Par Junior MBUYI, CEO JPG Consulting Partners | Président du think tank Africa Risk – Strategic Institute for African Sovereignty & Transformation | INSEAD – GEMBA – Global Executive MBA/
« L’Afrique doit désormais passer du diagnostic subi au diagnostic souverain»
La dégradation de la note du Sénégal pose une question centrale : l’Afrique peut-elle encore se contenter de modèles d’évaluation exogènes, alors que de nouvelles approches — comme les reverse stress tests et une future méthodologie africaine de pondération des risques (RWA) — ouvrent la voie d’une souveraineté analytique et prudentielle ?
1 – Une lecture partielle du risque sénégalais
Le 11 octobre 2024, l’agence Moody’s a décidé d’abaisser la note souveraine du Sénégal de Ba3 à B1, tout en maintenant la perspective stable. Officiellement, cette décision est motivée par la hausse temporaire du déficit budgétaire liée à la période préélectorale et par la perception d’un risque accru sur la trajectoire de la dette publique. Selon Moody’s, la transition politique à venir pourrait introduire une incertitude sur la continuité des réformes et sur la soutenabilité des finances publiques. L’agence évoque également des tensions sur la balance des paiements, dans un contexte de hausse des importations énergétiques et alimentaires.
Mais cette lecture reste incomplète et déséquilibrée. D’abord, elle ne prend pas suffisamment en compte la structure qualitative de la dette sénégalaise : plus de 70 % de cette dette est à long terme, avec une maturité moyenne supérieure à dix ans, et bénéficie d’un fort ancrage auprès d’institutions multilatérales à taux concessionnels. Elle ignore aussi la stabilité politique exceptionnelle du pays et la continuité institutionnelle qui en découle, garanties par un cadre démocratique éprouvé et des institutions solides.
Sur le plan économique, le Sénégal affiche pourtant des fondamentaux remarquables :
☑ une croissance moyenne de 6 % sur la dernière décennie ;
☑ une inflation maîtrisée malgré les chocs mondiaux ;
☑ et un programme d’investissement public cohérent dans le cadre du Plan Sénégal Émergent (PSE).
Surtout, Moody’s ne valorise pas les facteurs structurels de résilience :
☑ les réformes fiscales et administratives engagées pour élargir la base de recettes ;
☑ les performances du secteur bancaire local, bien capitalisé et bien régulé ;
☑ et la perspective d’un boom énergétique imminent grâce à l’exploitation du gaz et du pétrole, qui devrait profondément améliorer les comptes extérieurs dès 2025–2026.
Autrement dit, cette dégradation est davantage le reflet d’une lecture prudente à l’excès qu’un diagnostic fondé sur la réalité. Elle s’appuie sur des modèles statistiques standardisés qui surestiment le risque politique et sous-estiment la dynamique de transformation structurelle.
En réalité, cette dégradation illustre la procyclicité des méthodologies de notation : plus un pays investit dans son avenir, plus sa dette à court terme augmente mécaniquement, et plus son risque perçu est artificiellement amplifié — même lorsque ces investissements renforcent, à terme, la croissance et la soutenabilité budgétaire. C’est une logique qui favorise la conservation du statu quo, pénalisant les pays réformateurs et innovants.
Le cas du Sénégal illustre ainsi la nécessité d’un regard africain sur le risque africain : un regard capable d’évaluer la qualité des réformes, la stabilité des institutions et la valeur stratégique des investissements publics dans la durée.
En d’autres termes, les agences de notation internationales jugent souvent la photographie instantanée d’une économie sans en comprendre le film de transformation.
Elles appliquent des grilles d’analyse universelles qui ne traduisent pas les spécificités africaines — notamment la solidité institutionnelle informelle, la résilience sociale et la mobilité interne du capital productif.
C’est pourquoi cette dégradation du Sénégal, au-delà du cas d’espèce, pose une question systémique.
L’Afrique peut-elle continuer à se laisser évaluer selon des modèles exogènes, fondés sur des perceptions plus que sur des données contextualisées ?
En ignorant ces perspectives structurelles, Moody’s livre une évaluation statique d’un processus dynamique : elle photographie un moment de transition sans mesurer la trajectoire de transformation.
Cette approche, fondée sur des ratios standards et des modèles linéaires, surestime le risque politique et sous-estime la capacité institutionnelle des économies africaines à s’adapter et à absorber les chocs.
Mais cette perception contraste fortement avec la lecture du Fonds monétaire international (FMI).
