Par Mamadou Lamine TABALY Président & CEO InfiniteNexus Inc. Canada.
En cette fin d’année 2025, notre pays se trouve à un carrefour décisif de son histoire financière
récente. Rarement les lignes de force de notre économie n’auront été autant bousculées en si peu de
temps : des audits qui ont mis au jour l’ampleur réelle des engagements publics, une alternance
politique porteuse d’attentes et d’incertitudes, l’entrée progressive dans l’ère pétro-gazière avec ce
que cela comporte de promesses et de risques, et une réaction des marchés d’une intensité telle
qu’elle a entraîné une succession de déclassements sans équivalent dans notre trajectoire de crédit
souverain.
Pour nombre d’analystes, africains comme internationaux, cette réponse des agences ne se limite
pas à une appréciation rigoureuse des chiffres : elle porte les marques d’une procyclicité assumée
et d’un certain décalage avec les réalités institutionnelles, monétaires et régionales dans lesquelles
s’inscrit le Sénégal, au cœur de l’UEMOA. Une méthodologie conçue ailleurs, transposée sans
ménagement, peut éclairer mais parfois distordre.
Cette réflexion s’adresse à ceux qui observent, évaluent ou accompagnent notre trajectoire :
agences de notation, investisseurs, institutions financières, mais aussi nos partenaires et amis du
Sénégal au-delà de ses frontières. Elle invite, sans emphase et sans indignation, à réévaluer la
manière dont notre risque est apprécié. Non pour l’atténuer, ni pour le travestir, mais pour s’assurer
qu’il est observé sous un angle complet, contextualisé et vivant : celui d’un pays qui corrige,
s’ajuste, se transforme.
Pour cela, cinq dimensions intimement liées méritent d’être regardées ensemble plutôt que comme
des blocs indépendants. D’abord, la façon dont certaines méthodologies de notation, dans leur construction même, réagissent aux chocs conjoncturels de manière parfois plus mécanique qu’analytique. Ensuite, pourquoi assimiler notre situation à celles du Ghana ou de la Zambie, sans distinguer les structures, les amortisseurs et les trajectoires, revient à lisser la complexité au risque de l’erreur. Puis, comment le plan « Jubbanti Koom », désormais traduit dans un projet de budget 2026, organise notre redressement autour de choix assumés, mais exigeants.
En parallèle, pourquoi les marchés semblent avoir intégré un scénario extrême, où le signal de prix
parle davantage de peur et de contagion que de fondamentaux observables.
Enfin, comment un cadre d’évaluation plus nuancé, moins procyclique, et mieux adapté aux
économies régionales, pourrait éclairer non seulement notre cas, mais celui d’autres États
confrontés aux mêmes tensions.
- Des notations procycliques et des biais méthodologiques : une approche inadéquate
La notation souveraine n’est pas censée capter chaque secousse du temps court. Sa raison d’être est ailleurs : éclairer la trajectoire d’un État en distinguant ce qui relève de l’événement de ce qui annonce une inflexion durable. Elle devrait absorber une partie de la houle, non la renvoyer. Pourtant, lorsqu’il s’agit des économies africaines, ce principe s’est progressivement inversé : l’outil, censé stabiliser la perception, en vient souvent à amplifier le mouvement, accélérant les reflux comme il avait parfois accompagné les embellies.
Ce phénomène a été largement documenté. Lorsque la croissance s’installe, certaines notations atteignent des niveaux qui supposent la permanence du cycle. Lorsque l’économie ralentit, les baisses de notes interviennent plus vite que la matérialisation des risques qu’elles prétendent anticiper. Les conséquences sont connues : la volatilité du financement augmente, les marges budgétaires se contractent et l’effort de transparence finit par exposer davantage qu’il ne protège.
Notre pays en offre un exemple frappant. En douze mois, la notation du Sénégal a glissé de Ba3 à Caa1. Ce déclassement successif ne reflète pas un effondrement brutal de nos fondamentaux. Il s’est produit alors même que les informations révélées — celles qui avaient fait augmenter mécaniquement notre ratio de dette — avaient déjà été intégrées dans les décisions antérieures.
Le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs l’a relevé sans détour : la séquence de déclassements n’a pas été étayée par des changements macroéconomiques nouveaux. Ce constat soulève une interrogation simple : s’agit-il d’une anticipation rigoureuse ou d’une spirale de pessimisme nourrie par ses propres conclusions ? Lorsque l’évaluation devient cumulative, elle cesse d’être un diagnostic et se transforme en inertie.
