Par Raphael Nkolwoudou Afane, Docteur en droit, Legal Ops Officer.
Le Cameroun, souvent qualifié de « l’Afrique en miniature », offre un paradoxe saisissant : une richesse humaine, culturelle et naturelle exceptionnelle, mais un système de gouvernance qui semble figé dans les sables mouvants de l’inefficacité et de la corruption. Les routes défoncées de Douala, les coupures d’électricité et les poubelles non ramassées à Yaoundé, les lenteurs administratives kafkaïennes, les marchés publics opaques et les nominations clientélistes ne sont pas des anecdotes : ils sont les symptômes d’un État qui peine à se réinventer.
À l’issue des récentes élections présidentielles, le pays se retrouve une fois de plus face à ses vieux démons : contestations électorales, institutions fragilisées, économie en berne, et une jeunesse désabusée.
Pourtant, dans ce tableau peu reluisant, une lueur d’espoir émerge s’il y a une réelle volonté de dynamiser le pays de nos ancêtres — celle de l’intelligence artificielle (IA). Et si la technologie devenait le levier d’une gouvernance nouvelle ? Et si l’IA, bien pensée et bien encadrée, permettait enfin de sortir du statu quo, de briser les chaînes de la corruption, de renforcer les compétences publiques et de redonner confiance aux citoyens ?
1. L’IA contre la corruption : une révolution transparence
La corruption dans les marchés publics représente un fléau persistant. Au Cameroun, le système actuel repose trop sur le jugement discrétionnaire des agents, créant des brèches propices aux détournements. Prenons l’exemple concret des marchés de construction routière : comment penser qu’une autoroute devant relier les 2 capitales Douala et Yaoundé, n’est toujours pas réalisée depuis 2014 ? Et que dire de la route Ebolowa-Akom2-Kribi, devant relier la capitale du sud à la ville portuaire de Kribi (moins de 200 kms), annoncée en grande pompe en 2011 au Comice agro-pastoral par le président Paul Biya ?
S’il y a une volonté réelle des pouvoirs publics, nous pensons qu’en intégrant un algorithme d’IA, l’on pourrait analyser l’ensemble des soumissions en temps réel, comparer les prix unitaires avec les référentiels nationaux, et détecter les anomalies suspectes. Par exemple, si trois entreprises soumissionnent avec des écarts de prix inférieurs à 1% sur un lot complexe, le système pourrait automatiquement alerter l’Autorité de Régulation des Marchés Publics pour investigation approfondie.
La blockchain offre un autre levier puissant. Imaginons un registre immuable pour tracer chaque dépense publique, depuis l’engagement budgétaire jusqu’au paiement final. Chaque acteur – ministère, entreprise, banque – inscrirait ses actions dans cette chaîne de confiance. Un projet de construction d’un stade de football (allusion au stade Paul Biya d’Olembé toujours inachevé) dont les fonds transitent par des comptes opaques déclencherait immédiatement des alertes. La Banque Mondiale a déjà expérimenté ce système avec succès dans certains pays, réduisant jusqu’à 80% les détournements sur les projets suivis.
2. Une administration prédictive et proactive
Notre administration souffre d’une lourdeur chronique. La création d’entreprise, qui prend actuellement plusieurs semaines, pourrait être réduite à 48 heures grâce à un guichet unique intelligent. Concrètement, un porteur de projet remplirait un formulaire en ligne dynamique, où l’IA générerait automatiquement les statuts adaptés à son activité, vérifierait la disponibilité du nom commercial, et préremplirait les déclarations fiscales. Le système croiserait les données entre registre de commerce, impôts et douanes pour éliminer les contradictions fréquentes qui bloquent les dossiers.Le Rwanda est souvent cité comme un modèle africain en matière de gouvernance numérique. Ce succès dans la création d’entreprise au Rwanda illustre comment la technologie peut transformer l’administration publique et stimuler l’investissement. La création d’une entreprise au Rwanda est remarquablement rapide : elle peut être réalisée en moins de 24 heures, et parfois même en seulement 6 heures grâce à la numérisation complète du processus.
