrefois simple puce de connexion, elle est désormais la clé d’accès aux comptes bancaires, à l’épargne, à l’assurance, aux transferts d’argent et aux crédits. Et cette clé est en train d’être massivement dupliquée, volée et détournée.
Une carte SIM est, en réalité, un jeton d’identité portable. Une fois compromise, elle offre aux attaquants une porte dérobée vers les comptes bancaires, les portefeuilles numériques, les applications d’investissement et les environnements transactionnels à haut risque. La fraude par échange de carte SIM, l’usurpation d’identité et les opérations de grande ampleur menées via des « fermes de cartes SIM » ne sont plus des problèmes marginaux ; ce sont désormais des entreprises criminelles industrialisées.
La fraude par échange de carte SIM (SIM-swap), l’usurpation d’identité et les « fermes de cartes SIM » se développent de manière exponentielle, menaçant non seulement les économies individuelles, mais aussi la stabilité financière et la confiance numérique de nations entières. En tant que juriste en droit du numérique, je lance ici un appel urgent : il est temps que les pouvoirs publics, les opérateurs télécoms et les usagers prennent conscience de cette menace systémique et agissent, ensemble, pour sécuriser notre avenir numérique.
1. Comprendre les Mécanismes d’une Fraude Silencieuse mais Dévastatrice
1.1 Le SIM-Swap : le vol du numéro, vol de l’identité financière
Le SIM-swap est l’arnaque reine. Il consiste à convaincre frauduleusement un opérateur télécom de transférer le numéro d’une victime vers une nouvelle carte SIM détenue par un fraudeur. Une fois le transfert effectué, la victime perd tout réseau ou constate un dysfonctionnement technique sur son téléphone. Pendant ce temps, le fraudeur reçoit sur la nouvelle SIM tous les SMS de validation à usage unique (OTP) envoyés par les services bancaires ou de mobile money. En quelques minutes, un compte peut être vidé.
- Exemple au Nigéria : Des réseaux sophistiqués exploitent les failles des centres d’appels opérateurs pour réaliser des SIM-swaps. En 2023, des médias nigérians ont rapporté des cas répétés où des citoyens ont perdu des millions de nairas après avoir mystérieusement perdu le signal réseau, pendant que leurs comptes bancaires étaient pillés.
- Exemple en Afrique du Sud : Le pays est l’un des plus touchés au monde. Les autorités ont mis en lumière des complicités internes chez des opérateurs, où des employés corrompus procèdent aux transferts frauduleux contre rémunération. Le rapport 2025 du Communications Risk Information Centre sur le secteur des télécommunications a révélé que la fraude télécom, incluant le Sim-swap, la fraude à l’abonnement et la fraude identitaire, a coûté environ 5,3 milliards de rands à l’Afrique du Sud en 2024. Ce chiffre reflète une vérité plus large : chaque attaque basée sur une carte SIM est une attaque identitaire, et chaque violation identitaire se répercute directement sur les risques liés au blanchiment d’argent (AML), à la fraude et à la criminalité financière.
1.2 L’usurpation d’identité : quand vos données biométriques vous trahissent
Pour obtenir une carte SIM, une pièce d’identité est requise. Les fraudeurs contournent cette règle en utilisant massivement des données d’identité volées ou achetées. Dans des cas plus graves, des systèmes d’enregistrement sont détournés.
- Exemple au Cameroun : Des scandales ont éclaté concernant la vente de cartes SIM pré-enregistrées avec des identités volées sur le marché noir. Selon les informations publiées dans un certain nombre de journaux, plusieurs enquêtes récentes ont confirmé que des réseaux d’escroquerie liés à la fraude SIM et à de faux concours opéraient depuis la prison centrale de Kondengui à Yaoundé. Ces réseaux impliquaient des détenus, un gardien de prison et même des complices extérieurs travaillant avec des opérateurs téléphoniques. Ces cartes servent ensuite à créer des comptes frauduleux ou à mener des activités criminelles. Les infractions retenues sont les suivantes : usurpation de titre et de fonction, faux en écritures publiques et authentiques, escroquerie. Plusieurs victimes ont perdu des sommes importantes avant que le réseau ne soit démantelé fin mars 2025.
- Exemple au Mali : des milliers de cartes SIM ont été enregistrées à l’insu de citoyens en utilisant leurs données biométriques, fragilisant ainsi tout le système de vérification.
