« Carbone : l’Afrique revendique son droit de collecter ses propres contributions”
En exclusivité dans nos colonnes, Ahmed Araita Ali, secrétaire général de l’Africa Sovereign Carbon Registry Foundation, réagit à un récent article de presse faisant état de courriers qui auraient été envoyés par les principales organisations professionnelles internationales de transporteurs maritimes aux présidents djiboutien et gabonais. Cette information, rapportée le 29 juillet par TradeWinds, média professionnel faisant référence dans le secteur, relaye les inquiétudes des transporteurs maritimes internationaux quant aux récentes mises en place par Djibouti, puis par le Gabon, de leur propre initiative souveraine de contributions carbone, conformément au principe “Pollueur payeur”.
Qu’est ce que l’Africa Sovereign Carbon Registry Foundation et quel est son rôle?
Ahmed Areita Ali : L’Africa Sovereign Carbon RegistryFoundation a été créée pour garantir la bonne gouvernance des Initiatives Carbone Souveraines et des Registres Carbone Souverains associés, et leur conformité aux standards internationaux. La Fondation promeut un mécanisme novateur de financement de programmes de développement durable, de transition écologique et énergétique par la collecte des contributions carbone qui leur sont dues par les pollueurs aériens et maritimes. Ces contributions leur sont dues au titre du principe “Pollueur Payeur”, confirmé par l’accord de Paris de 2015, ratifié par 194 pays. Mais presque aucun pays africain ne l’applique à l’heure actuelle faute d’avoir déployé des initiatives carbone souveraines. La Fondation accompagne les Etats africains pour combler ce manque en leur proposant ce mécanisme conforme aux normes internationales, vérifié et certifié par des organismes mondialement reconnus tels Forvis Mazars et AmSpec, et déployable en moins de trois mois. Djibouti a été le premier pays à adopter ce modèle, en 2023, le Gabon vient de suivre dans la foulée. Le Conseil de gouvernance de la Fondation est composé de représentants des États membres (par exemple, Djibouti et le Gabon), d’organisations internationales et d’experts indépendants.
Comment interprétez-vous les informations relayées concernant l’initiative du World Shipping Council (WSC), Bimco, l’Asian Shipowners’ Association, l’International Chamber of Shipping, Intercargo et Intertanko ?
AAA: Ces lettres, dont je n’ai pas pris connaissance personnellement, ne remettent pas en question la pertinence et la conformité du mécanisme promu et développé par AfricaCarbon Sovereign Registry, mais évoquent les craintes de l’industrie maritime, représentée par ses principaux syndicats, de voir la multiplication d’initiatives diverses de collecte de contributions carbone. Pour citer l’article, « Les associations ont exprimé leur inquiétude quant au fait que cet effort pourrait contribuer à une réglementation fragmentée des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur du transport maritime. » Ces lobbys promeuvent en effet le projet de l’Organisation Maritime Internationale (OMI) d’établir une taxe carbone mondiale sur le maritime à un tarif bien supérieur, de $100/tCO2 contre $17/tCO2, le tarif actuellement pratiqué à Djibouti et au Gabon. Mais cette taxe serait collectée par un Fonds OMI (IMO Fund) géré par l’industrie. Or, comme l’Union européenne qui a instauré de longue date son registre carbone, EU ETS, qui a collecté 33 milliards d’euros de contributions en 2023, Djibouti et le Gabon estiment qu’ils sont eux-mêmes légitimes et en mesure de collecter directement les contributions qui leur sont dues par les pollueurs. Tout en partageant pleinement l’objectif de l’industrie de promouvoir un mécanisme harmonisé, et standardisé, dans une approche pro-business. Encore une fois, la Africa Sovereign Carbon Registry Foundation assure la gouvernance et la conformité des Initiatives Carbone Souveraines avec les standards internationaux et sectoriels de l’OMI.
Les lobbys maritimes tiendraient donc un double discours?
AAA: En Mai 2025, l’ASCR Foundation a rencontré Guy Platten, le secrétaire général de l’International Chamber of Shipping. M. Platten nous a confirmé que les initiatives carbone étaient appelées à se multiplier et qu’elles allaient dans ‘le sens de l’histoire’ -à l’instar de l’EU ETS Européen récemment copié par la Turquie. Il reconnaissait par ailleurs l’approche pro-industrie de l’initiative djiboutienne, et l’intérêt de promouvoir un mécanisme standardisé sur le continent répondant aux craintes de l’industrie de voir la multiplication de mécanismes divers qui -au-delà du coût- complexifierait de beaucoup les processus administratifs et de mise en conformité des groupes maritimes. Mais, dans la réalité, nous sommes effectivement confrontés à un double discours de l’industrie, qui, sur la scène internationale communique son engagement en faveur de la décarbonation et son soutien aux pays les moins développés, mais qui, localement, nie la légitimité des pays africain à établir leurs propres solutions souveraines calquées sur des mécanismes par ailleurs reconnus dans le reste du monde dit ‘développé’. Une approche qui pourrait être considérée comme post colonialiste !
Dans une tribune récemment publiée dans La Tribune Corinne Lepage, avocate et ancienne ministre française de l’Environnement vous apporte son soutien…
AAA: Oui, cette tribune, intitulée “Les Initiatives Carbones Souveraines : un mécanisme légitime et urgent”, rappelle que l’Afrique représente 17% de la population mondiale et seulement 4% des émissions de GES. Mais qu’elle est le continent le plus affecté par le changement climatique. Pour l’ancienne responsable gouvernementale, « il devient de plus en plus urgent de trouver des solutions de financement [pour la transition écologique]» afin de permettre aux pays les plus touchés par le dérèglement climatique de s’adapter. Et ce en particulier à l’heure où les fonds publics ont diminué de manière drastique, et où les Etats-Unis arrêtent leur aide au développement». Les initiatives carbone souveraines établies avec l’aide de l’ASCR à Djibouti et au Gabon sont parfaitement conformes aux engagements internationaux (Art 6.8.b de l’Accord de Paris). Mais ils font l’objet de pressions, quelques jours seulement après la parution de la tribune de Corinne Lepage, par le biais de cet article.