Pourquoi c’est si rapide ?
• Guichet unique numérique : Le Rwanda Development Board (RDB) propose une plateforme en ligne qui centralise toutes les démarches administratives liées à la création d’entreprise.
• Zéro papier : L’enregistrement se fait entièrement en ligne, sans nécessité de déplacement physique ni de documents imprimés.
• Suivi en temps réel : Les entrepreneurs peuvent suivre l’évolution de leur dossier via une messagerie intégrée et un cloud sécurisé.
• Accessibilité internationale : Même les étrangers peuvent créer leur entreprise depuis l’étranger, sans avoir à se rendre au Rwanda
3. La justice inéquitable
La justice, pilier fondamental de la société, n’échappe malheureusement pas à la corruption qui gangrène de nombreux secteurs au Cameroun. Certains éléments contribuent à une perception générale que la justice est corrompue et ne fonctionne pas de manière équitable. La perception de la corruption dans la justice au Cameroun repose sur plusieurs facteurs :
• Inaccessibilité et Equité – beaucoup de citoyens estiment que le système judiciaire est biaisé, favorisant ceux et celles qui ont des liens politiques ou financiers puissants. Les affaires impliquant les personnes influentes semblent souvent bénéficier d’un traitement plus clément.
• Transmission des affaires – les allégations de pots-de-vin pour influencer les décisions judiciaires ou pour faire avancer des affaires courantes. Ce phénomène mine la confiance du public dans l’intégrité des décisions judiciaires.
• Manque de ressources – le système judiciaire du Cameroun souffre d’un manque de ressources et d’infrastructures, ce qui peut conduire à des retards dans les procès et au désespoir des justiciables cherchant à obtenir réparation.
• Interférence politique – l’influence de l’exécutif sur le système judiciaire est souvent signalée, avec des accusations selon lesquelles des juges pourraient subir des pressions pour prendre des décisions conformes aux intérêt de ces membres influents du gouvernement.
• Climat de peur – dans certains cas, les avocats et les juges peuvent craindre des représailles pour avoir oser contester le pouvoir ou prendre des décisions qui déplaisent aux autorités.
Les procédures judiciaires s’enlisent souvent dans des méandres opaques, où les décisions peuvent être influencées par des intérêts privés plutôt que par le droit. Ici encore, l’intelligence artificielle pourrait jouer un rôle déterminant : des systèmes automatisés de gestion des dossiers pourraient garantir la traçabilité des décisions, détecter les incohérences et signaler les anomalies dans le traitement des affaires. L’utilisation de la blockchain pour enregistrer chaque étape du processus judiciaire offrirait aux citoyens une transparence accrue, rendant plus difficile toute tentative de manipulation ou de favoritisme.
4. Une diaspora dynamique mais au service des pays d’accueil
Le potentiel des ressources humaines issues de la diaspora camerounaise est immense. Ces talents, formés dans des environnements internationaux, apportent une expertise précieuse en matière de transformation numérique et de gestion moderne. Ils pourraient être mobilisés pour concevoir, adapter et superviser la mise en œuvre de solutions d’IA adaptées au contexte camerounais, tout en favorisant le transfert de compétences. Leur engagement serait un atout majeur pour accompagner la transformation numérique de l’administration et garantir l’intégrité des processus, en insufflant une culture d’excellence et d’innovation au sein du secteur public.
5. La gestion foncière face aux nombreux défis et drames
La gestion foncière présente plusieurs défis et drames qui affectent le développement socio-économique et la stabilité des communautés. Quelques éléments clés illustrent les nombreux défis de la gestion foncière au Cameroun :
• Conflits fonciers – les conflits autour des terres sont courants, souvent exacerbés par le manque de titres de propriété clairs.
• Inégalité d’accès au foncier – les structures de propriété foncière favorisent souvent les élites et les grandes entreprises au détriment des petits agriculteurs et des communautés locales.
• La corruption – la corruption au sein des agents administratifs du ministère des domaines complique encore la situation. Les procédures d’attribution des terres peuvent être opaques, et l’acquisition de terres par des moyens illégaux est fréquente.