Cette dynamique interpelle. Un système de notation n’a pas vocation à rejuger une même information à intervalles réguliers. Lorsqu’une correction budgétaire exceptionnelle est révélée, puis sanctionnée, on peut en discuter les paramètres, mais la logique reste compréhensible. Lorsqu’elle est utilisée une seconde fois comme justification d’une nouvelle dégradation, sans fait nouveau de même magnitude, la cohérence méthodologique vacille. La transparence, pourtant essentielle à la crédibilité financière, se trouve paradoxalement pénalisée.
En 2024, le Sénégal a choisi d’assumer ses chiffres. Un audit d’ampleur a mis au jour des engagements parapublics, des arriérés et des obligations jusque-là mal comptabilisés. Leur intégration a fait bondir le déficit et gonflé mécaniquement notre ratio d’endettement. Ce n’était pas le signe d’une fuite en avant. C’était un acte de vérité sur la base duquel se
construit la correction.
Les marchés en ont tenu compte. Les agences aussi. Que cette même réalité devienne, un
an plus tard, l’argument central d’un nouvel abaissement interroge. Et lorsque l’explication
invoque une baisse de “confiance” dans un scénario plutôt qu’un changement observé, la
subjectivité s’invite dans la mécanique. La confiance est par nature volatile. Elle est
précieuse, mais elle ne peut servir de socle unique à des décisions qui orientent durablement
l’accès au financement de pays entiers.
Ce glissement méthodologique comporte un risque bien identifié : transformer
l’appréciation en prophétie. Une dégradation accroît le coût du financement ; ce
renchérissement complique l’ajustement ; l’ajustement plus difficile semble confirmer le
pessimisme initial. Le système se boucle sur lui-même.
À cette logique s’ajoute une autre difficulté, plus silencieuse. Les réformes structurelles,
lorsqu’elles existent, produisent rarement des résultats comptables instantanés. La
modernisation du code fiscal, le renforcement des contrôles, la rationalisation
administrative, la révision des subventions ou des exonérations exigent du temps. Or, le
temps des réformes n’est pas celui des marchés, et encore moins celui des publications de
notation. Une sanction immédiate pour des bénéfices différés crée une dissonance. Elle
fragilise l’incitation à réformer au moment précis où les réformes sont indispensables.
Ce débat dépasse notre seul cas. Durant la crise du COVID-19, la grande majorité des
déclassements a concerné les pays en développement, y compris ceux qui utilisaient les
instruments mis à leur disposition pour amortir le choc. Là encore, l’intention initiale —
qui fut de créer de l’oxygène financier — s’est parfois retournée contre ceux qui y recouraient.
Ce n’est pas un procès d’intention ; c’est un constat empirique sur les effets d’un cadre
analytique qui peine à intégrer des contextes financiers moins proches des marchés
matures.
Dans cette perspective, le traitement du Sénégal n’est pas une anomalie. Il est révélateur
d’un modèle qui peine à prendre en compte la temporalité des réformes, la nature
exceptionnelle des corrections comptables et la spécificité des unions monétaires
africaines. D’où une question, calme mais essentielle : comment juger équitablement le
risque d’un pays si l’outil ne distingue pas entre un choc révélé et un choc répété, entre un
déficit de vérité et un effort de vérité ?
Répondre à cette question requiert de mesurer correctement les différences entre notre
trajectoire et celles des pays africains récemment entrés en défaut. La confusion entretenue
entre ces situations mérite d’être dissipée, car l’analogie, en apparence évidente, ne résiste
pas à l’examen de fond.
- Le Sénégal n’est ni le Ghana ni la Zambie : des contextes, des structures et des amortisseurs qui diffèrent profondément
À distance, et surtout depuis les places financières éloignées du continent, certains chiffres
peuvent tromper. Révision du déficit, pression sur la liquidité, discussions intenses avec le
FMI : autant d’éléments qui invitent certains commentateurs à nous ranger, presque par
réflexe, dans la catégorie des pays africains ayant récemment restructuré leur dette.
L’analogie est séduisante par sa simplicité ; elle est discutable dès que l’on replace les
réalités dans leur contexte.
Comparer le Sénégal au Ghana ou à la Zambie, c’est confondre convergence comptable et
similarité structurelle. C’est présumer que le même niveau de dette produit mécaniquement
la même vulnérabilité, sans considérer les ressorts profonds qui déterminent la résilience
d’une économie : la structure de son financement, le comportement de sa monnaie,
l’architecture de son environnement régional et la cohérence de sa réponse politique.