- Les Fermes de Cartes SIM : L’industrialisation de la fraude
Imaginez une pièce remplie de centaines de téléphones et de modems, chacun hébergeant une carte SIM active. Ces « fermes » sont des plateformes criminelles utilisées pour automatiser des activités frauduleuses : envoi de spam, création de faux comptes sur les réseaux sociaux ou les applications de finance, blanchiment d’argent par micro-transactions. Par exemple au Ghana, au Bénin et en Côte d’Ivoire, les autorités ont démantelé des ateliers abritant des centaines de smartphones et de cartes SIM, souvent liés à des arnaques de type « romance scam » ou à des fraudes au mobile money. Ces infrastructures démultiplient la puissance de fraude et rendent le traçage extrêmement difficile.
2. Conséquences : une triple punition pour l’économie africaine
2.1 Pour l’usager : la ruine et la perte de confiance
La perte est directe et souvent irrémédiable : l’épargne d’une vie, le capital d’un petit commerce, l’argent du loyer. Au-delà du préjudice financier, c’est la confiance dans les services numériques qui s’érode. Comment promouvoir l’inclusion financière si les populations craignent que leur argent ne disparaisse dans la nature numérique ?
2.2 Pour les opérateurs et les fintechs : coûts et réputation en chute libre
Les opérateurs télécoms et les fournisseurs de mobile money supportent des coûts colossaux : remboursements forcés aux victimes, frais de litiges, investissements en sécurité corrective. Leur image de marque, essentielle dans un secteur concurrentiel, est durablement entachée par chaque affaire médiatisée.
2.3 Pour les États : un risque systémique
Cette fraude ne constitue pas un simple délit. Elle alimente des activités criminelles majeures :
- Blanchiment d’argent : Les fermes de SIM permettent de fragmenter et de déplacer des fonds illicites.
- Financement du terrorisme : L’anonymat relatif des cartes frauduleuses est un canal potentiel pour les petits flux financiers.
- Sape de l’inclusion financière : Pilier du développement économique, l’inclusion financière numérique s’effrite si la sécurité n’est pas garantie.
3. Cadre Juridique : Un patchwork inefficace et un vide responsabilisant
3.1 La responsabilité éclatée des opérateurs Télécoms
La loi impose généralement aux opérateurs de vérifier l’identité de leurs abonnés (procédure Know Your Customer – KYC). Mais sur le terrain, cette vérification est souvent formelle, facilement contournée par la corruption ou la négligence. Qui est responsable quand un employé d’opérateur valide un SIM-swap frauduleux ? En France, la responsabilité première et indemnitaire repose presque toujours sur l’opérateur télécoms. C’est lui le garant du processus vis-à-vis de son client et du régulateur. La responsabilité de l’employé est principalement interne et disciplinaire, sauf dans les cas de faute grave ou intentionnelle où des poursuites pénales personnelles peuvent être engagées. En Afrique, la jurisprudence commence à peine à se construire, laissant souvent la victime sans recours.
3.2 L’Application fragmentée de la protection des données
Si le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) européen sert de référence, son équivalent africain est disparate. Des pays comme le Sénégal ou le Ghana ont adopté des lois robustes, mais leur mise en œuvre et leurs moyens de contrôle restent limités. La Côte d’Ivoire a instauré un cadre via l’Autorité de Régulation des Télécommunications (ARTCI), mais la coordination transfrontalière face à un crime qui ignore les frontières fait cruellement défaut.
3.3 Le défi de la coopération
Un fraudeur peut opérer depuis le Nigéria, utiliser une carte SIM enregistrée frauduleusement au Bénin, pour vider un compte mobile money détenu au Kenya. L’absence d’harmonisation des réglementations et de mécanismes efficaces de coopération policière et judiciaire entre États africains rend la lutte inefficace.
4. Recommandations : Pour une Alliance Numérique Africaine
4.1 Aux Pouvoirs Publics et Régulateurs :
La Convention de Malabo qui constitue une pièce essentielle du puzzle pour lutter contre la fraude à la carte SIM et d’autres cybercrimes en Afrique, fournit le cadre juridique indiqué pour une répression efficace et transfrontalière. Cependant, aujourd’hui, elle n’est pas encore l’outil opérationnel qu’elle devrait être à cause du faible taux de ratification et des délais de mise en œuvre. La priorité absolue est donc d’accélérer les ratifications et de commencer immédiatement le renforcement des capacités techniques et judiciaires pour que la Convention devienne une réalité sur le terrain, capable de protéger concrètement les citoyens contre des fléaux comme la fraude à la carte SIM. En attendant, nous recommandons :
- D’harmoniser et de durcir les sanctions : en créant un cadre régional (via l’Union Africaine ou des organisations sous-régionales) criminalisant spécifiquement le SIM-swap frauduleux et l’exploitation de fermes de SIM, avec des sanctions pénales lourdes.
