Bien que cette affaire doive être considérée séparément des défis judiciaires multiformes auxquels fait face l’ancien président français Nicolas Sarkozy, elles constituent toutes deux des indicateurs majeurs du recentrage de la justice française sur la lutte contre la corruption impliquant des figures de premier plan. Les derniers développements du procès imminent d’un général de l’Armée de l’air française à la retraite et d’un fonctionnaire européen, accusés d’un présumé trafic d’influence dans le cadre d’un projet de complexe diplomatique de 100 millions d’euros à Mogadiscio, en Somalie, relèvent moins d’une procédure judiciaire routinière que du témoignage d’une campagne acharnée menée par un seul homme : Abshir Aden Ferro.
L’homme d’affaires et homme politique franco-somalien se bat depuis près de dix ans pour dénoncer la corruption présumée au cœur d’un important appel d’offres de l’Union européenne. Une bataille qu’il relie directement à son effort plus large visant à restaurer la bonne gouvernance et l’intégrité dans son pays d’origine. Le Parquet national financier (PNF) enquête activement sur les accusations portées par Abshir Aden Ferro, soulignant la compétence extraterritoriale de la France dans les actes de corruption présumés commis à l’étranger par ses ressortissants.
L’étincelle du scandale
Toute l’affaire, surnommée « Somaligate » comme l’avait déjà rapporté Financial Afrik, a éclaté publiquement après un enregistrement clandestin en novembre 2015. Abshir Aden Ferro, dont les sociétés étaient impliquées dans l’appel d’offres, aurait quitté une réunion du consortium Rapid — le groupe français qui a remporté le contrat — après avoir entendu l’ex-général Cyrille C. évoquer une supposée commission de 2 % destinée à un intermédiaire en échange de l’attribution du contrat.
La réaction immédiate de Ferro fut de passer à l’action : il a déposé une plainte pour corruption auprès du PNF en avril 2016. Cet acte unique de dénonciation a déclenché une enquête longue de neuf ans qui a fini par conduire le PNF à réclamer un procès pénal. La note de synthèse finale du PNF, signée en septembre 2025, recommande que plusieurs parties soient renvoyées devant le tribunal correctionnel de Paris pour des « atteintes graves à la probité ».
Bien qu’aucune date de procès n’ait encore été fixée, les accusations décrivent un réseau complexe de comportements présumés illicites. Les enquêteurs allèguent qu’en sa qualité de lobbyiste pour Rapid, l’ex-général Cyrille C. — qui devrait être jugé pour trafic d’influence — aurait bénéficié et fourni des informations non autorisées, non communiquées aux autres candidats, afin de garantir l’attribution du marché. Cette accusation repose notamment sur l’enregistrement secret mentionnant la commission de 2 %.
Autre protagoniste de ce récit digne d’un roman d’espionnage, le fonctionnaire européen Gérard H. est soupçonné de prise illégale d’intérêts. L’enquête le relie à Cyrille C. par la location d’un bien, des parcours professionnels croisés et des liens financiers via une société-parapluie, suggérant un conflit d’intérêts dans son rôle clé de supervision de l’appel d’offres au sein du Service européen pour l’action extérieure (SEAE).
Selon les documents judiciaires, le PNF souhaite également poursuivre trois responsables d’entreprise de l’époque pour trafic d’influence, ainsi que les trois sociétés elles-mêmes en tant que personnes morales. Cette démarche découle d’e-mails envoyés par Cyrille C. à ces dirigeants mentionnant des « réunions discrètes » avec un intermédiaire, le PNF estimant que leur absence de réaction équivaut à une complicité dans le stratagème présumé.
Une croisade politique contre la corruption
Pour Abshir Aden Ferro, la bataille judiciaire en France dépasse largement un simple contrat de construction : elle constitue un front crucial de sa campagne politique pour devenir un acteur de changement en Somalie. Ferro est candidat à l’élection présidentielle somalienne de 2026, avec un programme axé sur la mise en place d’une démocratie effective (« un homme, une voix »), l’élimination du groupe militant Al-Shabaab et l’éradication de la corruption systémique qu’il estime gangrener son pays.
« Je suis très fier d’être surnommé ‘Monsieur Propre’ dans cette campagne », a-t-il déclaré vendredi depuis son hôtel parisien, lors d’un échange avec des journalistes. S’il évoque fréquemment l’affaire « Somaligate », c’est, dit-il, pour « mettre en lumière les connivences supposées et le manque de transparence des actions extérieures des institutions européennes en Afrique ».
En dénonçant les agissements présumés de responsables européens et d’une haute figure militaire française, Ferro entend rallier du soutien à sa vision d’une Somalie propre, bien gouvernée, et à l’abri de l’exploitation par l’aide internationale et les influences étrangères. Il rappelle ainsi une clause de l’appel d’offres — qui avait choqué même son épouse française — stipulant qu’après la construction, l’entreprise « ne devra pas employer de ressortissants somaliens ou de personnes d’origine somalienne », une clause jugée discriminatoire et illégale. Il a d’ailleurs remporté une action devant le tribunal de commerce à ce sujet. Avant même sa plainte auprès de l’OLAF et du PNF, African Sky, le second soumissionnaire, avait déjà déposé sa propre plainte en 2019.
Le long chemin vers la justice
Malgré six procès en diffamation — tous remportés — et des menaces contre sa vie et celle de sa famille, l’entrepreneur franco-somalien affirme publiquement sa détermination à poursuivre l’affaire, établissant des parallèles avec le « Qatargate » ou d’autres scandales européens d’envergure pour plaider des réformes structurelles.
Aucune date précise n’a encore été annoncée pour le procès de l’ex-général Cyrille C. et du fonctionnaire européen Gérard H. « Le PNF a signé la note de synthèse finale en vue d’un renvoi devant le tribunal correctionnel de Paris en septembre 2025, mais la programmation des audiences reste en attente. Cela devrait probablement avoir lieu en 2026 », a déclaré Me Xavier Argenton lors d’un échange téléphonique.
Alors que les prévenus se préparent au procès, ils devront faire face à un dossier d’accusation reposant largement sur la plainte initiale et l’enregistrement secret qu’Abshir Aden Ferro a eu le courage de révéler. Son combat constitue un effort rare et persistant, mené par une figure politique africaine, pour utiliser les systèmes judiciaires européens afin de contester une corruption présumée liée à des projets sur le continent africain, faisant de lui un symbole de la lutte pour la probité dans les affaires internationales.
« Oui, cela coûte cher, et je ne suis même pas certain d’être un jour remboursé de mes frais juridiques. Mais c’est le prix de la justice, et elle n’a pas de prix », conclut-il.

