Il faut que le monde s’africanise et que l’Afrique s’internationalise !
Au moment où l’Afrique et l’Europe redéfinissent les contours d’un partenariat économique mis au défi par les tensions géopolitiques et les recompositions industrielles, deux voix majeures du secteur privé livrent leur vision. Baidy Agne, Président du patronat sénégalais et nouvellement élu à la tête de Business Africa, et Benoît Chervalier, banquier d’affaires, Vice-Président Afrique du MEDEF International et Président du réseau Afrique de Business Europe, croisent leurs perspectives sur les priorités du continent : souveraineté économique, montée en puissance des acteurs locaux, relocalisation des chaînes de valeur, financements, et rôle structurant des entreprises dans la nouvelle architecture afro-européenne. À Luanda, les deux responsables appellent à un dialogue refondé, lucide et ambitieux.
Vous vous retrouvez à Luanda dans le cadre du sommet Union européenne/Union africaine des Chefs d’État et de gouvernement qui se tient en Angola les 24-25 novembre 2025 dans un contexte géopolitique bouillonnant. Pour paraphraser le titre du livre de Benoît Chervalier, que peut-on réellement attendre de ce sommet?
Benoît Chervalier: Les sommets UA/UE se tiennent tous les trois ans, de manière alternative sur le continent européen et le continent africain. Le dernier s’est tenu début 2022 à Bruxelles, quelques jours avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, soit une éternité compte tenu de l’évolution de l’horloge géopolitique. Les chocs et les urgences se succèdent : choc climatique, choc technologique, choc géopolitique, pour ne citer qu’eux. Les pays européens, comme les pays africains se trouvent souvent dans la même situation : ils les subissent plus qu’ils ne les choisissent.
Dans ce contexte, l’attente de ce sommet est forte pour établir un diagnostic, trouver des solutions. Parmi elles, le secteur privé, le monde des entreprises est en première ligne. Et je suis convaincu que les solutions émanent de plus en plus du terrain, des entreprises, des agents et opérateurs économiques. C’est pourquoi l’ensemble des patronats, des fédérations professionnelles de grande comme de petites et moyennes entreprises, des chambres de commerce, des conseils des affaires, européens et africains, se retrouvent pour porter ce message. Aux institutions et aux Etats d’apporter le cadre et les règles dans leurs décisions et la flexibilité et le pragmatisme dans leurs mises en œuvre.
Baidy Agne : Effectivement, nul n’ignore aujourd’hui que nous entrons dans une nouvelle ère où le Monde se divise, se reconstruit en nouveaux blocs, et invite les Nations à faire face à des enjeux de souveraineté économique et de défense nationale sans précédent, mais aussi d’intolérance, de discrimination et d’obscurantisme. Alors je dirais que ce Sommet permet à deux Continents (Afrique-Europe) qui partagent une histoire, ainsi que des liens économiques et commerciaux d’envisager l’avenir avec sérénité ainsi que de partager une vision prospective pour le mieux-être et le mieux vivre des citoyens africains et des citoyens européens.
Maintenant, il est important que lors du Sommet que chaque continent écoute l’autre continent, la voix de son peuple et de son secteur privé… Se parler, bien s’écouter et se comprendre mutuellement permettront l’atteinte des objectifs de ce Sommet.
N’est-il pas temps d’ouvrir un nouveau chapitre, voire une nouvelle histoire entre les deux continents et que les entreprises ont un rôle particulier à jouer?
Baidy Agne : Nous n’avons pas le choix et il ne saurait en être autrement… Sur le plan de la coopération économique, l’Europe doit prendre en compte les nouvelles orientations et priorités de la gouvernance économique, financière et sociale en Afrique, notamment :
- un contenu local, régional et continental plus inclusif ;
- un besoin de souveraineté plus affirmé dans des secteurs stratégiques et porteurs de croissance ;
- une diversification de ses pays-partenaires en privilégiant l’offre la plus avantageuse économiquement et ayant des effets d’entrainement sur son secteur productif.