Notre pays se distingue sur ces quatre terrains.
Structure de dette singulière : une économie financée par ceux qui partagent son horizon
La première différence n’est pas anecdotique : elle concerne l’identité de nos créanciers.
Une part importante de la dette publique sénégalaise est financée par les acteurs
domestiques et régionaux de l’UEMOA. Les banques locales portent près de 60 % de la
dette intérieure, dans une logique d’interdépendance économique où la santé du système
bancaire et celle de l’État évoluent de concert.
Cette régionalisation du financement est le fruit d’une stratégie. Entre 2018 et 2022, la part
de la dette libellée en devises étrangères s’est réduite, traduisant un choix délibéré de
réorienter le financement vers les marchés de l’Union. En 2025, alors que la quasi-totalité
des émetteurs africains peinaient à trouver preneur sur les marchés internationaux, le
Sénégal a pu mobiliser des ressources régionales à des taux certes plus élevés qu’en période
d’expansion, mais compatibles avec un financement normal de l’action publique.
Ce n’est pas un simple détail technique. Dans un système où l’épargne régionale finance
l’action publique, le risque souverain cesse d’être seulement externe : il devient une
question partagée, et donc amortie.
Le Ghana, au plus fort de sa crise, n’a pas bénéficié d’un tel filet. Son exposition aux euro-
obligations, massivement détenues par des investisseurs internationaux à la logique court-
termiste, a accéléré la dégradation. La Zambie, dépendante de créanciers bilatéraux et
commerciaux extérieurs, s’est retrouvée sans relais domestiques lorsque la liquidité s’est
tarie. Notre pays, à l’inverse, dispose d’une base de financements ancrée dans une communauté économique qui a intérêt à la stabilité et les moyens institutionnels de la soutenir.
Un ancrage monétaire qui réduit l’incertitude et protège la valeur
Deuxième distinction : le cadre monétaire dans lequel évoluent nos économies n’est pas comparable. Le Sénégal s’inscrit dans l’UEMOA, avec une monnaie arrimée à l’euro, émise par une banque centrale indépendante, et un cadre de discipline budgétaire qui interdit de financer les déficits par la création monétaire. Il ne s’agit pas d’une simple règle technique. Ce cadre protège l’épargnant, l’importateur, l’investisseur et l’État contre la volatilité extrême qui affecte parfois les monnaies africaines non arrimées. Une inflation contenue et une monnaie stable permettent de projeter la charge réelle de la dette dans le temps, de négocier des contrats sur plusieurs années, et de préserver la valeur des remboursements pour les créanciers.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Lorsque le cedi ghanéen se dépréciait jusqu’à perdre près de la moitié de sa valeur en 2022, entraînant une inflation supérieure à 50 %, le Sénégal enregistrait une inflation proche de zéro, dans une zone UEMOA stabilisée autour de 1,5 %. La différence n’est pas seulement statistique : elle influence directement la perception du risque de change, donc le coût de la dette.
Un modèle de notation qui ignore cette différence structurelle traite des réalités monétaires distinctes comme si elles étaient interchangeables. Or la stabilité monétaire est l’un des premiers déterminants de la soutenabilité de la dette.
Un environnement régional qui amortit les chocs plutôt qu’il ne les amplifie
Enfin, notre appartenance à une union économique dotée d’un marché financier intégré crée un effet stabilisateur qu’aucun des deux pays évoqués ne possède. La présence d’acteurs bancaires régionaux solides, d’institutions financières telles que la BOAD, et de mécanismes implicites de solidarité transforme la crise en défi collectif plutôt qu’en isolement souverain.
En 2024 et 2025, alors que la défiance gagnait les marchés internationaux, les banques de l’Union ont continué à acheter nos titres. L’accès au financement n’a jamais été interrompu. Le marché régional a pleinement joué son rôle d’amortisseur. Le Ghana et la Zambie, eux, ont affronté la tempête seuls, chacun dans son système monétaire et financier propre, sans filet institutionnel partagé.
Une conduite de politique publique qui privilégie la vérité comptable à la dissimulation
La quatrième différence tient au comportement de l’État face à la crise. Notre pays n’a pas attendu que les tensions deviennent insoutenables pour reconnaître ses engagements hors bilan. La vérité comptable a été assumée tôt, publiquement, et accompagnée de premières mesures de correction. Cela ne rend pas la situation moins sérieuse, mais cela change profondément la relation qui s’établit avec les créanciers. Les défaillances ghanéenne et zambienne ne furent pas seulement des conséquences mathématiques de la dette, mais aussi le résultat de signaux contradictoires, de retards dans la reconnaissance des difficultés et de plans de redressement tardifs ou insuffisamment crédibles.
