Par Idrissa Diabira, Fondateur de SherpAfrica, Team Leader du projet ROGEAP (CEDEAO–Banque mondiale), ancien Directeur général de l’ADEPME (Sénégal).
La dégradation récente de la note souveraine du Sénégal, après celles du Ghana, de la Tunisie ou de l’Égypte, a ravivé la question de la souveraineté financière et de l’équité des notations. Entre indignation politique et plaidoyer souverainiste, le débat s’enlise souvent dans les postures. Or, comprendre la logique de la notation, c’est sortir de la polémique pour aborder l’essentiel : la visibilité des actifs africains et la crédibilité du risque qui leur est associé. Pour cela, il faut d’abord dissiper trois grandes confusions.
Trop souvent, la notation est perçue comme un jugement de valeur, alors qu’elle mesure avant tout un risque de crédit : la probabilité qu’un État ou une entreprise ne rembourse pas ses obligations. Elle ne dit rien du dynamisme d’un marché, qui relève du risque de valorisation ou de marché, par contre elle exprime une opinion experte sur la solidité des informations financières des institutions notées, et la disponibilité et le niveau d’informations financières qui fondent la confiance.
Le passage à la catégorie investment grade n’est pas une distinction honorifique : c’est le résultat d’un travail patient de fiabilisation des données, qui permet simplement à certains investisseurs institutionnels d’intervenir. L’enjeu n’est donc pas la note elle-même, mais la capacité à produire des informations qui rendent le capital africain visible et mobilisable.
Première confusion : la lisibilité n’est pas la réputation.
Une bonne note ne récompense pas un discours politique, mais la capacité d’un État à produire, fiabiliser et publier son information financière.
Les pays les mieux notés ne sont pas les plus riches ; ce sont ceux dont les chiffres sont lisibles, vérifiables et comparables.
Même dégradée, la France conserve une crédibilité structurelle grâce à la fiabilité de ses statistiques et à la continuité de ses institutions.
À l’inverse, plusieurs pays africains disposent de bons fondamentaux économiques, mais leurs données incomplètes ou tardives inspirent la méfiance.
Deuxième confusion : la monnaie de la notation.
Être noté en dollars ou en euros, c’est parler aux investisseurs internationaux ; être noté en monnaie locale, c’est bâtir la confiance domestique — celle des banques, des marchés et des contribuables. Les deux dimensions, rigoureuses, sont nécessaires : l’une ouvre aux capitaux mondiaux, l’autre fonde la souveraineté financière. Le Japon, noté A+ en yen mais A en dollar, illustre cette distinction : la confiance interne ne se confond pas avec la perception internationale.
Troisième confusion : la souveraineté financière
La souveraineté ne se décrète pas, elle se construit.Elle ne s’oppose pas aux marchés : elle consiste à en maîtriser les règles.
La Chine, par exemple, n’a pas rejeté les marchés mondiaux : elle les a institutionnalisés.
Son modèle repose sur la transparence progressive, la notation domestique et la discipline budgétaire — non sur la fermeture.
L’Afrique doit suivre cette voie : non pas casser le thermomètre, mais multiplier les instruments de mesure.
La souveraineté ne se prouve pas par le rejet du jugement externe — notamment des agences internationales — mais par la capacité à produire soi-même des données crédibles, à piloter ses comptes et à parler le langage mondial de la confiance. Être évalué sans être dépendant : voilà la clé.
La notation, une infrastructure invisible du capital
La notation n’est pas une sanction, mais l’une des infrastructures invisibles du capital : ces dispositifs normatifs, professionnels et techniques qui institutionnalisent la confiance et la rendent opératoire — c’est-à-dire mesurable, traçable et mobilisable. Elles reposent sur des normes, des métiers et des systèmes qui convertissent la fiabilité en financement — autrement dit, la visibilité en puissance d’action.
Les premières agences — Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch — ont accompagné la révolution industrielle américaine en évaluant la solvabilité des compagnies ferroviaires et industrielles.