Benoît Chervalier : Il est certain que nos pays (ie africains et européens) partagent de nombreuses aspirations communes, en particulier celles d’être libres. Libres de leurs choix, de leurs alliances, de leurs partenariats. Je dirais – pour faire écho à mon livre-, c’est qu’attend l’Afrique et ce qu’attend l’Europe. Le secteur privé, de la plus grosse entreprise à la plus petite, partage cette préoccupation et ces défis. Il faut de l’audace et du courage pour les affronter. Or, la prise de risque, c’est ce qui caractérise précisément le monde de l’entreprise. Il faut donc lui donner la liberté et la latitude pour l’exercer pleinement.
Qu’est ce que le secteur privé africain et le secteur privé européen peuvent faire ensemble?
Benoît Chervalier: Cela commence par un dialogue permanent et riche, tant au niveau des personnes que des structures. Entre le Président Agne et moi-même, c’est la relation de la forte proximité, de la confiance et de la recherche d’intérêts mutuellement bénéfiques. Cette dynamique est portée par nos membres et les différents patronats nationaux entre eux. Les visites de délégation dans un sens comme dans l’autre sont denses et fréquentes et cherchent à augmenter nos niveaux d’activité respectifs.
L’Union européenne est le premier partenaire commercial avec plus de 400 milliards d’euros l’année dernière et le premier investisseur en Afrique. J’ajoute qu’il s’agit bien sûr d’augmenter le commerce comme l’investissement européen mais également le commerce et l’investissement des pays africains en Europe. C’est ce que font certaines grandes entreprises comme le sud-africain Naspers ou encore le fonds dédié d’Africinvest, un des grands acteurs du capital investissement sur le continent. Je suis convaincu qu’il faut que le monde s’africanise et que l’Afrique s’internationalise.
Enfin, rien n’est possible sans un climat des affaires stable, solide et transparent. C’est la première responsabilité des acteurs publics pour que le secteur privé joue pleinement son rôle : créer de la richesse pour générer des revenus fiscaux permettant à l’Etat de satisfaire pleinement ses missions ; innover pour construire un futur meilleur et croire en l’avenir ; recruter pour créer des emplois et offrir des perspectives à la jeunesse.
Baidy Agne : Si je m’adresse au secteur privé africain, je dirais que le grand défi pour l’Afrique, c’est la valorisation de nos ressources sous-exploitées. Regardons notre capital naturel. L’Afrique abrite 30 % des réserves minérales mondiales et pourrait capter plus de 10 % des 16 000 milliards de dollars de revenus prévus avec les principaux minéraux verts d’ici à 2030.
Regardons notre capital humain… L’âge médian de 19 ans sur le continent représente un dividende démographique qui pourrait ajouter 47 milliards de dollars au PIB africain.
Regardons notre capital financier… Nos actifs des fonds de pension ont atteint 1.100 milliards de dollars, alors que nos transferts de fonds officiels pourraient atteindre 500 milliards de dollars d’ici à 2035 si les coûts de transfert sont réduits. Et je partage pleinement ce que dit Benoît Chervalier dans son livre quand il évoque le rôle et l’utilisation de ces fonds institutionnels africains et de l’épargne européenne dans la croissance de nos économies.
Et enfin regardons notre capital commercial… La mise en œuvre intégrale de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF) pourrait accroître les exportations de 560 milliards de dollars ainsi que les revenus du continent de 450 milliards de dollars d’ici à 2035.
La demande d’investissements est là… En ma qualité de Président de Business Africa, j’invite notre secteur privé africain à développer des co-investissements entre privés africains, mais aussi à nouer dès à présent des alliances stratégiques avec nos pairs du secteur privé européen.
Maintenant si je m’adresse à nos partenaires privés européens, je dirais que sur le plan du partenariat d’affaires entre l’Union Européenne et l’Afrique, l’avenir réside dans la participation des entreprises européennes :
- Au relèvement des capacités de production de l’Afrique.
- A la valorisation de son potentiel agricole, énergétique et minier.
- Au développement de ses infrastructures de dernière génération.
- Au développement de son écosystème numérique & fintech.