En choisissant la transparence, notre pays a pris un risque politique considérable, mais a envoyé un message institutionnel clair. Il ne s’agit pas de s’en prévaloir comme d’un satisfecit, mais de reconnaître que l’honnêteté économique est un basculement culturel, et qu’elle doit être intégrée dans l’évaluation du risque — ou alors le système crée, malgré lui, les incitations inverses de celles qu’il revendique.
3. Le plan « Jubbanti Koom » et le budget 2026 : une feuille de route crédible, mais exigeante
Lorsque les audits ont révélé l’ampleur des engagements financiers accumulés hors du regard public, notre pays s’est retrouvé face à une réalité qu’il n’était plus possible d’ignorer. Ces chiffres n’ont pas seulement mis à nu un déficit ; ils ont exposé une architecture budgétaire qui avait besoin d’être repensée. C’est à partir de cette réalité pleinement assumée qu’a émergé « Jubbanti Koom », le plan présenté en 2025 et qui vise, non un rattrapage temporaire, mais une refondation progressive de la manière dont l’État conçoit son rôle économique sur la période 2025–2028.
L’ambition semble claire : réduire le déficit pour revenir vers les normes de la région, mobiliser davantage de ressources domestiques, réorienter les dépenses vers l’essentiel, restaurer notre crédibilité et, ce faisant, préserver les secteurs qui constituent la colonne vertébrale de la cohésion sociale. Le projet de loi de finances pour 2026 semble être la première traduction chiffrée de cette ambition.
La trajectoire budgétaire affichée par le plan est exigeante. Ramener le déficit à 3 % du PIB d’ici 2027, après une année 2024 marquée par la consolidation de passifs historiques, représente l’un des ajustements les plus rapides envisagés par un pays de l’UEMOA. Ce rythme peut susciter des interrogations. Certains y voient un risque de contraction ; d’autres y lisent la condition indispensable pour rétablir notre signature financière et regagner l’accès à des financements supportables. La vérité tient probablement dans la capacité du pays à ajuster sans fragiliser ce qu’il doit protéger : la croissance naissante, l’éducation, la santé, la sécurité alimentaire.
L’un des choix structurants du plan est celui de privilégier le financement interne. Jubbanti Koom repose sur une hypothèse ambitieuse : couvrir près de 90 % de l’effort par nos propres marges, plutôt que par un nouvel épisode d’endettement commercial extérieur. Ce choix marque une rupture assumée avec les cycles précédents, au profit d’une plus grande souveraineté financière et d’une exposition moindre aux aléas des marchés internationaux.
Ce choix n’est pas neutre. Il implique de revoir l’organisation administrative, de rationaliser certaines structures, de réexaminer les exonérations et d’explorer des formes nouvelles de mobilisation de ressources.
Ce choix comporte deux messages. Le premier est financier : en s’appuyant sur notre propre base fiscale et régionale, notre pays limite son exposition aux fluctuations des marchés internationaux. Le second est politique : avant de solliciter l’extérieur, nous démontrons notre volonté de mettre de l’ordre dans nos propres comptes. Mais ce volontarisme suppose des arbitrages : les subventions devront être repensées et ciblées, l’administration devra évoluer, et certains secteurs devront contribuer davantage. Le succès dépendra moins de l’annonce que de la persévérance.
La force d’un plan se mesure à sa capacité à descendre dans le concret. Trois leviers structurent la stratégie : les dépenses, les subventions, les recettes.
Sur les dépenses, l’enjeu n’est pas de réduire pour réduire, mais de recentrer et de maîtriser. Notre appareil administratif s’est développé par sédimentation. Le rationaliser revient à redonner cohérence et lisibilité à une architecture devenue complexe et coûteuse. Encadrer la progression de la masse salariale ne signifie pas fragiliser les services publics, mais hiérarchiser les besoins, concentrer les compétences là où elles créent le plus de valeur.
Le second levier concerne les subventions. Elles ont rempli un rôle d’amortisseur, mais à un coût devenu disproportionné. Passer à une protection ciblée demande de la pédagogie et du temps, car cela touche aux attentes et aux habitudes. C’est un chantier social autant que budgétaire, et sa réussite dépendra de la finesse des compensations et de la confiance dans les mécanismes de redistribution.
