PAR CHERIF SALIF SY
Économiste politiste, président du Forum du tiers-monde (FTM), Dakar.
Le 13 octobre 2025, le comité Nobel a couronné Philippe Aghion, Peter Howitt et Joel Mokyr pour leurs travaux sur la croissance économique par la destruction créatrice. Une reconnaissance méritée pour trois décennies de recherche brillante. Mais aussi, peut-être, le symptôme d’une cécité collective : récompenser une théorie de la croissance infinie au moment où la planète nous envoie des signaux d’alarme de plus en plus stridents.
Ce Nobel n’est pas qu’une distinction académique. C’est un choix idéologique. Un message au monde : le modèle économique qui nous gouverne depuis quarante ans reste notre meilleure boussole. La destruction créatrice (ce mécanisme par lequel l’innovation détruit sans cesse l’ancien pour créer le nouveau) demeure la clé de notre prospérité future. Le marché sait. Le marché trouve. Le marché sauvera. Mais est-ce bien raisonnable ? Entre admiration pour le génie théorique et lucidité sur les impasses du présent, cette tribune propose un regard sans complaisance sur ce que célèbre vraiment le Nobel 2025.
Schumpeter : l’économiste qui dialoguait avec Marx
En 1942, Joseph Schumpeter publie Capitalisme, socialisme et démocratie. Loin de rejeter Marx, il le considérait comme l’un des plus grands penseurs du capitalisme. Marx avait vu juste sur la nature révolutionnaire du système, sur sa tendance à tout bouleverser. Mais là où Marx prédisait l’effondrement du capitalisme sous ses propres contradictions, Schumpeter proposait une lecture différente : et si ces contradictions étaient précisément son moteur ? Le capitalisme ne progresse pas par amélioration graduelle, mais par vagues de destruction créatrice. La locomotive à vapeur remplace les diligences. L’électricité tue les lampes à huile. Le smartphone enterre Nokia. À chaque fois, c’est brutal pour ceux qui disparaissent. Mais, globalement, nous y gagnons tous : meilleurs produits, prix plus bas, nouveaux emplois ailleurs. Le capitalisme survit en se dévorant lui-même.
Cela invalide-t-il Marx ? Pas si vite. Le capitalisme industriel n’a guère plus de deux siècles. Les crises financières se succèdent. Les inégalités explosent. Le changement climatique interpelle sur la question de la soutenabilité du système. Schumpeter a peut-être décrit comment le capitalisme se régénère, pas démontré qu’il le fera éternellement. Le débat reste ouvert.
Aghion et ses collègues ont passé trente ans à démontrer mathématiquement ce mécanisme schumpétérien. Le résultat ? Dans les pays développés, cette dynamique d’innovation explique l’essentiel de l’enrichissement collectif depuis 1945. Mais est-ce suffisant pour enterrer définitivement les prophéties marxistes ? L’histoire n’est pas finie.
Le problème : l’innovation ne pousse pas toute seule
Regardez l’Afrique, l’Amérique latine, certaines régions d’Asie. Des esprits brillants, des idées à foison, mais une croissance plutôt appauvrissante, puisque les plus pauvres deviennent de plus en plus pauvres. Pourquoi ? Parce qu’une start-up ne survit pas dans un pays où les contrats ne sont pas respectés, où la corruption paralyse tout, où l’État peut saisir vos biens du jour au lendemain.
L’an dernier, le Nobel d’économie était déjà allé à Acemoglu, Johnson et Robinson pour avoir démontré exactement cela : sans bonnes institutions, pas de prospérité. Même avec toutes les idées du monde.
Aghion le sait mieux que personne. Il a lui-même montré que trop peu de concurrence tue l’innovation (pourquoi innover quand on est en monopole ?), mais que trop de concurrence peut aussi la décourager (si votre concurrent vous copie instantanément, à quoi bon investir ?). Il faut des règles du jeu équilibrées, un État qui protège sans étouffer.
Le credo néolibéral : le marché comme solution universelle
Derrière le vocabulaire académique, Aghion incarne une vision économique très claire. C’est un néolibéral convaincu, dans la lignée de Hayek et Friedman, même s’il se présente volontiers comme pragmatique. Pour lui, la solution à nos problèmes réside dans une plus grande concurrence, davantage de marchés et une plus grande flexibilité. Face à la crise climatique, il prône l’innovation sur le marché. Pour lutter contre les inégalités, il propose des formations et une réorganisation des secteurs peu productifs. Quant au chômage, il mise sur la flexibilisation du travail. L’État a un rôle, certes, mais un rôle d’arbitre, de facilitateur. Jamais d’acteur économique direct. Jamais de planification. Le marché sait, le marché trouve, le marché optimise.
