Par M. Raphael NKOLWOUDOU AFANE, Docteur en droit, Legal Ops Officer et Musicien amateur (Les RELAXES du Barreau de Paris)
L’accord conclu en octobre 2025 entre Universal Music Group (UMG), le plus grand major de la musique, et UDIO, une plateforme d’IA générative spécialisée dans la création musicale, est bien plus qu’un simple partenariat technologique. Il représente une rupture paradigmatique avec le modèle conflictuel qui prévalait jusqu’alors entre les titulaires de droits et les développeurs d’IA. Alors que les dernières années ont été marquées par une multiplication d’actions en justice pour contrefaçon présumée (notamment les affaires contre Stability AI, Anthropic, ou les plaintes déposées par UMG elle-même contre Anthropic), cet accord inaugure une ère nouvelle fondée sur la licence préalable et systémique. Il ne s’agit pas d’un simple règlement amiable, mais d’un cadre juridique et économique prospectif qui redéfinit les règles du jeu pour l’exploitation des œuvres dans l’ère de l’IA. Ce modèle, qui sera déployé via une plateforme par abonnement en 2026, pourrait devenir une référence pour l’ensemble de l’industrie musicale, en conciliant création algorithmique et respect des droits des créateurs.
Pour l’Afrique, il s’agit d’un accord stratégique qui pourrait redéfinir l’avenir de l’Afrobeat et des autres musiques dites « World music » d’origine africaine à l’ère de l’IA musicale. En effet, l’accord entre Universal Music Group et la start-up Udio représente à la fois une opportunité de diffusion mondiale et un défi juridique majeur en matière de propriété intellectuelle.
Avec une croissance annuelle estimée à 18 % sur les plateformes de streaming, l’Afrobeat et d’autres musiques africaines s’imposent comme des genres les plus dynamiques du marché mondial. Des artistes comme Burna Boy, Rema ou Ayra Starr cumulent des milliards d’écoutes, et les majors comme Universal investissent massivement dans les catalogues africains. En 2023, UMG a renforcé sa présence en Afrique via sa filiale UMG Africa, avec des bureaux à Lagos, Abidjan et Johannesburg.
Dans notre précédente Tribune datée du 23 juin 2025 – Financial Afrik – Quand l’algorithme chante, le musicien déchante, nous prévenions que « sans règles claires, le silence de demain ne sera plus d’or : il sera synthétique, déshumanisé et tragiquement vide ». Cet accord dessine un nouvel horizon. En effet, ce dispositif inédit ambitionne de concilier innovation technologique et respect des droits des créateurs, tout en offrant aux utilisateurs une expérience personnalisée de création, de diffusion et de partage musical dans un cadre juridiquement sécurisé.
I. La Fin de la Logique de Contrefaçon : Le Passage de la Rétroaction à l’Alimentation Prédictive
Le droit d’auteur traditionnel est essentiellement rétrospectif : il intervient a posteriori pour sanctionner une utilisation non autorisée. L’IA générative, en s’entraînant sur des données protégées, a placé les acteurs dans un flou juridique où la qualification de « copie illicite » pour l’étape d’apprentissage était au cœur des débats.
A. La Légalisation de l’Apprentissage Machine (Training)
L’accord Universal-UDIO valide et légalise explicitement le processus de training. UMG accorde à UDIO une licence pour utiliser son immense catalogue (le « corpus de formation ») afin d’entraîner ses modèles d’IA. Ce geste résout la question épineuse de la licéité de la phase d’apprentissage, non pas par une exception juridique incertaine (comme le « fair use » aux États-Unis ou l’exception de text and data mining en Europe), mais par un consentement contractuel et rémunéré. Il transforme les œuvres, auparavant perçues comme de simples inputs potentiellement contrefaisants, en actifs de données licenciables.