Le troisième levier porte sur les recettes. L’élargissement de l’assiette fiscale, la révision des exonérations et la modernisation de la collecte sont des étapes nécessaires pour mieux refléter l’évolution de l’économie nationale, y compris ses composantes nouvelles ou longtemps informelles. L’objectif n’est pas de taxer davantage pour taxer plus, mais de mieux aligner la contribution de chacun sur sa capacité réelle.
Le plan intègre également des recettes exceptionnelles — renégociations, licences, valorisation d’actifs — mais les présente pour ce qu’elles sont : un soutien ponctuel, utile pour franchir les premières années du redressement, mais incapable de constituer un modèle durable. L’essentiel repose sur la récurrence et la maîtrise.
Enfin, Jubbanti Koom comporte une dimension structurelle. Il ne s’agit pas uniquement de combler un déficit, mais d’améliorer l’environnement des affaires, de fluidifier l’investissement, d’intégrer davantage la diaspora, de moderniser les procédures. Le budget 2026 donne les premiers signaux de cette orientation, en hiérarchisant mieux les projets et en renforçant l’exigence de sélection.
Pris dans son ensemble, le plan présente une cohérence réelle. Les premiers résultats de 2025 montrent que la trajectoire est engageante, sans être acquise. La crédibilité se construit dans la durée, et c’est la constance de l’exécution, plus que l’ampleur des annonces, qui permettra d’en valider la portée.
La crédibilité se construira progressivement, par les budgets successifs, par la continuité des réformes, par la capacité à maintenir le cap malgré les défis sociaux et politiques.
Notre pays a fait un choix exigeant : s’attaquer aux causes profondes plutôt qu’aux
symptômes. Ce choix n’offre pas de gratification immédiate, mais il est probablement le
seul qui permette de sortir durablement de la zone de turbulence. Le temps sera le juge de
l’ambition ; l’exécution en sera la mesure.
4. Sentiment de marché contre réalité : une déconnexion manifeste sur les euro-obligations sénégalaises
Sur les marchés internationaux, la perception du risque s’exprime d’abord dans les prix. En 2025, les euro-obligations sénégalaises ont été traitées à des niveaux qui, dans le langage silencieux mais brutal de la finance, traduisent non pas une simple vigilance, mais une conviction : celle que notre pays serait déjà engagé sur la voie d’une restructuration imminente. Des obligations cotant entre 60 et 70 % de leur valeur faciale, des primes de risque dépassant 1 000 points de base, des CDS franchissant les 1 100 points : autant d’indicateurs qui signalent un scénario de défaut fortement intégré.
La question n’est pas de nier le risque. Elle consiste à déterminer si ces valorisations reflètent le scénario le plus probable pour le Sénégal, compte tenu des données disponibles, ou si elles extrapolent mécaniquement vers notre trajectoire les crises qu’ont connues d’autres pays africains.
Un marché qui “price” un futur non réalisé
Un premier fait doit être rappelé avec clarté : à ce jour, le Sénégal n’a enregistré aucun défaut, ni sur ses engagements internationaux, ni sur ses titres émis sur le marché régional. Les paiements sont honorés, les coupons servis, les échéances respectées. La décote actuelle ne sanctionne donc pas une rupture avérée, mais anticipe une rupture hypothétique. Ce mécanisme est classique. Les prix de marché encapsulent une probabilité, une anticipation, parfois un récit. Ils ne reflètent pas nécessairement la réalité : ils expriment ce que l’on craint qu’elle devienne. Toute la question est donc de savoir si les niveaux observés relèvent d’une appréciation lucide des contraintes de financement, ou s’ils reflètent un scénario extrême, devenu dominant parce qu’il s’est produit ailleurs.
Une sur-réaction amplifiée par la contagion et par la technique
Les mouvements observés sur nos titres ne s’expliquent pas uniquement par la situation propre du Sénégal. Ils s’inscrivent dans une dynamique plus large, nourrie par la mémoire encore vive des restructurations ghanéenne et zambienne. Après ces épisodes, de nombreux fonds ont adopté une stratégie défensive : réduire leur exposition à l’ensemble de la dette africaine dans son ensemble, gérer non plus pays par pays, mais par blocs régionaux, désensibiliser leur portefeuille au mot-clef “Afrique”.
Dans ce contexte, les spécificités comptent moins que l’étiquette. Un déclassement peut déclencher des ventes automatiques, non par jugement argumenté, mais par obligation contractuelle ou par règle interne. Sur un marché peu liquide, cet enchaînement mécanique suffit à faire basculer violemment les prix. Il explique pourquoi des obligations sénégalaises, pourtant appuyées sur un environnement monétaire stable et un financement régional solide, ont pu être valorisées à des niveaux inférieurs à ceux de pays déjà engagés dans une restructuration.
