Louis S. AMEDE (FNISCI) : « En l’état actuel de préparation, c’est une vraie gageure ! »
Dans le cadre des efforts de l’administration fiscale ivoirienne pour améliorer la mobilisation des recettes intérieures, les grandes entreprises ivoiriennes doivent depuis le 1er juin 2025 délivrer des factures normalisées électroniques à leurs clients en remplacement de la traditionnelle facture normalisée en papier avec un sticker de couleur rouge. Comment ce basculement inédit dans les transactions commerciales est appréhendé par les industriels ? Financial Afrik a fait le tour du sujet avec Louis S. AMEDE, Directeur Général de la Fédération nationale des industries et services de Côte d’Ivoire (FNISCI).
FA : A l’instar de certains pays européens, la côte d’Ivoire a entamé, à compter de ce 1er juin 2025, une dynamique d’implémentation généralisée de la facturation normalisée électronique. Comment le secteur industriel vit cette mutation ?
LSA : L’annexe fiscale à la loi de finances pour l’exercice 2025 a effectivement étendu aux entreprises industrielles, aux commerçants et aux artisans qui livrent des biens, ainsi que les prestataires qui fournissent des services, l’obligation de délivrance de facture normalisée électronique. Et l’effectivité de cette obligation -qui jusqu’avant cette année budgétairen’était mise qu’à la charge des seuls professionnels qui livrent des biens ou fournissent des services par voie électronique- a été étalée par un arrêté pris seulement le 9 mai dernier sur une période de quatre mois -1er juin à 1er septembre 2025-. Ainsi au 1er juin 2025, les entreprises industrielles, qui relèvent du régime normal d’imposition, sont supposées délivrer à leurs clients des factures normalisées électroniques.
En l’état actuel de préparation de l’écosystème général, – incluant l’Administration publique et la secteur privé-, ce basculement n’est, en pratique, ni plus, ni moins qu’une vraie gageure ! Du moins, de maintenant à la fin de cette année ! Malgré leur bonne volonté, leur sens civique indéniables, les entreprises industrielles ivoiriennes abordent très difficilement ce virage qui, semble-t-on perdre de vue, emporte pour elles des ajustements techniques et opérationnels profonds -synonymes de coûts divers- qui ne s’opèrent pas en un claquement de doigts. Malheureusement !
F.A : L’Administration fiscale ivoirienne qui est en charge du déploiement de système de facturation a, pourtant , conduit au cours des derniers mois, une phase pilote qui a impliqué un échantillon d’entreprises ?
LSA : Si si. Et, elle n’a pas que conduit une phase pilote. Elle a même soutenu cette période test avec des sessions de formation au bénéfice des entreprises du secteur privé -quasiment à la demande. Ce qui est tout à son honneur et laisse entrevoir à quel point le secteur privé formel ivoirien est lui-même conscient de son intérêt à une opérationnalisation réussie de ce nouveau système de facturation.
L’exercice préparatoire à la généralisation du dispositif conduit par l’administration a certes permis à cette dernière de présenter le dispositif, ses outils et son fonctionnement. Mais il a eu un autre avantage, celui-là insuffisamment intégré nous semble-t-il, qui est d’avoir permis aux entreprises de pointer les défis factuels objectifs qui ont poids d’hypothèques sur l’efficacité future dudit dispositif. Notamment insuffisant ajustement institutionnel, préparation technique limite et capacités opérationnelles relatives avec comme corollaire un timing de basculement effectif peu réaliste.
FA : Vous n’avez de cesse de souligner à la fois l’importance et la nécessité pour la Côte d’Ivoire d’opérationnaliser son dispositif de facturation électronique. Mais en l’état actuel de la réalité du terrain, quelle solution concrète entrevoient les industriels que vous représentez ?
LSA : Il y a une belle maxime militaire qui prescrit que « c’est le terrain qui commande » l’action ! Ainsi, une démarche logique et réaliste voudrait, que le déploiement de cette réforme importante et d’intérêt général, au regard de la réalité objective de préparation technique et technologique tant des entreprises que de l’Administration, se fasse au cours de l’exercice comptable 2026. Cela en considérant comme une période transitoire, les neuf mois qui courent à compter de la date du 1er juin 2025 pour les entreprises relevant du régime réel d’imposition et progressivement dans l’esprit déjà adoptéd’une approche progressive et différenciée. La mise en conformité des entreprises, dans le cadre de la réforme, emporte pour ces dernières des investissements notamment en équipements qu’il leur faut avoir prévus dans leur budget et que le gouvernement devrait envisager expressément d’inciter l’exécution.
En tout état de cause, en matière de facturation électronique, la Côte d’Ivoire n’innove pas sur le continent. L’Afrique du Sud, le Kenya, le Rwanda, l’Ouganda, la Tunisie, l’Égypte et plus récemment le Maroc, pour ne citer que ces exemples, ont opéré ce basculement. Et leurs parcours enseignent qu’il est décisif de tenir compte de la réalité du terrain dans le déploiement de ce dispositif.
FA : Pensez-vous que l’Administration ivoirienne consente à différer le calendrier qu’il a déjà prescrit de passage à la facture normalisée électronique. Surtout qu’elle a, dans le cadre des accords en cours avec les bailleurs de fonds, un agenda de réformes, je dirais, assez carré. Et aussi que les appels de pieds du patronat ivoirien à son endroit, au nom du secteur privé, sur ce sujet et d’autres, sont demeurés jusque-là (ndlr le 2 juin 2025) sans réponses ?
LSA : Nous voulons le croire ! Simplement parce que la mise en œuvre au forceps de la facture normalisée électronique dans le contexte actuel de déploiement insuffisant des outils opérationnels du dispositif de facturation et d’émission des factures, de déficits d’ajustements technologiques, d’évanescence du périmètre de la facturation entre les entreprises… va engendrer des conséquences négatives réelles pour les entreprises mais aussi, au final, pour l’économie ivoirienne dans son ensemble.
Pour les entreprises, qui devront alors faire avec des solutions techniques loin d’être complètes et adaptées, les choses se traduiront en difficultés émettre les factures normalisées électroniques avec corollaires des retards dans leurs transactions commerciales, des incertitudes sur la validité des factures qu’elles vont émettre, un coût de mise en conformité élevé, forte exposition à des sanctions et redressement pour non-respect d’obligations techniques -pour le moins hors de leur contrôle. Mais le contrecoup pour l’économie ivoirienne, en termes d’inefficacité du contrôle et du recouvrement de la TVA, d’instabilité et d’insécurité du dispositif fiscal, de fragilisation de la recevabilité de la réforme et la compromission de l’objectif d’élargissement de l’assiette fiscale, et de motivation des pratiques d’évitement fiscal… ne risque pas d’être moindre.
Aussi bons voire louables que puissent être les objectifs de politiques d’une mesure ou d’une législation économique, si son implémentation contrarie au final la compétitivité générale et le dynamisme de l’économie nationale et des entreprises, il convient de savoir s’en détourner, sinon l’ajuster.