On croyait Es-Semara condamnée au sable et au souvenir des caravanes ; la voici propulsée au rang d’avant-poste géo-économique marocain, à la veille du cinquantenaire de la Marche Verte. Dans cette ville située à 200 kilomètres à l’est de Laâyoune, où l’on croisait jadis le sel, l’or et la gomme arabique, se dessine désormais un projet autrement plus structurant : restituer au Sahel un accès souverain à l’Atlantique, en reliant Es-Semara à Zoueratt puis au cœur sahélien — Tombouctou, Bamako, Niamey, N’Djamena.
Au centre de ce récit, une équation simple que les chancelleries feignent trop souvent d’ignorer : sans corridors, pas de commerce ; sans ports, pas de prospérité ; sans logistique, pas d’intégration. Lorsque l’Afrique perd 30% de la valeur de ses marchandises en frais logistiques — contre 8% en Europe et 10% en Asie — il ne s’agit plus d’un handicap, mais d’une condamnation. Au Tchad, pays continental par excellence, le port le plus proche se trouve à 1 600 kilomètres ; faire voyager une tonne de marchandise coûte près de 120 dollars, pour un transit péniblement compris entre 7 et 15 jours. Qu’on ne s’étonne pas, ensuite, du coût du pain ou du ciment.

L’initiative marocaine, dévoilée depuis Es-Semara, entend renverser ce paradigme. Un corridor transsaharien, structuré autour du tronçon Es-Semara–Zoueratt — maillon manquant de la dorsale atlantico-sahélienne — viendra reconnecter la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad à un réseau portuaire parmi les plus compétitifs du continent : Tanger Med, Casablanca, Jorf Lasfar, Agadir, Laâyoune, Dakhla Atlantique. À la clé, une réduction de distance de 20 à 25% vers le Sahel, soit deux à quatre jours gagnés pour les longues liaisons. En logistique, c’est une décennie de rattrapage en un trait de crayon.
La vision ne s’arrête pas au bitume. Postes frontières à guichet unique (OSBP), zones franches, chaînes du froid, ateliers pour poids lourds, bureau de liaison de la Chambre française de commerce, présence active de la Chambre africaine du commerce : tout concourt à transformer un axe économique en couloir de développement, pour reprendre les mots du gouverneur d’Es-Semara, Ibrahim Boutoumilat. C’est là que l’histoire rejoint la géopolitique : après avoir sécurisé son flanc atlantique et projeté Tanger Med comme hub global, le Maroc étend sa profondeur stratégique vers le Sahel, assumant une vocation de tête de pont atlantique du continent.
Ce pari n’a rien d’extravagant. Le monde en regorge d’exemples : Khorgos, jadis no man’s land kazakh-chinois, devenu plateforme de 20 millions de tonnes grâce à un système douanier intégré ; Duqm, port omanais transformé en ville nouvelle de 25 000 habitants ; Iquique, au Chili, dont le statut de zone franche a triplé la population en trente ans. Les corridors, lorsqu’ils sont pensés, financés, protégés, deviennent des machines à croissance. Lorsqu’ils sont oubliés, ils deviennent des frontières mentales, puis sociales, puis sécuritaires.
L’Afrique souffre moins d’un problème de ressources que d’un problème d’aménagement du territoire. Ses villes encombrent le littoral, ses richesses dorment à l’intérieur, ses routes hésitent, ses ports triment, ses camions s’usent, ses rêves attendent. En traçant ce nouvel axe Es-Semara–Zoueratt, le Maroc ne dessine pas une route : il réactive une ambition continentale, celle de relier les peuples plutôt que de juxtaposer les enclaves. Les caravanes y passaient ; demain, les flux agro-industriels, miniers, énergétiques, logistiques et numériques y circuleront.
Là réside peut-être la véritable révolution silencieuse du Sahara : non pas conquérir l’espace, mais le connecter.