Autrement dit, les prix disent à la fois la prudence, la peur et la contrainte. Ils ne traduisent pas exclusivement l’analyse.
Une stabilité financière intérieure largement sous-estimée
Un troisième élément brouille la lecture : durant cet épisode de défiance, notre système bancaire n’a pas vacillé. Pas de retrait massif des dépôts, pas de resserrement brutal du crédit, pas de décrochage de la monnaie, pas de spirale inflationniste. Les banques régionales ont continué à absorber des émissions de dette publique, à des coûts plus élevés certes, mais éloignés des niveaux prohibitifs connus dans d’autres crises souveraines.
Dans de nombreux pays, l’amorce d’un défaut est précédée par des signaux financiers précoces et visibles : fuite des capitaux, effondrement des cours de change, montée vertigineuse des taux domestiques. Rien de tel ne s’est produit dans notre pays. Cela ne dissipe pas toutes les inquiétudes, mais cela change la nature du scénario central : nous ne sommes pas dans un effondrement bancaire, mais dans un ajustement sous contrainte.
Des perspectives positives peu intégrées dans les prix
Enfin, les valorisations actuelles semblent accorder peu de place à deux perspectives susceptibles de modifier l’équation à moyen terme. D’abord, la possibilité d’un accord avec le FMI. Non parce qu’un programme serait une solution miracle, mais parce qu’il constitue, pour les investisseurs, une forme de balise : un cadre de suivi, de transparence, de financement concessionnel et de validation externe des trajectoires. Historiquement, dans de nombreux pays émergents, l’annonce d’un tel accord a marqué un point d’inflexion.
Ensuite, l’entrée progressive en production des projets pétro-gaziers. Inutile d’en faire l’alpha et l’oméga du redressement ; trop d’expériences ont rappelé que la rente n’est jamais une assurance. Mais il serait tout aussi discutable de faire comme si ces perspectives n’existaient pas. Les futurs flux d’exportation, la fiscalité associée et les activités induites modifient nécessairement l’analyse de soutenabilité, à condition que leur gouvernance soit transparente et orientée vers le long terme.
À cela s’ajoutent les effets attendus de la consolidation budgétaire engagée : réduction graduelle du déficit, meilleure qualité de la dépense, montée en puissance des recettes domestiques. Aucun de ces éléments ne garantit en soi le succès. Ensemble, ils dessinent un scénario de redressement qu’il serait imprudent d’écarter.
Le risque d’une prophétie auto-réalisatrice
Le danger n’est pas seulement analytique, il est dynamique. Plus le coût du financement externe reste élevé, plus l’ajustement devient difficile ; plus il devient difficile, plus l’hypothèse de restructuration que le marché anticipe peut finir par se matérialiser. C’est le paradoxe des périodes de crise : la lecture pessimiste peut devenir performative.
C’est précisément ce que la communauté financière internationale devrait chercher à éviter. Non en minimisant les enjeux auxquels notre pays fait face, mais en alignant le jugement sur les réalités observables, les amortisseurs existants et les trajectoires de réforme déjà engagées, plutôt que sur des réflexes de contagion ou des modèles hérités d’expériences voisines.
5. Pour un nouveau dialogue analytique : refonder l’évaluation du risque souverain
L’expérience sénégalaise fonctionne aujourd’hui comme un révélateur. Elle met au jour les limites d’approches de notation conçues pour des économies dotées d’instruments monétaires différents, d’historiques de dette distincts, et de structures institutionnelles sans équivalent sur notre continent. Elle rappelle que des modèles trop mécaniques, trop réactifs aux secousses, et trop indifférents aux contextes, peuvent produire des conclusions qui éclairent moins qu’elles n’aveuglent.
Il ne s’agit pas d’un plaidoyer pour une indulgence politique. Il s’agit, plus simplement mais plus fermement, d’un appel à la rigueur méthodologique. Si l’objectif de la notation souveraine est d’apprécier la solvabilité d’un État sur la durée, alors encore faut-il que les outils utilisés reflètent la réalité économique dans toutes ses dimensions : ses fragilités, mais aussi ses amortisseurs ; ses contraintes, mais aussi ses réformes ; son passé, mais aussi ses perspectives.
Plusieurs principes, à la fois simples et structurants, pourraient guider cette refondation.