Le 17 octobre 2025, lors des Assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Washington — auxquelles j’ai eu l’honneur d’assister — la Directrice générale du Fonds, Kristalina Georgieva, a tenu à saluer publiquement la transparence et la rigueur des autorités sénégalaises :
« Je voudrais rendre hommage aux autorités sénégalaises qui ont eu le mérite de mettre au jour un important problème de fausse déclaration. Il s’agissait d’une dette dissimulée, et elles ont eu le courage de la révéler. […] Aujourd’hui, la situation est claire.
Le Sénégal dispose d’un formidable potentiel. Avec une gestion saine, le pays peut accomplir de grandes choses pour sa population. »
Cette déclaration du FMI va à l’encontre de la lecture prudente et linéaire de Moody’s.
Elle rappelle que la rigueur institutionnelle, la transparence budgétaire et la qualité du dialogue macroéconomique du Sénégal sont reconnues au plus haut niveau des instances financières internationales.
Ainsi, loin de fragiliser la crédibilité du pays, la clarification opérée par les autorités sénégalaises illustre au contraire une maturité institutionnelle et une gouvernance exemplaire, qui devraient être considérées comme des facteurs de solidité, et non comme des éléments de fragilité.
2 – Les défis de la stabilité financière africaine dans un monde multipolaire
Le monde entre dans une ère de multipolarité économique où les rapports de force, les flux de capitaux et les dynamiques commerciales se recomposent.
Dans ce contexte, les économies africaines affrontent des chocs simultanés — géopolitiques, climatiques et financiers — qui mettent à l’épreuve la solidité de leurs institutions monétaires et bancaires.
La stabilité financière ne peut plus être pensée uniquement à travers les standards de Bâle ou les critères imposés par les marchés internationaux.
Elle doit désormais s’enraciner dans une architecture souveraine, adaptée aux spécificités africaines :
- la dépendance à quelques filières d’exportation,
- le poids de l’économie informelle,
- la faible profondeur des marchés financiers,
- et la forte interaction entre économie réelle et secteur bancaire.
3 – Vers une souveraineté analytique et institutionnelle du risque
L’enjeu n’est plus seulement de contester les décisions de notation, mais de reconstruire nos propres référentiels.
L’Afrique doit développer sa capacité à produire, analyser et interpréter ses données économiques selon ses propres standards.
C’est l’ambition portée par Africa Risk – Strategic Institute for African Sovereignty & Transformation : doter le continent d’une intelligence analytique souveraine, capable d’évaluer ses risques macro-financiers et de concevoir ses propres outils de supervision.
L’objectif n’est pas de s’isoler, mais de participer pleinement à la gouvernance mondiale du risque, en partenaire méthodologique, non en simple sujet d’évaluation.
4 – Stress tests et souveraineté prudentielle
La capacité d’un système financier à résister aux crises dépend de la qualité de ses stress tests — ces simulations qui mesurent les effets d’un choc extrême sur la stabilité d’un État ou d’une institution.
La Banque Centrale Européenne (BCE) introduira dès 2026 les reverse stress tests, une approche innovante qui part non pas d’un scénario de crise, mais du point de rupture du système. Cette évolution devrait inspirer les régulateurs africains à concevoir leurs propres cadres de simulation, intégrant les spécificités structurelles de leurs économies.
Des initiatives africaines émergent déjà pour localiser les méthodologies de stress testing, en les alignant sur nos vulnérabilités endogènes : taux de change, risques climatiques, chocs sur les matières premières, ou encore dépendance budgétaire externe. C’est notamment le sens des travaux engagés par JPG Consulting Partners à travers son moteur RCE – Risk Calculator Engine, conçu pour renforcer la capacité de calcul et de supervision du risque selon des paramètres calibrés sur les réalités africaines. C’est dans cette direction que doivent converger les réflexions sur la résilience financière africaine.
5 – Vers une méthodologie africaine de pondération des risques (African RWA Standard)
Un chantier essentiel pour la souveraineté financière africaine réside dans la pondération des risques.
Aujourd’hui, les exigences de fonds propres s’appuient sur des coefficients conçus pour des marchés industrialisés, largement inadaptés aux réalités africaines : forte informalité, concentration sectorielle, dépendance extérieure et profondeur limitée des marchés financiers.
Une méthodologie africaine de calcul des actifs pondérés par les risques (RWA) doit donc progressivement émerger.
