Portée par une croissance qui dépasse largement la moyenne régionale, la Côte d’Ivoire aborde son boom énergétique comme un accélérateur plutôt qu’un tournant identitaire. Les découvertes des gisements « Baleine » et « Calao » ont permis d’affirmer la montée en valeur des filières locales de raffinage, de stockage et de transformation d’hydrocarbures. Un « formidable accélérateur » pour le pays selon Nina Keita, DGA de la GESTOCI, à condition que la diffusion de la croissance suive le rythme de l’extraction.
Sur les chantiers d’Abidjan, les grues ne dorment plus. Au large, dans le golfe de Guinée, la découverte des deux poches d’hydrocarbures « Baleine » en 2021 et « Calao » en 2024 est devenue le symbole d’une Côte d’Ivoire qui change d’échelle. Entre les tours du Plateau, centre administratif et financier de la ville, et les pipelines qui serpentent vers les terminaux, une évidence s’impose : le pays vit une accélération rare, tirée par une croissance insolente et, donc, un boom énergétique qui redistribue les cartes.
La dynamique ne date pourtant pas d’hier. En 2013 déjà, le FMI parlait d’un « deuxième miracle ivoirien », après celui du cacao dans les années 1960–1970. Dix ans plus tard, le miracle est toujours à l’œuvre. Entre 2021 et 2024, la croissance a tourné autour de 6,5 %, soit le double de la moyenne ouest-africaine. La Côte d’Ivoire pèse désormais 40 % du PIB de l’Union économique et monétaire ouest-africaine et les investissements directs étrangers ont été multipliés par cinq en dix ans.
Abidjan, qui souhaite devenir le « New York de l’Afrique », concentre 65 % du PIB du pays et une grande partie des chantiers : extension de l’aéroport, construction du métro, zones industrielles. Et dans les coulisses, les investisseurs se bousculent : la France reste le premier partenaire privé, la Chine est un acteur commercial majeur, et même les États-Unis ont souhaité débloquer 255 millions d’euros pour moderniser le réseau électrique. Standard & Poor’s a relevé la note souveraine du pays à BB, renforçant encore cette attractivité.
La montée en valeur, pierre angulaire du modèle ivoirien
Dans ce paysage déjà porteur, les hydrocarbures jouent désormais le rôle d’accélérateur. Les gisements « Baleine », découvert en 2021, et « Calao » en 2024, ont renforcé la place de la Côte d’Ivoire sur la carte énergétique du continent. Pour le seul « Baleine », ce sont 2,5 milliards de barils de brut prévus et 3 300 milliards de pieds cubes de gaz. Le pays prévoit de passer d’environ 44 000 barils par jour aujourd’hui à « au moins » 200 000 en 2027–2028, selon Kaba Nialé, ministre du Plan et du Développement. Objectif : 500 000 barils par jour en 2035, pour rejoindre le Top 5 africain.
Pour Nina Keïta, directrice générale adjointe de la GESTOCI (Société de gestion des stocks pétroliers de Côte d’Ivoire), ce boom, plutôt qu’une révolution, constitue un formidable accélérateur. « Le pétrole ne change pas l’ADN de l’économie ivoirienne, mais il change clairement son échelle. C’est un moteur additionnel, pas un modèle de substitution. »
La vraie rupture est ailleurs : dans la volonté affichée de capturer davantage de valeur localement. Le pays ne veut plus se contenter d’exporter du brut. Raffinage renforcé à la Société Ivoirienne de Raffinage, montée en puissance pétrochimique, réseaux électriques modernisés, transformation agricole accrue : le Plan national de développement 2021–2025 a tracé la route.
Dans cette stratégie, la GESTOCI occupe une position centrale. Stockage stratégique, sécurité industrielle, fluidité des flux, normes internationales : tout passe par elle. « On ne peut pas parler de montée en valeur sans maîtrise logistique. Notre rôle, c’est de rendre l’énergie disponible et fiable, pour le pays comme pour les exportations », explique Nina Keïta.
Cette montée en valeur n’est pas qu’une question pétrolière. Elle fait écho à ce qui se joue dans l’agro-industrie : cacao, noix de cajou, café, mangue… Longtemps exportés bruts et porteurs de la croissance ivoirienne, il s’agit à présent de les transformer localement, afin de compléter la chaîne de valeur. Des zones de transformation surgissent à Yamoussoukro ou Korhogo, destinées à accueillir des unités modernes. L’objectif est clair : renforcer l’intégration industrielle du pays et réduire sa vulnérabilité aux cycles de prix internationaux.
Abidjan : hub énergétique et logistique
L’attractivité du pays tient aussi à sa géographie. Le port d’Abidjan, l’un des plus performants d’Afrique subsaharienne, sert de poumon commercial. La Côte d’Ivoire se situe au croisement de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) et de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), avec une ambition claire : devenir un hub énergétique et logistique régional.
C’est là que la montée en valeur prend son sens économique. « Le stockage, c’est l’assurance-vie d’un système énergétique. Sans capacité, il n’y a ni sécurité pour les ménages, ni crédibilité pour les marchés voisins », souligne Nina Keïta. Une manière directe de rappeler que l’infrastructure, souvent invisible, est en réalité le socle du modèle.
Même logique concernant les renouvelables. Le pays veut porter leur part à 42 % du mix d’ici 2030. Dans un pays où un peu plus de 70 % de la population a accès à l’électricité, avec de fortes disparités régionales, l’enjeu n’est pas seulement climatique : il est socio-économique.
Des fragilités persistantes, mais une dynamique intacte
Reste une face plus sombre, mais que personne ne nie : pauvreté encore élevée (37,5 % en 2021), informalité massive (près de 7 millions d’actifs), chômage des jeunes diplômés à 15 %, et une corruption persistante grignotant 4 % du PIB chaque année. Le nord et l’est du pays accusent un retard marqué. Une réalité confirmée par le PDG de Bloomfield, Stanislas Zézé : « Il faut décentraliser les investissements, sinon l’exode rural continuera d’alimenter les déséquilibres. »
La dette publique, passée de 37,2 % du PIB en 2019 à 59,3 % en 2024, est un autre point d’attention. Mais l’inflation reflue (3,5 % en 2024), le déficit se réduit, et les prix du cacao, du café, de la cajou et de l’or offrent un soutien précieux aux comptes publics. Pour Nina Keïta, l’enjeu n’est pas de masquer ces défis, mais de s’assurer qu’ils ne deviennent pas des angles morts. « Le boom énergétique doit être un levier de diffusion, pas de concentration. Le vrai sujet, c’est que la stabilité et la croissance profitent au plus grand nombre. »
La Côte d’Ivoire aborde ainsi une séquence rare : un moment où l’essor des hydrocarbures sert d’amplificateur à une dynamique déjà robuste. Le défi sera moins d’extraire davantage que d’organiser, transformer et sécuriser les flux pour que la valeur reste dans l’économie réelle. Si ce pari est tenu, Abidjan pourrait consolider un modèle où l’or noir soutient la diversification, plutôt que de s’y substituer.