Reconnaître explicitement les réformes et les trajectoires crédibles
Tous les déficits ne sont pas le symptôme d’une dérive. Tous les ajustements ne se valent pas. Lorsqu’un pays cache ses passifs, tarde à corriger ses dérapages ou retarde ses arbitrages, la sanction est logique. Mais lorsqu’un pays choisit la transparence, accepte le choc de vérité des chiffres, produit une stratégie détaillée et l’inscrit dans une loi de finances pour l’exécuter, la réponse méthodologique ne peut être la même.
Notre pays appartient à cette seconde catégorie. Le plan Jubbanti Koom, et sa traduction immédiate dans le projet de budget 2026, témoignent d’un choix assumé : corriger, maintenant, ce qui fut longtemps différé. Évaluer une telle trajectoire uniquement à l’aune de ses résultats à court terme — sans tenir compte de la qualité du chemin engagé — revient à confondre immobilisme et réforme. Une méthodologie modernisée pourrait en tirer les conséquences, par exemple en modulant le rythme des déclassements selon l’avancement des réformes, en recourant davantage aux perspectives conditionnelles plutôt qu’à des dégradations immédiates, et en évitant de pénaliser plusieurs fois le même événement comptable.
Récompenser la responsabilité n’est pas récompenser le discours ; c’est reconnaître le changement.
Réduire la procyclicité : distinguer la turbulence du basculement
Les crises économiques sont des moments où la notation devrait éclairer, non amplifier. Une approche trop sensible au bruit conjoncturel crée un paradoxe : le jugement devient lui-même facteur de risque. Limiter cette procyclicité consiste à analyser non seulement les chiffres, mais le contexte de ces chiffres ; à lisser les indicateurs sur plusieurs années plutôt que de réagir à des révisions comptables uniques ; à distinguer un événement exceptionnel d’une tendance ; à éviter les décisions de rupture au pic d’une crise, lorsque ces décisions, par leur simple existence, accentuent la fragilité qu’elles sont censées mesurer.
Dans notre cas, la réintégration des passifs historiques n’était pas une dérive ; elle constituait un rattrapage, comparable à d’autres « mises à plat » souveraines en Afrique ou ailleurs. L’analyse pertinente consiste à interroger ce qui se passe après ce rattrapage, non à répliquer indéfiniment le choc de sa découverte.
Tenir compte du cadre régional et des amortisseurs institutionnels
Le Sénégal n’est pas une économie isolée évoluant dans un régime de change flottant. Il est membre de l’UEMOA, inséré dans une union monétaire dotée d’une banque centrale indépendante, d’un marché régional intégré et de mécanismes de refinancement qui ont prouvé leur efficacité dans les phases de tension. Cet ancrage est un élément central du risque souverain, qu’il s’agisse de la stabilité des prix, de la prévisibilité des flux de remboursement ou de la capacité des systèmes bancaires à absorber les chocs. Pourtant, dans de nombreuses méthodologies, cette réalité institutionnelle pèse bien moins que les ratios les plus bruts.
Un cadre rénové devrait intégrer ce contexte, non comme une note de bas de page, mais comme un paramètre structurant. Évaluer un pays dont la politique monétaire s’inscrit dans un ancrage solide comme s’il évoluait seul, avec une monnaie flottante et une banque centrale nationale, revient à ignorer la moitié de son architecture de stabilisation.
Valoriser de manière équilibrée les perspectives de croissance et de diversification
La soutenabilité de la dette ne dépend pas seulement des flux passés ; elle repose tout autant sur les flux futurs. Or, les trajectoires de consolidation budgétaire, les perspectives de recettes pétro-gazières, les réformes fiscales en cours, la montée en puissance du numérique ou encore la diversification sectorielle sont souvent mentionnées, mais rarement intégrées dans les scénarios centraux des agences.
L’analyse ne demande pas de parier sur l’optimisme. Elle exige simplement de considérer l’ensemble des scénarios plausibles — y compris ceux où les recettes augmentent, où la discipline budgétaire produit des effets mesurables, où les réformes modifient progressivement la trajectoire de solvabilité. Autrement dit, il s’agit de regarder le risque avec un horizon, plutôt qu’à travers les seules turbulences immédiates.
Vers un nouveau contrat de transparence : de l’asymétrie au dialogue
Évaluer le risque souverain au XXIᵉ siècle ne peut plus reposer sur un schéma asymétrique où l’État se tait, l’agence juge et le marché sanctionne. La complexité croissante des finances publiques — multiplicité des passifs, sophistication des instruments, interdépendance régionale — appelle un changement de méthode : un dialogue technique, documenté et transparent, où hypothèses, seuils déclencheurs et données sont davantage partagés.