B. La Création d’un « Droit à Former » (Right to Train)
En coulisses, cet acte consacre l’émergence d’un nouveau droit économique implicite pour les titulaires de droits : le « droit à former » (right to train). Ce n’est pas un droit prévu par le code de la propriété intellectuelle, mais il devient une prérogative négociable de facto. UMG ne vend pas seulement des streams de musique ; il vend l’accès à ses œuvres en tant que fondement de l’intelligence des futures plateformes de création. Cela représente une nouvelle source de valorisation, directe et massive, pour le patrimoine musical. Par exemple, un nouveau titre fictif Afrobeat/Reggae « The year of return » par un possible duo Fela Kuti-Bob Marley,vantant l’intérêt croissant des afrodescendants pour l’Afrique, pourrait davantage perpétuer l’influence de ces deux pionniers auprès des jeunes générations.
II. L’Émergence d’un Nouveau Modèle Économique et de Gouvernance
Au-delà de la simple licence, l’accord instaure un cadre économique et éthique qui pourrait devenir la norme.
A. Un Modèle de Redistribution Inédit
L’accord prévoit une rémunération pour UMG et, par extension, ses artistes. Il ne s’agit pas seulement d’une redevance forfaitaire, mais probablement d’un modèle de partage des revenus générés par la plateforme UDIO. Cela crée un lien de causalité économique direct entre la création générée par l’IA et la rémunération des créateurs humains qui ont rendu cette IA possible. C’est une réponse concrète à la demande historique des ayants droit d’être associés aux revenus des technologies qui exploitent leurs œuvres.
B. La Mise en Place d’une Gouvernance Collaborative et de Mesures de Transparence
L’accord inclut un engagement à développer des outils de « traçabilité » des contenus générés. Concrètement, UMG et UDIO travailleront ensemble à des systèmes, potentiellement basés sur le watermarking (marquage) ou l’empreinte numérique, pour identifier si une création d’UDIO a utilisé des éléments protégés par le catalogue d’Universal. Cette collaboration est révolutionnaire : le titulaire de droits n’est plus un policier extérieur, mais un partenaire intégré dans la conception des garde-fous technologiques. Cela permet une protection proactive bien plus efficace que les actions en justice a posteriori.
III. Les Implications Prospectives : Vers une Normalisation et de Nouveaux Défis
L’accord Universal-UDIO n’est pas isolé ; il s’inscrit dans une série de partenariats similaires (comme celui entre Warner Music et YouTube) et annonce une normalisation du marché.
A. La Consécration d’un « Modèle à Deux Vitesses »
Cet accord consacre un futur à deux vitesses pour les acteurs de l’IA :
1. Les acteurs « licenciés » comme UDIO, qui auront un accès privilégié, légal et qualitatif aux catalogues des majors, leur permettant de développer des modèles plus performants et éthiques.
2. Les acteurs « non-licenciés » (indépendants ou « pirates »), qui devront se contenter de données libres de droits ou de qualité moindre, et resteront exposés à un risque juridique élevé.
Cette distinction créera une barrière à l’entrée considérable, consolidant le pouvoir des majors et des premiers acteurs de l’IA ayant signé des accords.
B. Les Défis Persistants et les Limites du Modèle
Ce nouveau paradigme n’est pas sans soulever de nouvelles questions :
• La Fracture Numérique des Ayants Droit : Seuls les plus gros détenteurs de catalogues (les majors) ont le pouvoir de négocier de tels accords. Qu’en est-il des labels indépendants et des artistes auto-produits ? Le risque est de créer une nouvelle forme de concentration des richesses.
• Le Statut des Œuvres « Orphelines » ou Hors Accord : Les modèles d’IA s’entraîneront toujours sur l’ensemble du web. La licence Universal-UDIO ne couvre que le catalogue d’UMG. La question de l’utilisation des œuvres non licenciées reste entière.
• Le Droit d’Auteur sur les Sorties de l’IA : Si l’accord règle la question de l’input, celle de l’output (la musique générée) reste à préciser. Qui est l’auteur ? La machine, l’utilisateur, le développeur de la plateforme ? L’accord pourrait prévoir des clauses spécifiques sur l’attribution et l’exploitation de ces œuvres dérivées.
C. Ce que doivent anticiper les producteurs et artistes d’Afrobeat et des autres musiques africaines
L’accord Universal-Udio pourrait permettre à l’Afrobeat particulièrement de s’exporter encore plus largement, en intégrant des outils de création IA accessibles à tous. Mais cette expansion ne doit pas se faire au détriment des droits des créateurs africains. Il est essentiel que les artistes soient associés aux négociations, que leurs œuvres soient protégées, et que les modèles économiques soient équitables.
