Par Thierno Seydou Nourou SY, Banquier, Fondateur de Nourou Financial Consulting (NFC) Dakar- Sénégal.
Le Sénégal traverse une période économique complexe, caractérisée par un endettement public élevé (près de 110% du PIB) des déficits jumeaux persistants (Déficit budgétaire prévu en 2025 à 7,1% du PIB et déficit du compte courant entre 12% et 14% en 2025) et une confiance érodée des partenaires. Pourtant, paradoxalement, le pays dispose d’atouts considérables : ressources naturelles (pétrole, gaz, minéraux), une démographie jeune, une diaspora dynamique et des plans de vision ambitieux (SND 2025-2029, Vision 2050). La question centrale n’est pas celle du manque de vision, mais celle du moyen de financement et d’exécution.
Dans cette équation, le système bancaire national, souvent perçu comme un simple intermédiaire, peut et doit jouer un rôle transformateur. Cet article propose des pistes pour que les banques sénégalaises deviennent les architectes financiers de la souveraineté économique.
Notre économie est prise dans un piège structurel, un cercle vicieux qu’elle a l’obligation de briser. Cette situation pourrait être caractérisée par la situation de la dette qui « asphyxie » l’Etat qui est obligé de s’orienter vers la solution de l’épargne bancaire via les adjudications de bons du Trésor, évinçant le secteur privé. Les banques, par prudence réglementaire et économique, concentrent leurs crédits sur le court terme et la consommation, ou sur l’État et le secteur productif (PME, agriculture, industrie), manque cruellement de crédits à moyens et longs termes, ce qui étouffe l’investissement, l’innovation et la création d’emplois. Cette situation limite les recettes fiscales et l’épargne nationale, perpétuant la dépendance à l’endettement.
La Stratégie Nationale de Développement (SND) 2025-2029 a d’ailleurs justement identifié ce problème mais sa réalisation nécessite un choc financier positif. Pour cela le système bancaire doit opérer une mutation profonde en passant d’une logique de financement de la dette et de la consommation à une logique de financement de la transformation productive et de la souveraineté.
D’abord en redirigeant Massivement le Crédit vers le « Productif »
Pour ce faire, je propose l’instauration d’un « Ratio de Financement Productif » (RFP). Chaque banque serait tenue d’allouer progressivement (sur 3 ans) au moins 40% de son portefeuille de crédits neufs vers des secteurs clés identifiés par la SND : agro-industrie, transformation locale, énergies renouvelables, numérique, santé. Ce n’est pas du dirigisme, mais une orientation stratégique inspirée du modèle indien (Priority Sector Lending) qui a permis de développer des champions nationaux.
Ensuite il faut innover dans le Partage des Risques, en effet, les banques rechignent à prêter aux PME et aux projets innovants par peur du risque. Créons ensemble un « Fonds de Garantie First-Loss ». Le mécanisme est simple : sur un portefeuille de crédits dédiés aux PME innovantes, la première tranche de pertes (10%) est couverte par les banques, la suivante (30%) par l’État, et le reste (60%) par des partenaires techniques (BAD, SFI etc…). Ce modèle, éprouvé en Corée du Sud (KOTEC), réduit radicalement le risque bancaire et libère le crédit.
Enfin il faut engager une politique de mobilisation d’une Épargne Nouvelle et Ciblée
Le potentiel est immense mais sous-exploité :
La Diaspora : Émettons des « Diaspora Investment Bonds », des obligations à taux attractif (5-6%) finançant des projets d’infrastructures spécifiques (écoles, centres de santé, parcs industriels). L’Éthiopie et Israël l’ont fait avec succès.
La Transition Verte : Structurons des « Obligations Vertes Régionales » pour financer des fermes solaires, des systèmes d’irrigation économe ou la gestion des déchets. Le Maroc, via Masen, a levé ainsi plus d’un milliard d’euros.
L’Épargne Locale : Développons des produits d’épargne thématiques (Épargne-Énergie, Épargne-Logement Social) qui canalisent l’argent des Sénégalais vers des projets nationaux.
Pour permettre cette transformation, un cadre réglementaire adapté est indispensable. Je propose un « Pacte National pour le Financement Productif » avec :
Au niveau national :
La création d’un « Comité de Coordination Crédit-Croissance » (Ministère des Finances, BCEAO, APBEF) pour fixer et suivre des objectifs trimestriels concrets.
Une simplification et dématérialisation radicale des procédures de création de sûretés (nantissement, hypothèque).
Au niveau régional (UEMOA) :
Un plaidoyer actif pour un assouplissement circonstanciel et ciblé des ratios prudentiels de la BCEAO en faveur des crédits productifs (par ex le ratio de solvabilité, le ratio de division des risques …)
L’intégration des incitations réglementaires (réduction des exigences en capital pour les crédits « verts » ou aux PME labellisées).
La création d’une « Fenêtre Sénégalaise » au sein du Fonds de Refinancement Hypothécaire de l’UEMOA pour refinancer des crédits longs à l’habitat social et aux infrastructures productives.
Nous ne Partons pas de Zéro. Nous pouvons tirer des Leçons dans des pratiques ayant déjà réussies dans le Monde –
En effet l’histoire économique regorge d’enseignements :
La Corée du Sud (années 70) a dirigé son crédit bancaire vers des chaebols sélectionnés dans l’industrie lourde et la technologie. Leçon : ciblons 3-4 champions nationaux par pôle territorial.
Le Rwanda (post-2000) a fait de la digitalisation financière (M-Pesa) un vecteur d’inclusion et de transparence. Leçon : accélérons la dématérialisation des paiements et la bancarisation mobile en favorisant la non-taxation excessive des flux générés par la bancarisation mobile
La Malaisie (post-crise 1997) a créé Danaharta, une structure publique pour restructurer les dettes des entreprises viables. Leçon : mettons en place un mécanisme transparent de restructuration de dettes corporatives pour sauver l’appareil productif.
Ces modèles sont évidemment à adapter avec intelligence à notre contexte et nos valeurs.
En conclusion nous pouvons retenir que la situation est difficile, mais elle n’est pas désespérée. Elle exige courage, innovation et cohésion. En tant que banquier et citoyen, je lance un appel pour la création d’une « Initiative Bancaire pour la Souveraineté Économique » (IBSE).
Cette coalition volontaire des banques s’engagerait publiquement sur des objectifs chiffrés de financement des priorités nationales, avec un rapport d’impact annuel transparent. Ce serait un signal fort aux marchés, aux partenaires et, surtout, aux Sénégalais.
Le système bancaire sénégalais a le choix : rester un spectateur de la crise ou devenir l’un de ses principaux sauveurs. En se réinventant comme le financeur de la transformation productive, il ne contribuera pas seulement à la relance économique ; il regagnera la confiance publique et construira, avec l’État et le secteur privé, les fondements d’un Sénégal souverain, juste et prospère.
L’heure n’est plus à la réflexion, mais à l’action concertée et audacieuse.

