Le webinaire organisé le 27 novembre par ERI et Financial Afrik sur le virement de masse et le paiement instantané dans l’espace UEMOA a montré que l’Afrique est entrée dans une révolution silencieuse de ses systèmes de paiement, à la croisée de la technologie, de la régulation et des modèles économiques. Synthèse.
S’appuyant sur l’exemple du Maroc, où le paiement instantané a été mis en production en 2023 avec un délai de traitement complet limité à 20 secondes – contre 3 secondes en France –, Dominique d’Arrentières, Business Solution Manager chez ERI Bancaire, rappelle que « sur la première année, environ 6 millions de virements instantanés ont été traités ; l’année suivante, le volume a doublé, et à la mi-2025, on avait déjà atteint les volumes de toute l’année 2024 », preuve d’une appropriation massive par la clientèle. Mais ce succès a un prix : au Maroc, la gratuité initiale a été abandonnée au profit d’un modèle tarifaire laissé à l’appréciation des banques, ce qui préfigure les tensions à venir entre inclusion financière, pression concurrentielle des fintechs et soutenabilité économique pour les établissements de crédit.
D’un point de vue technique, la bascule vers l’instantané impose une véritable mue des systèmes d’information : « Le système de la banque doit dialoguer en temps réel avec tout un écosystème en amont et en aval, être robuste, rapide, ouvert, et disponible 24h/24 et 7j/7 », insiste Dominique d’Arrentières, en évoquant les tests d’homologation, la capacité à traiter plusieurs opérations par seconde, la minimisation des plages de maintenance, les architectures de secours en actif–actif et la nécessité d’API performantes pour capter des flux qui, hier encore, échappaient aux banques au profit des réseaux de mobile money et de la monétique.
Ancien banquier et spécialiste de la banque digitale devenu CEO de Lomé Business School, Fulgence AMANI replace cette transformation dans une logique d’écosystème : « Nous entrons dans une phase à la fois de complexification et de simplification : la complexification est côté systèmes, la simplification est côté client. » Selon le panéliste, la véritable rupture vient de l’introduction d’un identifiant unique et des alias, qui créent un langage commun entre banques, fintechs et émetteurs de monnaie électronique, là où l’univers était auparavant fragmenté entre RIB bancaires et codes propres aux acteurs extra-bancaires. Mais l’enjeu le plus stratégique se situe désormais au niveau informationnel : « Ce que le paiement instantané apporte, et qui va compenser la pression sur les revenus transactionnels, c’est la donnée. La donnée correctement captée, structurée et exploitée vaudra de l’or pour le scoring, l’analyse de risque et les nouveaux modèles de crédit. »
Ce que le paiement instantané apporte, et qui va compenser la pression sur les revenus transactionnels, c’est la donnée
En parallèle, cette révolution crée un besoin massif de compétences nouvelles – data, cybersécurité, architectures d’API, risk analytics – que des écoles comme Lomé Business School commencent à intégrer au cœur de leurs cursus, la finance ne pouvant plus être enseignée sans le digital. Pour Harold Coffi, Directeur Général de Société Générale Sénégal, le ton est tout aussi clair : « Il faut l’admettre : c’est une révolution. Comme l’a été, il y a vingt ans, la monétique interbancaire avec le GIM-UEMOA. Aujourd’hui, la Banque Centrale initie une deuxième révolution. » Trois grands défis se profilent pour les banques : d’abord la sécurité informatique dans un environnement désormais interopérable avec des fintechs et des émetteurs de monnaie électronique ; ensuite la gestion de la liquidité, car « un client peut aujourd’hui vider son compte en quelques secondes au profit d’un wallet, 7 jours sur 7 et 24h sur 24 », ce qui bouleverse la notion de “float” résiduel et impose une gestion fine des réserves ; enfin, la rentabilité, les exigences de gratuité sur une partie des transactions remettant en cause des poches de revenus historiques. Pou autant, Harold Coffi refuse toute lecture défensive et plaide pour une approche de coopération avec les nouveaux acteurs : «Les acteurs du mobile banking ne sont pas nos ennemis. Ils ont été agiles et pionniers. Le vrai sujet, c’est la complémentarité. Si les banques ne se transforment pas, elles peuvent disparaître. Mais si nous collaborons, le client sera le grand gagnant. Tout ce qui facilite le paiement doit être considéré comme un avantage pour l’avenir. »
Au cœur du dispositif, la BCEAO joue un rôle d’architecte et de pédagogue, avec un déploiement progressif via des pilotes, une sandbox et des exigences graduelles en matière d’agrément. Sur la conformité, la barre est placée haut : dispositifs robustes de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, KYC effectif, gouvernance dédiée et arsenal de sanctions allant du blâme au retrait d’agrément pour garantir un environnement sécurisé. En toile de fond, les panélistes voient déjà se dessiner la prochaine vague : généralisation des virements de masse en zone UEMOA, montée en puissance de use cases dans l’assurance, la sphère publique et la collecte de recettes, développement de véritables “marketplaces bancaires” via les applications mobiles, meilleure traçabilité de l’épargne et, à terme, paiements transfrontaliers plus fluides entre zones monétaires africaines et avec l’étranger. « Plus les plateformes sont efficaces, plus elles s’ouvrent à de nouveaux services : request-to-pay, account-to-account, wallets bancaires, acquisition commerçant, e-commerce. La créativité sera immense, avec une condition : que tout reste maîtrisé en termes de sécurité, de fraude et de conformité », résume Dominique d’Arrentières.
Au final, le virement de masse et le paiement instantané n’apparaissent pas comme de simples innovations de canal, mais comme le cœur d’un changement de paradigme qui touche à la fois la technologie, la régulation, les modèles économiques, les compétences humaines et la relation client. Une révolution silencieuse, certes, mais désormais irréversible.