Cela implique un effort réciproque. Aux agences, une transparence accrue sur les modèles, les pondérations et les déclencheurs utilisés dans l’évaluation. Aux États, une prévisibilité renforcée, une publication systématique des engagements, une coordination plus étroite avec les créanciers, le FMI et les institutions régionales.
Si l’épisode des dettes non comptabilisées a provoqué un choc, c’est aussi parce qu’il n’a pas été présenté comme un moment structuré, préparé et accompagné. C’est là une leçon essentielle : non pas réduire la transparence, mais l’anticiper, l’organiser, et en faire un pilier stable de la relation entre l’État, les agences et le marché.
In fine, un test pour le Sénégal, un test pour l’architecture financière internationale
La phase que traverse aujourd’hui notre pays ne relève ni d’un simple mouvement cyclique, ni d’un incident conjoncturel. Elle constitue un moment de vérité – pour le Sénégal, mais aussi pour l’écosystème financier international qui prétend mesurer, avec impartialité et rigueur, le risque souverain.
Pour le Sénégal, l’enjeu est explicite : transformer la vérité des comptes en levier durable de crédibilité. Avoir révélé l’intégralité des engagements ne suffit pas ; il faut prouver, par l’exécution, que cette transparence n’était pas une concession ponctuelle, mais l’acte fondateur d’une nouvelle manière de gouverner. Cela suppose de maintenir le cap de la consolidation même lorsque la pression sociale s’intensifie ; d’exécuter un budget 2026 cohérent avec les engagements annoncés ; de préserver l’équilibre délicat entre discipline macroéconomique et cohésion sociale ; de dialoguer avec les partenaires techniques non pas en posture de contrainte, mais avec la sérénité de ceux qui assument leur diagnostic.
Nous avons choisi la vérité. Il nous appartient désormais de démontrer qu’elle n’était pas une parenthèse, mais un seuil.
Cette séquence met également à l’épreuve le système international. Elle questionne sa capacité à apprécier une trajectoire de réforme avant qu’elle n’ait produit l’ensemble de ses effets chiffrés ; à distinguer la dissimulation de la correction ; à intégrer les spécificités des unions monétaires africaines ; à reconnaître l’existence d’amortisseurs régionaux ; à considérer la transparence non comme un aveu de fragilité, mais comme un signal institutionnel fort.
La question est simple : les outils de notation peuvent-ils encore évoluer ou resteront-ils prisonniers de modèles conçus pour d’autres économies, d’autres contextes, d’autres temporalités ?
Tous les épisodes de surendettement ne se ressemblent pas. Certains procèdent de l’opacité accumulée ; d’autres, d’un acte de vérité budgétaire. Les traiter de manière identique, c’est ignorer l’essentiel : la dynamique.
Le Sénégal est aujourd’hui à la croisée des chemins. Il peut subir un récit de marché qui l’assimile mécaniquement à des crises voisines, ou démontrer, par la cohérence de ses politiques publiques, que l’ajustement maîtrisé n’est pas une fiction mais un horizon crédible.
Encore faut-il, en miroir, que ce récit trouve sa reconnaissance. Il ne peut y avoir de responsabilité sans considération, de discipline sans crédit, de transparence sans contrepartie analytique. L’évaluation du risque souverain ne saurait devenir une prophétie auto-réalisatrice. Elle doit rester ce qu’elle est censée être : un instrument d’analyse au service de la compréhension, non un amplificateur mécanique des chocs.
Cette tribune ne cherche ni clémence ni faveur.
Elle appelle une exigence plus simple, mais plus rigoureuse : la lucidité méthodologique.
Lucidité sur la nature du choc sénégalais — comptable avant d’être structurel.
Lucidité sur nos amortisseurs — réels, régionaux, institutionnels.
Lucidité sur nos réformes — engagées, financées, budgétisées.
Lucidité, enfin, sur les limites d’un système qui ne peut se proclamer universel tout en demeurant sourd aux contextes qu’il prétend évaluer.
Ce sursaut d’objectivité n’est pas un privilège demandé. C’est une condition de cohérence — pour nous, pour nos partenaires, et pour toutes les économies émergentes qui, demain, entreront à leur tour dans le champ d’examen.
Notre pays mérite d’être évalué pour ce qu’il est, pour ce qu’il corrige, pour ce qu’il entreprend.
Ni plus, ni moins.