Aghion a d’ailleurs été conseiller de plusieurs gouvernements pro-business, défenseur infatigable de la « libération » de l’économie française, pourfendeur des « rigidités » du marché du travail. Son message est constant : faites confiance aux entrepreneurs, dérégulez, laissez la destruction créatrice opérer. Les perdants ? Ils se reconvertiront. C’est le prix du progrès. Cette vision n’est pas neutre. Elle suppose que les mécanismes de marché sont toujours plus efficaces que l’action collective organisée. Que la « main invisible » d’Adam Smith, mise à jour par Schumpeter, résoudra tous nos défis. Même le climat.
Les trois piliers de la réussite
Pensez à la Silicon Valley. Pourquoi là-bas et pas ailleurs ? Certes, il y a des entrepreneurs brillants. Mais il y a aussi Stanford et Berkeley qui forment des ingénieurs de classe mondiale. Un système juridique qui protège les brevets. Des investisseurs prêts à financer l’échec. Une culture qui célèbre la prise de risque. C’est Joel Mokyr, le troisième lauréat du Nobel 2025, qui l’a le mieux documenté : la révolution industrielle n’a pas éclaté partout au même moment. Elle est apparue là où les connaissances scientifiques ont rencontré des sociétés capables de les transformer en innovations commerciales.
La recette de la croissance tient en trois ingrédients : oui, l’innovation schumpétérienne, mais aussi des institutions solides et une population éduquée. Sinon, la destruction détruit sans créer. Les chauffeurs de taxi perdent leur emploi, mais aucun d’entre eux n’est préparé à se reconvertir en développeur ou data analyst.
L’intelligence artificielle : test grandeur nature
Parlons de l’éléphant dans la pièce. ChatGPT, Midjourney, les voitures autonomes : nous sommes en pleine vague schumpétérienne. Aghion l’a dit clairement lors de l’annonce du prix : l’IA promet des gains de productivité colossaux. Mais elle pose aussi des questions inédites. Que fait-on des millions d’emplois menacés ? Comment éviter que quelques entreprises tech monopolisent tous les bénéfices ? Et surtout, comment continuer à innover dans un monde où certains pays tentent de refermer leurs frontières ?
Car voilà le paradoxe actuel : au moment même où Aghion reçoit le Nobel pour avoir démontré l’importance de l’innovation ouverte, le protectionnisme gagne du terrain. Les États-Unis et la Chine se livrent une guerre commerciale. L’Europe hésite entre ouverture et repli. Or la destruction créatrice déteste les frontières fermées. Elle a besoin de marchés larges, de circulation des idées, de compétition mondiale.
La question qui dérange : et si on récompensait le mauvais combat ?
Mais il y a un éléphant encore plus gros dans la pièce, et personne n’ose vraiment le regarder en face. Pourquoi le comité Nobel récompense-t-il en 2025 une théorie de la croissance infinie sur une planète aux ressources finies ? Pourquoi consacrer un économiste qui prône toujours plus de marchés, plus de concurrence, plus de croissance, au moment précis où ces recettes semblent nous mener droit dans le mur ? N’est-ce pas comme décerner un prix d’architecture pour concevoir des gratte-ciel toujours plus hauts… sur le Titanic ?
Aghion le sait et il a une réponse toute prête : la destruction créatrice peut nous sauver du changement climatique. Les panneaux solaires qui remplacent le charbon, l’électrique qui tue le moteur thermique, l’agriculture de précision qui rend obsolète l’agriculture intensive. Tout cela, c’est du Schumpeter. La croissance verte n’est pas un oxymore, c’est le résultat d’une destruction créatrice bien orientée. Taxez le carbone, créez un marché du CO₂, subventionnez les technologies propres et le marché fera le reste.
Toujours le marché.
C’est là que le néolibéralisme d’Aghion se révèle pleinement : même face à la crise existentielle du climat, sa solution reste inchangée. Pas de remise en question du modèle, pas de planification écologique d’ampleur, pas de limitation de la croissance. Juste une foi inébranlable dans la capacité des mécanismes de marché à résoudre les problèmes créés par… les mécanismes de marché. Sauf que, malgré quarante ans d’innovation verte, les émissions mondiales de CO₂ continuent d’augmenter. Sauf que nos voitures consomment moins au kilomètre, mais qu’on roule plus (le paradoxe de Jevons, connu depuis 1865). Sauf qu’avec 2 % de croissance annuelle, on double l’économie mondiale tous les 35 ans. Peut-on vraiment imaginer une planète avec une économie quatre fois plus grosse en 2100, même « verte » ? Le lithium pour les batteries, le cuivre pour l’électrification, les terres rares pour l’électronique : tout cela reste désespérément fini. Le découplage entre croissance et consommation de ressources, ce graal de l’économie verte, reste largement théorique à l’échelle mondiale. Oui, quelques pays européens ont réduit leurs émissions tout en croissant. Mais en comptant les importations (donc les émissions délocalisées en Chine), le bilan est beaucoup moins reluisant.