Elles ont façonné un capitalisme fondé sur la comparabilité du risque entre titres, secteurs et pays.
Mais le véritable tournant se situe avec l’arrivée de Moody’s en Europe dans les années 90. Ainsi, en France, elle a dû adapter son modèle anglo-saxon au droit continental : les garanties publiques, les hypothèques et les structures juridiques y différaient profondément du modèle américain, fondé sur la dette privée et la titrisation. Cette expérience démontre qu’il n’existe pas de méthodologie universelle : chaque marché doit bâtir ses propres standards de lisibilité. L’Afrique doit faire de même : rendre le risque africain lisible sans le déformer, selon ses institutions, ses réalités et ses données.
Du boom sans visibilité à la souveraineté mesurable
Depuis vingt ans, le continent a connu une croissance soutenue mais largement exogène — tirée par les matières premières, l’aide publique et les grands projets d’infrastructure — sans véritable industrialisation ni transformation structurelle. Une croissance de rente, plus que de production, qui n’a pas généré les emplois décents attendus ni consolidé la base productive locale.
Or, sans mesurer, noter et rendre visibles les entreprises et les projets qui créent de la valeur, il ne peut y avoir ni marché du capital africain, ni souveraineté économique durable.
Les économies africaines demeurent sous-informées, sous-notées et donc sous-valorisées.
Dans l’UEMOA, seules quelques dizaines d’émetteurs sont notés, contre plusieurs milliers en Europe, et moins de 3 % des entreprises disposent d’une comptabilité normée.
Résultat : l’Afrique représente 18 % de la population mondiale, mais à peine 4 % de la capitalisation boursière. Là où le capital est visible, il devient opératoire.
Des initiatives africaines existent pourtant.
Au Sénégal, l’ADEPME a créé eRating, première plateforme publique de notation des PME, certifiée ISO 9001 et 27001 en 2021, utilisée par Ecobank dans son processus d’octroi de crédit.
Intégrée au projet de Guichet Unique de Financement des PME (GUF-PME), elle vise à démultiplier le crédit aux PME, aujourd’hui inférieur à 10 % du portefeuille bancaire.
Ce modèle prouve qu’une notation africaine peut être rigoureuse et inclusive, le grand défi est son passage à l’échelle.
Les États doivent désormais faire un choix clair : s’industrialiser en accompagnant vigoureusement le développement de leurs PME non par défaut, mais par conviction — en orientant la dépense publique, la commande et le crédit vers la création de valeur locale plutôt que vers la rente budgétaire.
Mais ce changement de cap n’est possible qu’à une condition : rendre le risque crédit des PME visible et noté. Sans notation, les banques resteront captives de la dette publique ; avec elle, elles pourront appliquer le ratio de division des risques prévu par les règles de Bâle et réorienter leurs portefeuilles vers le secteur productif. C’est ainsi que la contrainte prudentielle deviendra un levier de souveraineté financière.
AfCRA : une ambition légitime, un défi systémique
La création récente de l’Africa Credit Rating Agency (AfCRA), basée à l’île Maurice, traduit la volonté du continent de reprendre la maîtrise de ses instruments d’évaluation.
Portée par l’Union africaine, le MAEP et Afreximbank, elle vise à rééquilibrer un système jugé biaisé et à intégrer les spécificités africaines dans les méthodologies de risque.
C’est une ambition légitime, mais aussi un défi systémique.
L’expérience européenne invite à la prudence : comme le rappelait Catherine Gerst, ex-DG de Moody’s France, l’Europe a tenté pendant quarante ans de créer une agence paneuropéenne — en vain. La Chine a essayé avec Dagong Global Credit Rating avant de se replier sur son marché intérieur.
Aucune n’a réussi à imposer une alternative crédible au triptyque Moody’s–S&P–Fitch.