- D’interconnecter les bases biométriques nationales : en sécurisant et interconnectant les registres d’identité (en respectant la vie privée) pour empêcher l’enregistrement multiple ou frauduleux d’une même identité chez différents opérateurs.
- De renforcer les Autorités de Protection des Données : en leur donnant des moyens d’enquête et de sanction réels pour auditer les pratiques des opérateurs.
4.2 Aux Opérateurs Télécoms et Fintechs :
- D’investir dans la sécurité proactive : en déployant des systèmes de détection d’anomalies basés sur l’IA pour repérer en temps réel les demandes de SIM swap suspectes (ex : plusieurs tentatives en peu de temps).
- De renforcer le KYC : en utilisant la vérification vidéo en temps réel ou des contrôles biométriques supplémentaires pour les opérations sensibles comme le remplacement de carte SIM.
- D’éduquer et d’alerter : en mettant en place des alertes SMS/notification obligatoires informant un client de toute tentative de modification de son profil ou de son numéro, et lancer des campagnes massives de sensibilisation.
4.3 Aux usagers : vous êtes le premier rempart !
- Ne jamais divulguer : Vos codes PIN, PUK et les SMS à usage unique (OTP) sont des secrets absolus. Aucun opérateur ou banque légitime ne vous les redemande.
- Être vigilant face au « Sosie Numérique » : Méfiez-vous des appels, SMS ou courriels vous incitant à divulguer des informations personnelles sous un prétexte urgent (blocage de compte, gain à un concours…).
- Agir immédiatement : En cas de perte soudaine et inexpliquée du réseau sur votre téléphone, contactez IMMÉDIATEMENT votre opérateur pour bloquer la ligne et vérifiez sans délai l’état de vos comptes financiers liés.
Conclusion : Reconstruire la Confiance, Pilier de la Révolution Numérique Africaine
La fraude par carte SIM n’est pas une fatalité technique. C’est, avant tout, une crise de gouvernance et de confiance. La confiance de la mère de famille qui garde ses économies sur son mobile, la confiance de l’investisseur qui finance une fintech, la confiance de l’État qui bâtit son économie sur le numérique.
L’Afrique se trouve à un carrefour. Elle peut laisser cette faille se creuser et voir une partie des immenses bénéfices de sa révolution numérique s’évaporer dans les poches des criminels. Ou elle peut saisir cette menace comme une opportunité pour se doter des standards de sécurité les plus avancés, enracinés dans ses réalités.
Cela passe par un pacte numérique tripartite : des États qui légifèrent et coopèrent avec fermeté, des opérateurs qui investissent dans la sécurité avec transparence, et des citoyens informés et vigilants. En construisant cette alliance, l’Afrique ne se protégera pas seulement. Elle pourra offrir au monde un modèle inédit : celui d’une sécurité numérique inclusive, robuste, et qui ne laisse personne de côté. L’enjeu n’est pas seulement de sécuriser des cartes SIM, mais de préserver la promesse d’émancipation économique que porte le téléphone mobile pour tout un continent. Agissons maintenant, avant que la confiance, si durement acquise, ne s’évapore comme un signal perdu.
Rappelons-nous la philosophie qui sous-tend la création du MPesa par Safaricom pour ne pas la trahir :
C’est une innovation dite « par le bas » (bottom-up), centrée sur la simplicité et l’accessibilité, qui a détourné la fonctionnalité de crédit téléphonique pour en faire un système monétaire parallèle.
Objectif : Permettre aux personnes sans compte bancaire d’effectuer des transferts d’argent et des paiements via un téléphone mobile simple, de façon rapide, sûre et abordable.
Philosophie : L’inclusion financière comme levier de développement. Partir des usages et infrastructures existants (les réseaux mobiles et le crédit d’appel) pour créer un service simple, accessible et qui réponde à un besoin crucial : sécuriser et faciliter la circulation de l’argent au quotidien, même en l’absence de banques.