Le pari faustien du XXIᵉ siècle
Récompenser Aghion, c’est donc faire un pari. Le pari que la destruction créatrice ira assez vite pour nous sortir de l’impasse avant que la planète ne devienne inhabitable. Que les voitures électriques, la viande de synthèse, la fusion nucléaire, le captage du CO₂ arriveront à temps. Que chaque problème créé par la croissance trouvera sa solution dans… plus de croissance. Que le marché, encore et toujours le marché, s’autorégulera miraculeusement. C’est un pari faustien. Peut-être gagnant. Peut-être perdant. Mais c’est le seul que le néolibéralisme sait encore formuler. Et c’est précisément ce qui rend ce Nobel si révélateur. Depuis les années 1980, cette idéologie gouverne le monde : dérégulation financière, libre-échange absolu, privatisations, austérité budgétaire, flexibilisation du travail. Quarante ans que le credo est le même : libérez les marchés, et la prospérité suivra. Quarante ans que ce modèle creuse les inégalités, précarise le travail et épuise la planète.
La crise financière de 2008 ? On a sauvé les banques et continué comme avant. La montée des populismes ? On a blâmé les électeurs « irrationnels ». Le changement climatique ? On crée des marchés carbone qui ne fonctionnent pas et on attend que Tesla nous sauve.
En récompensant Aghion en 2025, le comité Nobel ne fait pas que célébrer un économiste brillant. Il consacre une vision du monde. Il dit : « oui, ce modèle économique qui domine depuis Reagan et Thatcher reste pertinent. La destruction créatrice, c’est-à-dire le cœur battant du capitalisme néolibéral, demeure notre boussole pour l’avenir ». C’est un choix idéologique majeur, présenté comme une évidence scientifique. Car l’alternative (ralentir volontairement, décroître, questionner le dogme de la croissance perpétuelle) reste impensable pour l’économie mainstream. La décroissance, l’état stationnaire, les limites planétaires, la planification écologique : ces courants existent, mais ils restent marginaux, presque tabous dans les cercles du pouvoir. Pourquoi ? Parce qu’ils remettent en question non pas un modèle économique parmi d’autres, mais le seul que les élites mondiales – formées dans les mêmes universités anglo-saxonnes, évoluant dans les mêmes cercles – savent encore concevoir.
Pourtant, une lecture plus audacieuse de Schumpeter serait possible. Et si la destruction créatrice nous aidait non pas à perpétuer la croissance, mais à en sortir ? Si on laissait mourir l’économie du gaspillage sans la sauver artificiellement ? Si on laissait émerger de nouveaux modèles (économie circulaire, sobriété heureuse, services plutôt que biens) qui détruiraient l’ancien système de surconsommation ? Mais cela supposerait d’accepter que certaines destructions ne soient pas suivies de créations équivalentes en volume. Que l’industrie automobile ne soit pas « remplacée » par une industrie automobile électrique de même taille, mais par moins de voitures, plus de transports en commun, plus de vélos. Que l’industrie aérienne rétrécisse plutôt que de verdir. Que certains secteurs disparaissent, point final.
Ce Schumpeter-là, Aghion ne le théorise pas. Parce que ce serait admettre que le marché seul ne peut pas tout résoudre. Que certaines transformations nécessitent une volonté politique qui s’impose au marché, pas qui le facilite. Bref, ce serait sortir du cadre néolibéral.
Ce qu’il faut retenir
Ce Nobel tombe au bon moment – ou au pire moment, selon le point de vue. Il nous rappelle des vérités essentielles, mais soulève aussi des questions vertigineuses.
D’abord, l’innovation reste notre meilleure arme contre la stagnation. Tous les pays qui ont durablement prospéré l’ont fait en laissant de nouvelles entreprises bousculer les anciennes. Vouloir « protéger » à tout prix les secteurs menacés, c’est tuer la croissance de demain. Sur ce point, Schumpeter a documenté un mécanisme réel et puissant de régénération capitaliste. La question n’est plus de savoir si ça marche, mais jusqu’à quand.
Ensuite, l’innovation ne suffit pas. Elle a besoin d’un écosystème : des universités performantes, une justice efficace, une régulation intelligente qui encourage sans étouffer. Sans cela, on crée des bulles spéculatives, pas de la richesse durable. C’est là que Schumpeter était incomplet : il n’avait pas suffisamment anticipé l’importance des institutions dans le processus. Et aujourd’hui, on pourrait ajouter : il n’avait pas anticipé les limites planétaires.