Ce qu’elle avait d’ailleurs anticipé dans son texte…
AAA: Parfaitement, puisqu’elle y expliquait bien que “ce système [ndlr: de l’ASCR] n’est pas toujours apprécié par les États « dits développés » qui voudraient pouvoir garder par-devers eux la totalité des sommes dues au titre des transports aériens et maritimes ». Les représentants de MSC et de CMA CGM à Djibouti et au Gabon ont ainsi tenté de faire pression sur les gouvernements locaux contre la mise en place des initiatives carbone souveraines, appuyées par l’ASCR. Sur le site Internet de CMA, on peut par exemple y lire que le groupe “s’est donné pour mission de contribuer à une mondialisation durable, à travers des échanges économiques plus équilibrés, permettant un développement à la fois économique et social, dans le respect de l’intégrité de tous les hommes et de la planète”, cherchez l’erreur…
La décarbonation du secteur maritime est donc avant un business qui profiterait… aux pollueurs?
AAA: MSC, CMA, Hapag, Maersk…se sont fait épingler par une étude de référence pour avoir établi des pratiques de surfacturation du coût environnemental du fret, et générer des profits significatifs sur le dos de leurs clients. Comme l’explique Fanny Pointet, responsable du Transport maritime à T&E France, auteure de cette enquête , « les géants du transport maritime surtaxent leurs clients en utilisant les normes environnementales pour les faire payer beaucoup trop cher. Qu’il s’agisse du conflit en mer Rouge ou d’un nouveau marché du carbone, les compagnies maritimes sont gagnantes à tous les coups ».
Revenons à l’OMI et son projet d’établir une taxe carbone mondiale sur le maritime qui serait collectée par un Fonds OMI géré par l’industrie…
AAA: L’OMI, sous l’influence du World Shipping Council et de la International Chamber of Shipping, porte le projet d’établir ce mécanisme de taxe mondiale sur le maritime à compter de 2028. Le principe est de taxer une partie des émissions de l’industrie maritime (à 100$ /tCO2 et 380$ pour les navires les plus polluants). Mais la taxe en question sera collectée au sein d’un fonds OMI, donc géré par l’industrie, pour financer la R&D et le développement de technologies d’économie de carburant. Une partie indéfinie des fonds serait allouée aux pays émergents selon des conditions à définir.
Concrètement, quels bénéfices les Etats tirent-ils des initiatives carbone souveraines?
AAA: Si on regarde les dernières données de l’EU ETS, cela a rapporté à l’Europe 33 milliards d’euros en 2023 ; et encore cela ne comprend pas le maritime, dont la première phase a démarré en 2024, dont les statistiques ne sont pas encore disponibles. Même si le tarif est flottant, on parle ici d’environ 85$ /tCO2 en 2023 en Europe. En Afrique la contribution carbone imposée aux secteurs maritime et aérien peut générer des revenus significatifs pour les pays, en fonction de leur activité maritime et aérienne et bien sûr du tarif de la contribution décidée par les gouvernements. Au tarif européen l’initiative pourra rapporter entre 100 et plus de 300 millions $par an par pays. Cette estimation est issue de simulations faites pour certains pays à partir de statistiques communiquées par les autorités locales sur leur volume d’activité maritimes et aériennes. Pour les plus gros pays maritimes, aux activités portuaires les plus développées comme l’Egypte, le Maroc ou l’Afrique du Sud, les contributions carbone pourraientapporter plus d’1 milliard $/an par juridiction au tarif européen. Alors que l’USAID a alloué environ 11,5 milliards de dollars aux pays africains l’année dernière, et que l’agence américaines se retire, il est plus que jamais crucial que les pays africains exercent leur souveraineté climatique et touchent directement les contributions carbone qui leur sont dues au titre du principe “Pollueur Payeur”. D’Autant que c’est le continent le plus affecté par le réchauffement climatique.
Qu’en disent les pays africains?
AAA: Le projet de l’OMI a été approuvé le 11 avril 2025, mais devrait être ratifié en octobre prochain, d’où les initiatives de lobbying de l’industrie. En avril dernier, de nombreux pays se sont abstenus : les États des îles pacifiques, les Seychelles, l’Egypte, le Ghana, le Libéria, Madagascar, le Nigeria, l’Ouganda, etc., car la redistribution dans les pays n’est pas claire. Les Etats-Unis sont radicalement opposés à cette initiative comme l’Arabie saoudite, les EAU, Oman, l’Algérie et le Maroc qui ont voté contre. 63 ont voté pour, y compris l’Union Européenne, même si ce mécanisme entrerait en conflit avec l’EU ETS. La position finale des pays africains pourrait faire pencher la balance en octobre.
Pour conclure, l’ASCR Foundation soutient pleinement le principe d’une taxe carbone mondiale et harmonisée pour le secteur maritime, surtout au tarif proposé par l’industrie. Mais elle reconnaît avant tout le droit souverain des pays à percevoir eux-mêmes ces revenus. Une taxe mondiale sur le carbone ne devrait pas être administrée par l’industrie elle-même, surtout pas dans le cadre d’un modèle où elle s’auto-taxe pour financer sa propre recherche et développement.