Elle s’articulerait autour de quatre principes structurants :
- Calibrage local : intégrer les profils de risque propres aux économies africaines, tenant compte de leur informalité, de la concentration sectorielle et de la dépendance externe.
- Valorisation du risque souverain domestique : reconnaître la fonction stabilisatrice des titres publics nationaux dans les bilans bancaires.
- Intégration du risque PME : ajuster les pondérations pour encourager le financement productif et inclusif sans pénaliser les ratios de solvabilité.
- Cohérence macro-prudentielle : assurer l’alignement entre politique monétaire, stabilité des prix et exigences de capital.
Cette approche, déjà à l’étude au sein de plusieurs institutions africaines de supervision et de développement, ouvrirait la voie à une architecture financière cohérente, reliant supervision, développement économique et souveraineté analytique.
6 – Vers une agence africaine de notation souveraine et référente
La notation souveraine africaine ne peut plus être abandonnée aux seules agences internationales.
Si leur rôle d’information reste utile, leurs modèles d’évaluation demeurent partiellement biaisés, souvent déconnectés des réalités structurelles et insensibles aux dynamiques endogènes du continent.
Des acteurs comme Bloomfield Investment Corporation, GCR Ratings ou Agusto & Co. ont déjà ouvert la voie d’une approche enracinée dans le réel africain.
Mais l’enjeu désormais est d’aller plus loin : créer une agence africaine de notation souveraine référente, portée par les régulateurs continentaux (BCEAO, BEAC, BCC, ministères des Finances) et dotée d’un mandat panafricain.
Cette agence aurait pour mission de :
☑ Produire une notation panafricaine du risque souverain, fondée sur des indicateurs contextualisés ;
☑ Intégrer les variables structurelles africaines – croissance démographique, stabilité politique, résilience de l’économie informelle, dynamique de diversification ;
☑ Dialoguer d’égal à égal avec les institutions financières et les agences internationales.
En complément des initiatives régionales existantes, une telle structure incarnerait une voix analytique africaine, capable d’évaluer la performance, la soutenabilité et la crédibilité de nos États selon nos propres critères de stabilité et de développement.
7 – Stratégies de résilience et gestion proactive du risque
La résilience financière africaine ne peut être le fruit du hasard. Elle doit s’appuyer sur des stratégies intégrées, articulant prudence macroéconomique et innovation financière :
☑ Diversifier les sources de financement : mobiliser l’épargne de la diaspora via des diaspora bonds, dynamiser les marchés régionaux de capitaux et renforcer les partenariats Sud-Sud ;
☑ Renforcer les capacités de supervision, de gouvernance et de reporting des institutions financières, afin d’améliorer la transparence et la confiance ;
☑ Instaurer une culture du risque dans la gestion publique, fondée sur la planification, les stress tests réguliers et l’anticipation des chocs ;
☑ Promouvoir enfin une coopération stratégique entre banques centrales, ministères des finances, régulateurs et secteur privé, pour bâtir un écosystème de résilience collective.
La stabilité ne doit plus être subie, mais construite de manière proactive, à travers une gouvernance financière souveraine, préventive et coordonnée.
8 – Le Sénégal comme catalyseur d’un changement systémique
Le cas du Sénégal, au-delà du déclassement décidé par Moody’s, illustre la nécessité d’une réévaluation du risque africain selon des critères souverains. Par sa trajectoire de réformes structurelles, sa stabilité politique et la maturité de ses institutions, le pays incarne une nouvelle génération d’États africains capables de concilier discipline budgétaire, innovation financière et transparence dans la gestion publique.
Ce déclassement doit être lu non comme une sanction, mais comme un signal de transition : celui d’un modèle à repenser. En plaçant le Sénégal au cœur de cette dynamique, l’Afrique dispose d’un laboratoire pour refonder méthodologiquement l’évaluation du risque souverain, en intégrant ses propres fondamentaux macroéconomiques, sociaux et institutionnels.
Le Sénégal devient ainsi un catalyseur d’un changement systémique, ouvrant la voie à une souveraineté analytique africaine où la notation devient un instrument de stratégie, et non un verdict subi.
9 – Conclusion : du diagnostic subi au diagnostic souverain
L’Afrique doit désormais passer du diagnostic subi au diagnostic souverain.
Cette évolution exige une transformation intellectuelle, méthodologique et institutionnelle profonde : construire nos propres cadres de mesure, élaborer nos référentiels d’analyse, et concevoir nos outils d’évaluation selon nos réalités structurelles.