• 1. Préserver la valeur culturelle et stylistique du genre L’Afrobeat repose sur des rythmes complexes, des influences multiples (highlife, jazz, hip-hop) et une forte identité régionale. Les artistes doivent veiller à ce que l’IA ne dilue pas cette richesse en générant des contenus stéréotypés ou décontextualisés.
• 2. Négocier des licences claires et rémunératricesLes producteurs doivent s’assurer que leurs œuvres utilisées pour entraîner les IA soient couvertes par des contrats transparents, incluant des redevances proportionnelles à l’usage.
• 3. Revendiquer des droits voisins sur les œuvres générées Si une IA génère un morceau à partir du style ou de la voix d’un artiste Afrobeat, celui-ci pourrait revendiquer un droit voisin, même si l’œuvre est nouvelle.
• 4. S’organiser collectivement Les labels et collectifs africains gagneraient à créer des entités de gestion collective pour négocier avec les plateformes IA, à l’image des sociétés de gestion des droits d’auteur.
IV. Les risques de contrefaçon à anticiper
Malgré ces garde-fous, plusieurs risques juridiques subsistent :
• Reproduction non intentionnelle : L’IA pourrait générer des œuvres trop proches d’originaux protégés, entraînant des litiges en contrefaçon.
• Prompting détourné : Des utilisateurs pourraient volontairement inciter l’IA à reproduire des styles ou des voix spécifiques, contournant les mécanismes de protection.
• Flou sur la titularité des œuvres générées : La question de savoir si une œuvre générée par IA est protégeable et à qui elle appartient reste juridiquement ouverte.
V. Quel avenir pour le droit d’auteur dans ce nouveau paradigme ?
Ce modèle appelle à une refonte du droit d’auteur :
• Reconnaissance des œuvres générées par IA : Le droit devra clarifier si et comment une œuvre générée par IA peut être protégée, et sous quelles conditions (intervention humaine, originalité, etc.).
• Nouveaux droits voisins : Les artistes-interprètes pourraient bénéficier de droits voisins sur les œuvres générées à partir de leur voix ou style, même si l’œuvre est nouvelle.
• Modèles de rémunération hybrides : Des systèmes de micro-licences ou de redevances proportionnelles à l’usage pourraient émerger pour compenser les créateurs dont les œuvres ont servi à entraîner les IA.
• Encadrement législatif européen : Le règlement sur l’IA (AI Act) et les directives sur le droit d’auteur devront intégrer ces nouvelles pratiques pour éviter un vide juridique.
Conclusion : une opportunité de réinventer la propriété intellectuelle
L’accord Universal-UDIO marque un tournant décisif. Il enterre la logique de confrontation judiciaire pour inaugurer une ère de co-régulation contractuelle. Il transforme le droit d’auteur d’un bouclier défensif en une lance offensive pour capturer de la valeur dans la révolution de l’IA. En légalisant et en monétisant le « droit à former », il crée un précédent puissant qui fera probablement jurisprudence dans les négociations à venir. Toutefois, en institutionnalisant un partenariat entre géants, il pose les bases d’une nouvelle oligopolisation de la création musicale, où l’accès aux œuvres du passé deviendra le sésame pour façonner les sons de l’avenir. L’enjeu pour les pouvoirs publics sera désormais de veiller à ce que ce nouveau modèle, s’il se généralise, préserve également l’accès et la rémunération de l’ensemble de la chaîne de création, et pas seulement de ses acteurs les plus puissants.
L’accord entre Universal et Udio ne constitue pas seulement une réponse à un litige : il ouvre la voie à une régulation proactive de l’intelligence artificielle créative. En posant les bases d’un entraînement sous licence, il offre un cadre éthique et juridique à la création musicale algorithmique. Il appartient désormais aux juristes, aux législateurs et aux acteurs culturels de prolonger cette dynamique, en réinventant les fondements du droit d’auteur pour qu’il reste un outil de protection, de reconnaissance et de valorisation des créateurs dans l’ère numérique.

