Par M. Raphael Nkolwoudou Afane
Docteur en droit, avocat de formation, juriste spécialisé en droit des affaires et du numérique
Le samedi 21 juin 2025, nous avons célébré la 43ᵉ édition de la Fête de la musique. Fidèle à son esprit originel, cette célébration populaire, gratuite et ouverte à toutes les formes musicales, a rassemblé amateurs et professionnels autour d’une passion commune. Depuis sa création en 1982 sous l’impulsion de Jack Lang, alors ministre français de la Culture, cette journée coïncidant avec le solstice d’été a vu défiler des générations de musiciens dans les rues du monde entier, dans un élan de partage et de spontanéité.
Mais au lendemain de cette fête, une autre révolution musicale s’impose aux esprits : l’irruption de l’intelligence artificielle (IA) dans le champ de la création sonore. De la composition assistée par algorithmes à la synthèse vocale ultraréaliste, l’IA bouleverse les codes traditionnels de la production musicale.
Grâce à des outils comme OpenAI’s Jukebox, Google’s MusicLM ou encore les récentes créations vocales clonées de Drake et The Weeknd, la machine s’invite désormais en tête des classements. Derrière ces prouesses technologiques, se posent des questions fondamentales : l’IA est-elle un nouvel instrument d’inspiration, ou un acteur disruptif redéfinissant les rôles mêmes des musiciens ? Qui détient les droits d’une chanson composée par une IA ? L’artiste va-t-il devenir obsolète, ou au contraire, ces outils pourraient-ils le libérer ?
Plongée dans un présent où la créativité n’a plus de limites… sauf celles du droit.
Un monde où la musique se passe de musiciens ?
Imaginez un hit planétaire interprété par une voix vibrante d’émotion — sans la moindre intervention humaine. Pas de chanteur, pas de studio, seulement un prompt bien conçu. Une IA, nourrie de milliers de morceaux, reproduit à la perfection la voix d’un artiste mondialement connu. Ce scénario n’est plus de la science-fiction : aujourd’hui, des intelligences artificielles chantent, rappent, composent et imitent avec une aisance troublante. Et pendant ce temps, les musiciens s’interrogent : quelle place leur reste-t-il dans un écosystème où leur voix devient duplicable en quelques secondes ?
L’ère des IA vocales : fascination technique, choc juridique
“Heart on My Sleeve” : faux Drake, vraies polémiques
En 2023, un morceau viral a affolé les plateformes comme Spotify et TikTok. On y entendait un duo entre Drake et The Weeknd — ou plutôt une imitation générée par IA, sans le consentement des intéressés. Universal Music a dénoncé une appropriation illégale de la voix, c’est-à-dire de l’identité même des artistes.
Angèle, Eminem, et le retour des voix fantômes
Angèle a vu sa voix clonée pour une reprise virale de Saiyan (IA), tandis que David Guetta a généré un faux couplet dans le style d’Eminem. Même sans visée commerciale, ces expérimentations relancent une question cruciale : la voix humaine est-elle encore protégée dans l’univers numérique ?
Que dit le droit ? Trois piliers juridiques en tension
- Le droit à la voix : un attribut de la personnalité (Code civil, article 9)
La voix, au même titre que le nom ou l’image, est un élément de l’identité personnelle. Sa reproduction non autorisée peut constituer une atteinte à la vie privée.
Exemples jurisprudentiels :
- Arrêt Bettencourt (2007) : reconnaissance de l’atteinte à la vie privée via un enregistrement vocal non consenti.
- Affaire Johnny Hallyday (2018) : l’imitation de sa voix dans une publicité a été jugée illicite, même sans utilisation de l’enregistrement original.
- Les droits voisins des artistes-interprètes (Code de la propriété intellectuelle, art. L.212-1 et suivants)
Les artistes bénéficient de droits exclusifs sur leurs prestations. L’imitation de leur voix ou sa reproduction nécessite une autorisation expresse, même si l’œuvre est transformée. - La voix comme donnée personnelle (RGPD, art. 4(14))
Le Règlement européen considère la voix comme une donnée biométrique. Lorsqu’elle est utilisée pour identifier une personne, sa collecte ou son exploitation nécessite un consentement éclairé.
Les défis : zones grises et trous noirs du droit
- Imitation vocale sans copie directe : difficile à qualifier juridiquement lorsqu’il s’agit d’un clone ressemblant mais non identique.
- Responsabilité diluée : créateur du prompt, développeur de l’IA, plateforme de diffusion ? Les juges peinent à désigner un responsable unique.
- Œuvres d’IA sans auteur humain : absence de protection par le droit d’auteur, ce qui ouvre la voie à des utilisations commerciales sans garde-fous.
- Entraînement des IA sur des données vocales humaines : souvent réalisé sans transparence ni consentement explicite.
Réguler l’algorithme qui chante : où en est-on ?
L’Union européenne a adopté l’IA Act en 2024. Certaines IA vocales pourraient y être classées comme systèmes « à haut risque », notamment lorsqu’elles sont utilisées à des fins :
- d’authentification biométrique (ex : reconnaissance vocale pour les services bancaires),
- de catégorisation émotionnelle,
- dans des infrastructures critiques (ex : centres d’appels d’urgence).
La création artistique, elle, bénéficie d’une présomption de « faible risque » mais reste encadrée par le droit d’auteur et le RGPD.
Des propositions émergent :
- étiquetage obligatoire des contenus générés par IA,
- licences collectives pour les œuvres utilisées lors de l’entraînement des algorithmes,
- consentement traçable pour les données vocales,
- partenariats éthiques entre artistes, développeurs et labels.
Mais la régulation reste fragmentaire… alors que la musique circule sans frontières.
L’IA, opportunité ou menace ? La dignité de l’artiste comme ligne rouge
L’intelligence artificielle représente une opportunité formidable — à condition qu’elle ne remette pas en cause les fondements de la création humaine. Il est temps d’ériger des principes forts :
Reconnaissance et rémunération
- La paternité et l’intégrité de l’œuvre doivent être inaliénables.
- Toute intervention d’IA doit être signalée, sans minimiser le rôle créatif de l’artiste.
- Les artistes doivent être équitablement rémunérés, y compris pour les données utilisées dans l’entraînement des IA.
Processus créatif et autonomie
- L’IA doit rester un outil, non un substitut.
- Le processus humain, fait de doutes et d’inspiration, est irremplaçable.
- L’artiste doit garder le contrôle final sur l’œuvre.
Authenticité et originalité
- Protéger la singularité de la création humaine contre la standardisation algorithmique.
- Préserver l’émotion, l’histoire, et l’intention derrière chaque œuvre musicale.
Conclusion : pour une charte mondiale de l’intégrité artistique
Face à ces mutations rapides, une Charte mondiale de l’intégrité artistique codifiant le droit à la voix, au consentement et à la rémunération équitable apparaît nécessaire. Car sans règles claires, le silence de demain ne sera plus d’or : il sera synthétique, déshumanisé — et tragiquement vide.