- A l’interconnexion du marché intra-africain dans le domaine des transports terrestres, maritimes et aériens.
- Au transfert de technologies, au développement des compétences et à la formation des jeunes.
Mais aussi il faudra que l’Europe s’interroge davantage sur les facilitations à mettre en œuvre pour les voyages d’affaires et de formation du personnel des entreprises africaines. Nous sommes aujourd’hui dans un environnement des affaires de plus en plus concurrentiel et centré sur la question de la mobilité géographique. C’est essentiel si nous voulons plus d’alliances stratégiques de partenariat d’affaires.
La jeune Afrique et la vieille Europe doivent affronter des défis simultanés d’une ampleur inédite que ce soit d’ordre démographique, éducatif ou climatique pour ne citeux qu’eux? Les mouvements récents de la Gen Z l’ont illustré. Quel message dans ce contexte adresser à l’égard de la jeunesse?
Baidy Agne: Je dirais que nous devons tous bien comprendre que « Peur, Incertitudes du lendemain, emplois, pouvoir d’achat et revenus décents » animent aussi bien la jeunesse africaine que la jeunesse européenne. Et pourtant nous avons une Jeunesse formidable, innovante et responsable. Notre Jeunesse ne nous demande qu’une chose : Aidez-nous à mieux nous insérer, faîtes-nous davantage confiance…. Alors à notre Jeunesse, je dirais : notre engagement, celui de l’Entreprise, vous l’avez.
Il est de la responsabilité de l’Entreprise citoyenne de donner à notre Jeunesse des formations qualifiantes, de contribuer à rendre plus efficient notre dispositif d’insertion des jeunes en milieu professionnel, et de soutenir le potentiel entrepreneurial. Nous avons l’obligation d’être à l’écoute de notre jeunesse, ainsi que de la protéger contre toute précarité et exclusion sociale. Oui, avoir un « Emploi » ce n’est pas simplement bénéficier d’un contrat de travail et d’un salaire… C’est bien plus que cela… C’est trouver sa place dans la société… Cette dignité humaine qui ne peut laisser indifférent toute entreprise citoyenne.
Business Africa est aux côtés de notre jeunesse pour apporter des réponses durables aux fractures économiques, financières et sociales à l’échelle du Monde.
Alors je dirais à notre jeunesse « Rien ne sera plus comme avant » dans nos modes de production et de consommation pour votre « mieux-être » et votre « mieux-vivre ». Les réformes qui s’imposent nous les partageront dans le cadre d’un dialogue public/privé constructif dans le cadre de ce Sommet.
Benoît Chervalier: Je partage pleinement ce que dit Baidy Agne. Derrière l’asymétrie démographique se cache une réalité commune : celle d’assurer un lien intergénérationnel et un défi majeur : fournir aux jeunes des perspectives d’avenir et d’espérance ; sans quoi les motifs de mécontentement, voire de conflits n’iront qu’en croissant.
Par ailleurs, il n’y a pas une jeunesse mais des jeunesses : nantie ou démunie, mobile ou sédentaire ; éduquée ou marginalisée. Notre génération a une responsabilité majeure, selon moi, sur ces sujets. La réponse est complexe et plurielle : elle consiste à développer de manière massive les formations techniques et technologiques pour développer le savoir-faire et le savoir-être dans un monde où il faudra s’adapter sans cesse ; de repenser profondément notre manière d’enseigner et d’apprendre à l’aune de l’intelligence artificielle ; de mettre le monde de l’entreprise au cœur de tout projet de société. Il n’est plus possible que des jeunes puissent atteindre un niveau de BAC+5 dans plusieurs formations sans jamais avoir mis un pied dans une entreprise et être confronté à la réalité. De la même manière, nos sociétés ont besoin de toute la jeunesse et ne peuvent raisonner qu’en termes d’accès à l’enseignement supérieur. Cela vaut d’ailleurs tant en Europe qu’en Afrique. Là encore, il faut partir, voire repartir du terrain pour en dégager une vision globale, pragmatique et cohérente. Les entreprises sont prêtes à jouer pleinement leur rôle dans ce cadre.