Ensuite, le changement a un coût humain qu’on ne peut ignorer. Former massivement, accompagner les transitions, redistribuer une partie des gains : ce n’est pas du luxe social, c’est une condition de survie du système. Parce que si trop de gens se sentent perdants, ils finiront par bloquer la machine entière. Sur ce point, les avertissements de Marx sur les contradictions du capitalisme restent d’une actualité troublante : un système qui concentre les richesses et exclut les masses finit par engendrer sa propre remise en question.
Enfin, et c’est peut-être la leçon la plus importante : le capitalisme schumpétérien fonctionne, c’est un fait empirique sur près d’un siècle. Mais fonctionnera-t-il encore dans cinquante ans face au défi climatique, aux inégalités croissantes, à l’épuisement des ressources ?
Le verdict de l’histoire
Aghion et sa génération d’économistes seront jugés sur les vingt prochaines années. Si la destruction créatrice nous permet effectivement de décarboner tout en maintenant le bien-être, si l’innovation verte va assez vite, si le découplage devient réalité, ils auront eu raison. Le Nobel 2025 sera vu comme une intuition géniale au bon moment. Les sceptiques auront été des Cassandre, les néolibéraux des visionnaires.
Mais si, en 2045, nous nous retrouvons avec +3 °C, des ressources épuisées, des migrations climatiques massives et des conflits pour l’eau potable, malgré toute l’innovation du monde et tous les marchés carbone imaginables, il faudra admettre que le paradigme était insuffisant. Que célébrer la croissance perpétuelle sur une planète finie était une forme d’aveuglement collectif. Que la foi dans les mécanismes de marché relevait davantage de l’idéologie que de la science.
Que faire de ce Nobel ?
Le Nobel d’Aghion n’est pas qu’une consécration académique. C’est un miroir tendu à notre époque. Il révèle ce en quoi nous croyons encore collectivement, ou du moins ce en quoi croient ceux qui décernent les prix et gouvernent le monde : l’innovation, la concurrence, la croissance, le marché.
Ces mécanismes fonctionnent. Personne ne peut le nier. La destruction créatrice a sorti des milliards d’humains de la pauvreté. Elle a doublé notre espérance de vie. Elle a créé des technologies qui tiennent du miracle. Schumpeter avait raison : c’est un moteur formidable. Mais un moteur n’est pas une destination. Et un mécanisme qui a fonctionné pendant un siècle n’est pas une garantie éternelle. Les grandes extinctions de masse aussi ont « fonctionné » pendant des millions d’années avant de s’arrêter brutalement.
La vraie question n’est donc pas : Aghion mérite-t-il le Nobel ? Oui, mille fois oui, pour l’élégance de ses modèles et la rigueur de ses démonstrations. La vraie question est : que dit ce Nobel de notre incapacité collective à imaginer autre chose ? De notre difficulté à sortir d’un paradigme qui a fait ses preuves, certes, mais qui montre aussi ses limites ?
Marx nous avait prévenus que le capitalisme portait en lui ses propres contradictions. Schumpeter lui a répondu que ces contradictions étaient son carburant. Aghion a démontré mathématiquement comment ce carburant fonctionne. Mais personne n’a encore résolu l’équation centrale de notre siècle : comment faire tourner ce moteur sur une planète qui n’a qu’un seul réservoir, bientôt vide ?
En attendant la réponse, nous avons deux options. Soit nous continuons à faire confiance aveuglément à la destruction créatrice, en pariant que la prochaine innovation résoudra les problèmes créés par la précédente ; un pari faustien, héroïque peut-être, mais dont l’issue reste incertaine. Soit nous acceptons de questionner le paradigme lui-même, de penser la décroissance de certains secteurs, de réinventer ce que signifie « prospérer » au XXIᵉ siècle.
Ce Nobel 2025 restera dans l’histoire. Soit comme la dernière grande célébration d’un modèle avant sa métamorphose nécessaire. Soit comme la preuve que nous avons continué à applaudir les architectes du Titanic pendant que l’orchestre jouait. Dans vingt ans, nous saurons. Et nos enfants nous jugeront sur ce que nous aurons fait de cet avertissement.
Le capitalisme de Schumpeter a prouvé qu’il savait survivre en se transformant. La question n’est plus de savoir s’il peut le faire. C’est de savoir s’il le fera assez vite, et dans la bonne direction. Le Nobel d’Aghion célèbre un passé brillant. Reste à savoir s’il éclaire un avenir viable.