La souveraineté financière africaine ne se décrète pas — elle se calcule, se modélise et se régule à partir de nos données, de nos vulnérabilités spécifiques et de notre vision du développement.
C’est à ce prix que le continent pourra reprendre le contrôle narratif et analytique de son risque, en faisant de la notation non plus un instrument de dépendance, mais un levier d’autonomie stratégique.
Encadré complémentaire
Les reverse stress tests : la nouvelle frontière prudentielle
Contrairement aux stress tests classiques, les reverse stress tests partent non pas d’un scénario de crise probable, mais du point de rupture du système — le niveau où une institution, un État ou un marché cesse d’être résilient.
Ils permettent ainsi d’identifier les zones de vulnérabilité extrême et de déterminer les seuils critiques de résistance.
Ces exercices couvrent plusieurs catégories de chocs :
➡ Macroéconomiques – croissance, inflation, taux d’intérêt ;
➡ Géopolitiques – conflits, sanctions, volatilité des devises ;
➡ Climatiques – risques physiques et transition énergétique ;
➡ De crédit et de liquidité – défauts, tensions interbancaires, retraits massifs.
Alors que la Banque Centrale Européenne (BCE) rendra cette approche obligatoire dès 2026, les régulateurs africains gagneraient à anticiper et contextualiser cette évolution.
L’enjeu n’est pas d’imiter, mais d’adapter : bâtir des scénarios africains de stress alignés sur la structure réelle de nos économies, nos marchés financiers et nos institutions souveraines.


Un commentaire
les notations de Moody’s (comme celles des autres grandes agences de notation, notamment Standard & Poor’s et Fitch) ont souvent fait l’objet de contestations pour manque d’objectivité ou conflits d’intérêts. Voici les principaux cas et critiques documentés :
🔹 1. Crise financière de 2007-2008
C’est le cas le plus emblématique.
Contexte : Moody’s avait attribué des notes AAA à de nombreux produits financiers liés aux subprimes (crédits immobiliers à risque).
Problème : Ces produits se sont révélés extrêmement risqués et ont perdu très vite de la valeur.
Accusations : Les agences, dont Moody’s, ont été accusées d’avoir surestimé la qualité de ces produits sous la pression de leurs clients (les banques d’investissement qui payaient pour les notations).
Conséquences :
En 2017, Moody’s a accepté de payer près de 864 millions de dollars pour régler des poursuites du ministère américain de la Justice et de plusieurs États américains.
Les autorités reprochaient à Moody’s d’avoir compromis son objectivité et violé les normes internes de notation.
🔹 2. Souverains et dettes publiques
Des gouvernements ont contesté les notations de Moody’s, estimant qu’elles étaient injustement défavorables ou politiquement biaisées.
Exemples :
Grèce, Portugal, Espagne, Italie (2010-2012) : les abaissements de notes ont été jugés précipités et aggravants pour la crise de la dette européenne.
France (2012) : contestations politiques après la perte du triple A.
Union européenne : la Commission européenne a envisagé à plusieurs reprises de réguler davantage les agences de notation, en raison de leur influence disproportionnée sur les marchés.
🔹 3. Conflit structurel d’intérêts
Les agences, dont Moody’s, sont rémunérées par les émetteurs des titres qu’elles notent — c’est-à-dire par ceux dont elles doivent évaluer le risque.
➡️ Ce modèle est critiqué comme étant fondamentalement biaisé, car il crée une incitation à donner de bonnes notes pour conserver les clients.
🔹 4. Procédures et critiques académiques
Plusieurs études universitaires et rapports d’enquête (notamment du Sénat américain en 2011) ont mis en évidence un biais systémique et un manque de transparence dans les modèles de notation.
Des anciens analystes de Moody’s ont aussi témoigné de pressions internes pour améliorer les notes attribuées à certains produits.
🔹 En résumé :
Motif de contestation Origine principale Issue notable
Notations subprimes (2008) Défaut d’objectivité et conflit d’intérêts Amende de 864 M$ (2017)
Notations souveraines Accusations de partialité politique Critiques et régulations accrues en UE
Modèle économique “pay-to-rate” Biais structurel Surveillance renforcée (SEC, ESMA).
Partant de cette analyse, je dirais que les pays africains ne devraient plus se soumettre aux évaluations de ces agences. Je crois que les événements de ces derniers mois montrent clairement le double standards sur tous les plans.