29 mai 2025, Abidjan, à l’heure du laitier et du croissant. Dans les couloirs feutrés de l’hôtel Ivoire, l’air est dense, saturé d’arômes de café et d’attentes suspendues. Ce matin-là, le sort de la première institution financière du continent allait basculer. Tout semblait figé. Les regards se croisent, les murmures se propagent. L’équipe du Zambien Samuel Maimbo, technocrate de la Banque mondiale, se montre sûre de son avance, confiante dans le soutien de Washington et des non-régionaux. En face, le camp de Sidi Ould Tah s’organise dans l’ombre, prêt à jeter toutes ses forces dans l’arène.
Le premier tour tombe : 40 % pour Maimbo, 33 % pour Ould Tah, 17 % pour le Sénégalais Amadou Hott. Courtisé par les Mauritaniens, ce dernier refuse de se rallier. Certains y verront une occasion manquée. Abbas Tolli, soutenu par N’Djamena et Malabo, termine dernier avec 0,52 %. Son ministre des Finances ne se serait même pas déplacé.
Aussitôt, les tractations en vue du second tour commencent. Téléphones surchauffés, conciliabules en série dans les salons discrets et les suites du Sofitel. Les états-majors scrutent les chiffres. Le clivage est net : Ould Tah a capté 47 % des voix africaines, dont celles du Nigeria et de l’Algérie. Le Maroc surprend en choisissant Amadou Hott, l’Égypte sans doute Swazi Tshabalala. En comparaison, Maimbo ne recueille que 26 % des voix régionales au terme du premier tour. Le duel devient évident : L’Afrique doit choisir son président pour son institution financière et non pas par les autres. Le pari de Sidi Ould Tah – miser sur l’Afrique – s’oppose au choix de Maimbo, qui a opté sur les non régionaux.

Dans la salle de vote, Sid’Ahmed Bouh, ministre mauritanien de l’Économie et des Finances, alerte Nouakchott. Le président Ghazouani est joint. Depuis l’Asie, Emmanuel Macron active ses réseaux européens, convainc Berlin et Londres. Riyad se mobilise. Le bloc non régional se fissure. Le Japon, le Canada, la Corée du Sud et le Royaume-Uni, habituellement alignés sur les États-Unis, commencent à douter. D’autant que Washington, pragmatique, avait contacté confidentiellement Sidi Ould Tah, la veille du vote, prêt à changer de cap en cas de « dynamique favorable ».
Une éternité s’est passée entre le premier et le deuxième tour. Sur les bords de la lagune Ebrié, l’ambiance s’électrise. Bouh entame une dernière série de pourparlers, pendant que Ghazouani, président sortant de l’Union Africaine, orchestre à distance une offensive diplomatique serrée. Les coups de fil s’enchaînent. Le candidat Tah partait avec une certitude. À la veille du scrutin, un moment décisif, Alassane Ouattara convaincra de nouveau Bola Tinubu, président du Nigeria, de confirmer son vote pour le camp mauritanien. Le Bénin ayant déjà accordé son soutien à la Mauritanie, le ministre béninois de l’Economie et des Finances, Romuald Wadagni, instruit par son président, Patrice Talon, a joué un rôle pivot, surtout auprès de certains non régionaux.
Au fil des heures, les positions évoluaient. Les soutiens majeurs de Maimbo et Tshabalala commencèrent à changer de camp. Au second tour, Ould Tah prend la tête avec 48,42 %, contre 36 % pour Maimbo. Hott décroche à 9 %, Tshabalala est éliminée. L’équipe sud-africaine, forte d’une trentaine de membres, constate avec amertume l’effacement de sa diplomatie sur la scène continentale.

La tension culmine. Au troisième tour, les États-Unis, le Japon et le Canada basculent, apprend Financial Afrik qui retransmettait les résultats minute après minute. Le résultat est sans appel : Sidi Ould Tah l’emporte avec 76 % des voix. Une élection éclair en trois tours. Du jamais-vu depuis la création de la Banque africaine de développement.
Derrière cette victoire éclatante, une campagne bien huilée. Sid’Ahmed Bouh conduisait les opérations avec, à ses côtés, Mohamed Salem Nany, discret directeur général des financements. À leurs côtés, Aissata Lam, directrice de l’Agence de Promotion des Investissements en Mauritanie (APIM), porte-parole efficace, Frannie Leautier, experte des institutions financières , Thierry Hot, maître du relationnel africain, ainsi que Serge Ekué et Didier Acouetey, aux réseaux aussi discrets que décisifs.
Il faut le dire, la Côte d’Ivoire a joué un rôle central dans la victoire de Sidi Ould Tah. L’engagement personnel du président Ouattara, « un game changer » comme l’écrivait Jeune Afrique en janvier 2025, a été déterminant. Mais, au-delà des alliances, c’est le profil du candidat et ses états de services qui ont facilité le consensus. Le trilingue, Sidi Ould Tah, ancien ministre, ex-président respecté de la Banque arabe pour le développement économique en Afrique (BADEA), a séduit par son sérieux, sa maîtrise institutionnelle, et un discours de souveraineté assumée.
Quoi qu’il en soit, ce scrutin est entré dans l’histoire heurtée des élections à la Banque Africaine de Développement pour plusieurs raisons : un record de rapidité, une adhésion continentale inédite. Trois tours là où il en fallut 14 pour Omar Kabbaj et 8 pour Donald Kaberuka. A Abidjan, l’Afrique a parlé d’une seule voix.
Une page se tourne. Une autre s’écrit, sous le sceau d’un panafricanisme stratégique. Ironie finale : nos confrères de Radio France Internationale (RFI) avaient annoncé l’élimination de Sidi Ould Tah au premier tour, le confondant sans doute avec Abbas Tolli. Une bourde aussi grosse que celle des médias de l’Afrique de l’Est jubilant dés le premier tour pensant qu’il s’agissait du résultat final . Mais, au delà des impairs et des passions, ce soir-là, à Abidjan, ce qu’on retiendra, c’est le poids du président Ouattara sur la scène continentale , l’influence du président Ghazouani auprès de ses puissants alliés de Riyad de Paris et la victoire d’un homme, Sidi Ould Tah, qui a su fédérer une équipe plurielle — de la Tanzanie, en passant par le Cameroun, jusqu’au Togo— en une seule voix : celle de l’Afrique.