Une agence ne gagne pas en légitimité par sa nationalité, mais de la qualité universelle de ses évaluations — lorsqu’elle sait produire des notations crédibles, qu’il s’agisse des États-Unis, de l’Europe ou de la Chine, et qu’elles sont reconnues et utilisées par les investisseurs du monde entier.
L’Europe, après la crise financière de 2008, a d’ailleurs su tirer les leçons de sa dépendance.
Faute d’avoir pu créer une agence unique, elle a instauré un cadre de régulation exemplaire : le CRA Regulation (2009-2013), placé sous la supervision directe de l’ESMA (European Securities and Markets Authority).
Ce dispositif n’a pas créé de “notation européenne”, mais il a posé les bases d’une gouvernance publique du risque, garantissant la transparence des méthodologies, la comparabilité des notes et l’intégrité du marché. L’Afrique pourrait s’en inspirer. Les marchés régionaux, à l’image de l’UEMOA et de la CEMAC, sont les laboratoires d’une souveraineté financière partagée : c’est là que se construit la comparabilité des risques africains et, avec elle, la confiance systémique.
L’histoire de Global Credit Rating (GCR) illustre cette dynamique. Née en Afrique du Sud, puis étendue à l’Afrique de l’Ouest par le rachat de WARA, première agence 100 % sénégalaise, GCR West Africa incarne une trajectoire de consolidation africaine. Son intégration complète au sein de Moody’s ne traduit pas une perte de souveraineté, mais la reconnaissance mondiale d’une expertise africaine et la volonté d’un acteur global de participer à l’émergence d’un capitalisme africain crédible.
C’est la preuve que la souveraineté africaine n’exclut pas la mondialisation : elle y trouve son champ d’expression.
À l’image de la Chine, passée de 5 % à près de 80 % de capitalisation boursière sur PIB entre 1992 et aujourd’hui avec les millions d’emplois industriels qui ont accompagné cette montée en puissance, la souveraineté ne se construit pas par la simple ouverture, mais par la maîtrise et la publication de l’information économique. Là où la visibilité du capital s’accroît — fût-elle encadrée — la souveraineté économique devient opératoire.
Comme le souligne Anouar Hassoune, directeur général de GCR West Africa : « Ce qui compte, ce n’est pas l’image que l’on souhaite véhiculer, mais la véracité de l’information. » C’est cette rigueur — et non la rhétorique souverainiste — qui fondera la crédibilité du risque africain et la transition d’une Afrique notée à une Afrique notante.
Vers un écosystème africain de notation
La véritable bataille africaine n’est pas celle des notes, mais celle des notations.
Non pas contester les baromètres existants, mais multiplier les échelles — souveraines, sectorielles et entrepreneuriales — pour que la réalité du continent soit mesurée à sa juste valeur.
C’est cela, la souveraineté financière : rendre le risque africain lisible, comparable et mobilisable.
De Dakar à Accra, du Caire à Johannesburg, le même enjeu se pose : bâtir une architecture commune de la confiance. Afreximbank, l’Union africaine, le MAEP, l’AfCRA, GCR, Bloomfield, eRating ou le CREPMF : toutes ces initiatives tissent les premiers fils d’un marché africain de la visibilité financière.
Mais ces efforts ne prendront sens que s’ils s’articulent au sein d’une stratégie continentale de notation et de capitalisation, portée politiquement et reconnue globalement.
Passer d’une économie notée à un continent notant : voilà l’enjeu.Ce n’est pas un geste d’orgueil, mais un acte de puissance : celui qui produit la donnée fixe la valeur. Car au fond, la question n’est plus de juger l’Afrique, mais de la rendre lisible à elle-même — et donc visible au monde.
Comme le rappelait Hernando de Soto, le capital n’est pas mort parce qu’il est absent, mais parce qu’il est invisible. La mission africaine, désormais, est de le rendre visible, mesurable et opératoire. La souveraineté ne se décrète pas : elle se calcule, se note, se prouve.