• Cadre légal insuffisant – bien que le Cameroun ait des lois sur la gestion foncière, leur mise en œuvre est souvent insuffisante, ce qui laisse de nombreux litiges non résolus et les agriculteurs par exemple sans protection.
Pour les permis de construire par exemple, l’IA pourrait analyser les plans soumis et les comparer automatiquement avec les règlements d’urbanisme. Un projet empiétant sur une zone réservée serait rejeté instantanément, avec une explication détaillée des motifs. Plus innovant encore : l’analyse prédictive des délais. En étudiant des milliers de dossiers similaires, l’IA pourrait donner au citoyen une estimation fiable du temps de traitement, réduisant l’incertitude et les opportunités de corruption.
Ces défis et drames nécessitent une réforme de la politique foncière, une transparence accrue dans la gestion des terres, et un engagement des parties prenantes pour assurer une utilisation équitable et durable des ressources foncières.
6. Participation citoyenne et redevabilité
La défiance citoyenne trouve souvent sa source dans l’opacité des décisions. Des plateformes comme « GovScore » (inspirée du modèle estonien) permettraient aux Camerounais d’évaluer chaque service public, avec analyse sémantique automatique des commentaires. Si par exemple 70% des usagers d’une mairie se plaignent des délais de délivrance des actes administratifs, le système alerterait directement le préfet et proposerait des pistes d’amélioration basées sur les meilleures pratiques d’autres collectivités.
L’ouverture des données budgétaires en format « open data » intelligible représente un autre levier. Au lieu de publier des PDF illisibles, l’IA pourrait générer des tableaux de bord interactifs montrant en temps réel l’exécution du budget : « 47% des fonds alloués aux centres de santé ont été dépensés, avec 78% des projets conformes aux délais ». Des algorithmes détecteraient automatiquement les anomalies : un hôpital qui facturerait 150% de plus en matériel médical que la moyenne régionale déclencherait une alerte pour la Chambre des Comptes.
7. Vers une architecture panafricaine
Le Cameroun pourrait prendre la tête d’une initiative sous-régionale pour harmoniser ces innovations. Imaginez un « certificat de conformité IA » reconnu par la CEMAC, qui permettrait à une entreprise camerounaise certifiée transparente d’être pré-qualifiée dans tous les marchés publics de la sous-région. Nous pourrions mutualiser le développement d’outils comme « AFRICOR » (système anti-corruption régional), évitant à chaque pays de réinventer la roue.
8. Garde-fous et cadre éthique
Ces innovations nécessitent une gouvernance robuste. Une « Autorité Nationale des Algorithmes »indépendante devrait auditer régulièrement les systèmes, avec obligation de transparence sur les données d’entraînement. L’exemple des algorithmes de crédit social en Chine montre les dangers d’une approche purement technocratique. Au contraire, nous devrions nous inspirer du modèle canadien : tout citoyen doit pouvoir comprendre et contester les décisions algorithmiques le concernant.
Conclusion : l’urgence d’un New Deal numérique
Le Cameroun se trouve à un moment charnière quel que soit le vainqueur des présidentielles. L’IA n’est pas une baguette magique, mais elle offre des outils concrets pour reconstruire la confiance entre l’État et les citoyens. En commençant par des projets pilotes ciblés (marchés publics, création d’entreprise, transparence budgétaire), nous pourrions démontrer rapidement l’efficacité de cette approche. Preuve que la transformation numérique est possible, en dépit de quelques couacs observés par des usagers, faire sa demande de visa en ligne ou la réalisation de son passeport en 48 h devient de plus en plus banal et réduit plus ou moins les risques de corruption.
La transformation numérique de notre gouvernance n’est plus une option, mais une condition nécessaire pour sortir le pays de l’ornière. Elle requiert du courage politique, un investissement stratégique et une volonté farouche de placer l’intérêt général au cœur de notre action. Le Cameroun peut et doit rattraper les pays comme le Rwanda pour devenir un laboratoire de l’innovation gouvernementale en Afrique.

