Par Leila Ben Hassen, membre du jury des Financial Afrik Awards.
« Les océans de l’Afrique ne sont pas de simples frontières géographiques – ils sont des poumons économiques, des boucliers climatiques et des moteurs de transformation »
Avec plus de 30 000 kilomètres de côtes et certains des écosystèmes marins les plus riches de la planète, l’Afrique possède un capital naturel exceptionnel. Pourtant, la vision seule ne suffit pas à libérer ce potentiel. Ce dont le continent a besoin aujourd’hui, c’est de finance bleue, ce capital catalytique capable de transformer les opportunités maritimes en une croissance durable, investissable et résiliente.
Qu’est-ce que la finance bleue – et pourquoi maintenant ?
La finance bleue regroupe les instruments financiers et investissements destinés à soutenir les activités durables liées aux océans et aux eaux douces telles que : la pêche et aquaculture durables, la conservation côtière et marine, les énergies marines renouvelables (éolien offshore, marée, houle), les infrastructures côtières résilientes, les écosystèmes de carbone bleu (mangroves, herbiers, zones humides) et les produits et technologies visant à réduire la pollution marine.
Loin d’être philanthropique, la finance bleue repose sur des modèles économiques rentables qui génèrent à la fois des rendements compétitifs et des impacts mesurables. La Société Financière Internationale (IFC) insiste sur la nécessité d’aligner ces projets avec les ODD 6 (Eau propre et assainissement) et ODD 14 (Vie aquatique), tout en produisant des résultats concrets.
5,1 milliards de dollars, la valeur projetée de l’économie océanique mondiale d’ici 2050 (OCDE).
L’économie bleue n’est plus un marché de niche. Pour l’Afrique — avec ses 38 États côtiers et ses immenses eaux intérieures — elle pourrait devenir un pilier de transformation économique et de résilience climatique.
Les leviers financiers de la finance bleue
Inspirée de la finance verte, la finance bleue mobilise divers instruments pour orienter le capital vers les activités marines durables :
1. Les obligations bleues et souveraines bleues
Les Seychelles ont ouvert la voie en 2018 avec la première obligation bleue souveraine au monde, levant 15 millions de dollars pour financer des aires marines protégées et une gestion durable des pêcheries.
2. La finance mixte (blended finance)
En combinant fonds concessionnels et capitaux privés, cette approche réduit le risque et attire les investisseurs institutionnels. Le programme Blue Economy for Resilient Africa (BE4RAP), lancé à la COP27, a mobilisé 13,5 millions de dollars pour des projets pilotes de carbone bleu dans les mangroves du Ghana.
3. Les prêts et subventions pour la résilience côtière
Le projet WACA de la Banque mondiale a sécurisé 246 millions de dollars pour la protection des côtes en Gambie, au Ghana et en Guinée-Bissau. Un financement complémentaire de 91 millions de dollars soutient la pêche durable au Mozambique, en Tanzanie et aux Comores.
4. Les obligations liées aux ODD
La Banque mondiale a levé plus de 660 millions de dollars via des obligations liées aux ODD 14 et 6, preuve de l’intérêt croissant des investisseurs pour la finance océanique.
5. Les prêts et obligations liés à la durabilité (SLLs/SLBs)
Ces instruments innovants ajustent les conditions de financement en fonction d’indicateurs de performance environnementale, tels que la réutilisation des eaux usées ou la certification des pratiques de pêche durable.
« La finance bleue est le pont entre innovation financière et gouvernance environnementale. »
Associer chaque instrument au profil de risque et de rendement approprié, des pêcheries artisanales aux énergies offshore, est essentiel pour un développement équilibré du secteur.
Les freins à lever
Malgré une dynamique encourageante, la finance bleue reste embryonnaire en Afrique. Les principaux obstacles:
- Des projets insuffisamment structurés : peu disposent d’études de faisabilité ou de modèles bancables.
- Des cadres réglementaires lacunaires : absence de planification maritime cohérente et droits fonciers incertains.
- Une perception élevée du risque : montée du niveau de la mer, volatilité monétaire et chocs climatiques.
- Des capacités institutionnelles limitées : la plupart des banques manquent d’outils pour évaluer les risques ESG marins.
Surmonter ces défis nécessite une volonté politique affirmée, des partenariats publics-privés solides et une meilleure culture financière des actifs océaniques.
Pourquoi l’Afrique doit agir maintenant
Les enjeux économiques et climatiques rendent l’action urgente :
- 12 millions d’Africains travaillent déjà dans la pêche et l’aquaculture, générant des dizaines de milliards de dollars en PIB.
- En Afrique de l’Ouest, près de 42 % du PIB provient des zones côtières où vit un tiers de la population. Protéger ces territoires est un impératif économique.
- Les investisseurs internationaux intègrent désormais le carbone bleu et la résilience côtière dans leurs portefeuilles climatiques.
- Les institutions africaines qui adoptent des cadres crédibles de finance bleue bénéficieront d’un avantage de précurseur et attireront des capitaux ESG premium.
42 % du PIB d’Afrique de l’Ouest est généré dans les zones côtières, là où l’urgence environnementale rencontre l’intérêt économique.
Les secteurs à fort potentiel
D’après les lignes directrices de l’IFC (V2.0) et les rapports de la Banque mondiale, cinq domaines d’investissement prioritaires se démarquent :
- Infrastructures et logistique bleues : ports résilients, chaînes du froid, gestion des déchets.
- Énergies marines : éolien offshore, énergie marémotrice et houlomotrice.
- Écosystèmes de carbone bleu : mangroves et herbiers qui stockent le carbone et protègent les côtes.
- Pêche et aquaculture durables : traçabilité, certification, transformation locale.
- Écotourisme : tourisme durable côtier et fluvial, allié à la conservation.
Ces secteurs représentent non seulement un impératif climatique, mais aussi de nouvelles classes d’actifs pour les investisseurs visionnaires.
Avancer : la finance comme levier de régénération
Pour les banquiers, les institutions de développement et les décideurs, les priorités sont claires :
- Investir dans la préparation des projets : études de faisabilité, garanties, assistance technique.
- Développer des produits innovants : obligations hybrides bleu-vert, assurances côtières, crédits carbone bleu.
- Favoriser les partenariats publics-privés : les gouvernements réduisent le risque, les banques stimulent l’innovation.
- Intégrer le risque océanique dans les portefeuilles : l’érosion, la perte de biodiversité et le stress hydrique doivent être intégrés dans les évaluations financières.
- Assurer la transparence : des systèmes de suivi robustes sont essentiels pour éviter le « blue-washing ».
« La finance bleue n’est pas une œuvre caritative — c’est une stratégie économique intelligente pour une Afrique résiliente au climat. »
Conclusion : investir dans l’avenir bleu durable de l’Afrique
La finance bleue n’est plus une expérimentation ; elle devient un pilier central de la croissance durable et de la résilience financière du continent. Pour les banques et les investisseurs, l’économie bleue offre des opportunités rentables, inclusives et régénératrices.
L’Afrique est à la croisée des chemins. Ceux qui sauront structurer, mutualiser les risques et aligner les incitations dès aujourd’hui bâtiront non seulement des rendements solides, mais aussi l’avenir bleu du continent, un futur où profit et planète avancent ensemble.